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» giftrar. — Eh ! monfieur , lui répliqua Y aveugle,
» il y a vingt-cinq ans que j’y fuis ». -
On penferoit peut-être qu’ un aveugle né n’a an-
cune idee nette de la vifion. Que. Ton en juge par
cette reponfe. On demandoit à Y aveugle de Pui-
feaux c& que c’étoic que des- yeux ? «O’eft, répon-
» dit-il j un organe fur lequel Pair fait 1’effet de
» mon bâton fur ma main. Cela eft fi vrai, ajou-
» ta-t-il j que quand je place ma main entre vos
yeux & un objet ma main vous eft préfente ,
mfds l'objet vous eft abfent. La même chofe
» m arrive quand je cherche une chofe avec mon
« bâton , & que j’en rencontre une autre ».
H oefinifloit un miroir , une machine qui met
lés chofes en relief loin d’elles-mêmes , fi elles le
trouvent placées convenablement par rapport à
e.les. « C eft,comme ma main* ajoûtoit-il 3 qu’il ne
» faut pas que je pofe à côté d’un objet pour le fen-
» tir ». Combien de philofophes renommés,. dit un
- 5V auteur moderne 3 ont employé moins de fubtilités
pour arriver à des notions aufli faufles?
( Lettré fur les aveugles ).
Un homme aveugle avoit une femme qu’il ai-
moit beaucoup , quoiqu’on lui eût dit qu’ elle étoit
fort laide. Un fameux médecin vint dans lé pays*
& oftrit à Yaveugle de. lui rendre la vue. Il ne
voulut pas y confentir : « je perdrois , dit-il ,
» 1 amour que j’ai pour ma femme, & cet amour
» me rend heureux ».
. Un ave^/e-des Quinze-vingts avoit deux filles
jumelles qu’on prenoit fouvent- l’une pour l’autre ;
il les diftinguoit d’abord , en leur tâtant le vifage,
& difpit fans jamais fe tromper : voila Lou :fon ,
voila Jeannette. Il fentoit quand elles' étoiemudans
certains jours du mois. Un matin , fè trouvant un
peu incommodé, iltrevint chez lui plutôt qu’à l’ordinaire
j Louifon étoit avec un jeune homme qu’elle 1
aimoit, & qu’elle fit fortir doucement ; mais l’ouie
de notre aveugle étoit apparemment aufli fine que i
1 odorat & le toucher ; il prit Louifon par la main,
la flaira au vifage & à la gorge, prétendit qu’il
étoit certain de fon impudicité toute récente j&
comme il etoit très-brutal, il commençoit à la
maltraiter cruellement, lorfque le jeune homme,
qui étoit reftéT la porté, rentra & lui dit qu’il ne
demandoit qu’ à époufer fa fille , à qui il avoit
promis la foi de mariage: notre aveugle3 s’étant
informé des moeurs du garçon, lui accorda Loui^
fon, avec une dot de onze mille livres.
Aveugle qui cejfe de Vêtre.
} M. Grant, ^ expert chirurgien de Londres,
s étant propofé de faire l’extraélion de la.catar
raéteà un aveugle né, dé vingt'ans, fon opéra- J
tion réuflit admirablement, en préfénce d’un grand I
nombre de perfonnes, qui admirèrent l’habileté I
AV E
| de ce favant artifte. Voilà pour la réputation du-
j flllru,jgien : mais la fcène qui fuivit l’opération doit
j r tr? °^îet des p’us fublimes réflexions du philosophe.
Tous les fpeélateiirs gardoient un profond
lilence, afin de mieux obferver les mouvemens
qu occafionneroient dans l’ame du jeune homme
les nouvelles fenfations qu’ il éprouveroit. Lorfque
fes yeux furent frappés des premiers rayons de la
lumière, on apperçut fur fon vifage l’expreflion
d un, raviffement extraordinaire : il fut au point
de s évanouir de joie & d’étonnement. M. Grant
etoit devant, tenant fes inftrumens à la main ; il
l’examina attentivement, & porta fur lui-même
fes regards, comme pour comparer les deux objets.
Tout lui fembloit pareil, excepté les mains,
fjârce qu il prenoit les inftrumens pour une partie
ae fes mains. Pendant qiie cette fcène fe pafloit,
fa mere ne put contenir fes tranfports de joie.j
elle courut a lui.les bras ouverts en s’écriant:
■ mon fils , mon cher fils ! Le jeune homme reconnut
fa mere a la voix : la parole’ lui manque, il ne
peut proférer que ces mots : Efi-ce vous ? efi-ce
ma mère ? & i] s’évanouit. Il y avoit dans l’ap-
.parement une'jeune fille, avec laquelle il avoit
• été élevé , qu’il aimoit tendrement, 8c dont il étoit
aimé. Le voyant fans connoiffance , 'elle Iaifla
échapper un cri de douleur, qui fembla rappeler
le jeune homme à la vie. Il entendit la voix de
fa maîtrefle, ouvrit les yeux ; après quelques
momens de filence , il s’écria : «Qu’eft-ce qu’on
.» m’a donc fait , où rrf a-t-on tranfporté? C e que
» jefens autour de moi, eft-ce la lumière dont on
.»’m a fi fouvent parlé? Le fentiment nouveau que
j’ éprouve , eft-il celui de la vue ? . . . Toutes
»les fois que vous dites que vous êtes bien aife
» de vous voir l’un l’autre, êtes-vous auffi heu-
» réux que je le fuis en ce moment ?. . . Où eft
» Thom qui me fert de guide ? il me femble main-
» tenant que je marcherois bien fans lui ». Il voulut
faire un pas ; mais il s’arrêta, & parut effrayé.
Comme l’agitation de fon ame étoit extrême,
M. Grant lui confeilla de fermer les yeux 8c de
les ouvrir peu à peu, afin de les accoutumer par
degrés à fupporter la lumière. Il ne fe rendit
qu’avec peine à ces raifons. On. lui tint quelque
temps les yeux couverts, 8c dans ce retour de
cécité , il fe plaignit amèrement qu’on l’avoit
trompe, qu’on avoit employé quelque enchantement
pouf lui faire croire qu’il jouifloit de ce
qu’on appelle vue. Ëhfin il proteftaque les impref.
fions; qui étoient reftées dans fon ame le rendroient
fou , fi ce fens en effet ne lui étoit pas rendu .
Il voulut deviner les noms des perfonnes qu’il
avoient vues dans la foule , 8c conter ce qu’il
avoit remarqué 5. mais les expreflions lui manquèrent.
Après cette rude épreuve, on crut qu’il
n’y avqit plus de rifque à lui ôter fon bandeau,
& l’o& chargea, la jeune fille de cette, douce eom-
miflion, en lui recommandant expreftement de tâcher
de le diftraire,par fes difcoürs, de l’impreffioa
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trop vive des objets. Elle • s'approcha (fa U l &
dénouant fon bandeau, elle lui. dit: «MonfieRi;
William, je. vais vous rendre 1 ufage dé la . vue j
mais je ne fautois m'empêcher d ayou;.quelque,
inquiétude. Je vous, ai aimé des mon enfance ,
ouoique vous fijiEea aveugle 5. vous ro avez aimee
aufli : mais vous allez connoltte h beauté ; vous
allez, éprouver- des.fent-imens qui vous ont et»
inconnus, jufqu’ici. Si vous alliez oefier de m aimer
! fi quelque objet, que vous trouverez-, pins
aimable, alloit m’effacer de votre coeur Ah!
ma chère amie, répondit le jeune-homme j h Je
devois, en jouiflant de la vue , pendre les tendres
émotions- que j’ ai femies toutes les fois que
j’ai entendu le fon de votre voix ; fi je ne devois
plus diftingtier le pas de celle, que j aime j !
lorsqu’ elle s’approche de; moi* & s il falloir» que i
je changtaffe ce plaifir fi doux & fi frequent.,
pour le fentiment tumultueux ^ que. j ai éprouvé
pendant le peu de- temps que. j’ai joui de la. vue,
j’aime mieux renoncer pour la vie à ce fens nouveau.
Je n’ ai defiré de voir , que pour vous fen-
tir , vous pofféder , vous aimer d une autre^ manière
, arrachez -;mqi ces yeux s’ils ne doivent
férvir qu’ à vous rendre moins chere a mon
coeur ». :
La jeune fille l’embraffa tendrement,. & W illiam.
ne ppuvoit fe, laffer de la regarder 5^ il 1 appelait
en la touchant, & la prioit de parler pour
fe' convaincre que c’étoit elle qu’ il touchoit.. Tout
l’étonnoit, il ne pouvoit accorder les fenfations
qu’il éprouvoit par la vue, avec celles qu’il avoit
reçues des mêmes objets par les autres fens j &
ce n’â été que par degrés qu’ il èft parvenu à
diftinguer & à reconnoître les formes, les cou-
lèurs & les diftances-.
Triftan , ayant pris un fort, dans Tifle de Jo-
cotora, trouva un aveugle qui s’étoit retiré au
fond d’un puits : il. lui demanda commentai avoit
pu y defcendre. «Les aveugles , rép ond it-il,
voient Je chemin de la. liberté »» La liberté fut le
fruit de fa. réppnfe.
Dans les. nouvelles de la république, des lettres,
il eft fait mention d’un otganiftë qui , quoi-
qu aveugle, ne laiffoit pas d’ être fort habile dans
fon art, qui difcernoit p ar le: tad toute forte
de monnoie , & même de couleurs : qui jouoit aux
cartes ; qui gagnoit beaucoup , quand c ’étoit à
lui à faire, parce: qu’au toucher, il connoiflbit
ce qu’il donnoit à chaque, joueur.
* Un aveugle fe retirant à L'entrée ûe la^nuit,
fut rencontré par. un particulier , qui, apres_ 1 a-
voir -interrogé, fe montra fenfible à fa fituation,
& promit d’adoucir fa misère, s’il vouloit venir
ayec lui. U aveugle ne demandant pas mieux que
d’être fecouru , fe laiffa docilement conduire. Son
nouveau bienfaiteur lui ayant, fait traverfer plu-
fleurs rues, le mena dans l’appartetnent qu’il.oe-
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cypoit:, & lui tint-à peu-près ce difcoürs: » Jefuis
auteur;,, c’ eft-à-dire , que je fais -des livres j
m^is- je ne . cultive point les. lettres- dans le
deiïe.in qu’elles me procurent' de quoi vivre,
.je, defir.e. feulement- que mes ouvrages me mettent
dans le cas de faire du bien aux indi-
g,ens. Voilà, un, petit livre de ma compofition,
intitulé. : Hifioire- du grand faint Renlj je^ vous
fais pr-éfent- de d’ édition- entière, vous n’ aurez,
qu’à la vendre à bon, marché, comme une fuite
de la bibliothèque bleue ; vous en aurez certai-.
, nement du débit:». — h!aveugle fe. retira fort
content, chargé, des brochures, dont on le ren-
• doit poflefîeur , & ne, manqua .pas de }es mettre
en vente dès- le. lendemain matin. Il cria pendant
aflèz lo n g -tem p sA quatre fçls la vie. du. grand'
faint Renéf ians trouver d’ach‘ete»tS*.
riofité portant quelques perfo.nnes, à. jçtter les yeux,
fur cette vie mémorable, on fût étrangement fur-
pris de vofr que c’ étoit. une violante, fatyre contre
plufieurs citoyens, à qui l’auteur eh voulait
fins doute. Chacun alors s’emprefloit de fe procurer
cette brochure , lorfqu’un infpe&eur de
. police , informé de l’aventure , accourut fa.ifir
toute la boutique du nouveau libraire-. \J'aveugle
conta fi naïvement ce qui lui étoit arrivé, qu’il
ne parut nullement coupable-. On fe doute bien
qu’il ne peut point indiquer la demeure, de- fon
prétendu bienfaiteur, & encore moins le faire
connoître.
Le' fiéur Richard, directeur de là pofte ,, à
Joyeufe en Vivarais, étant allé-fe promener après
foupé jufqu’ à une vigne- qu’il a près de cette
ville, rentra à dix heures, fe coucha & dormit
; fans reffentir la moindre incommodité. Le lendemain
fa fille, voyant qu’il fê levoit beaucoup
plus tard qu’ à fon ordinaire , entra dans fa chambre,
lui demanda s’il étoit malade, & pourquoi
il ne fe levoit pas? défi, répondit-il, que j"attends
quil foit jour. — I l eft jour- depuis longtemps.
— Ouvre/' donc ces volets. — Ils font ouverts,
& il eft dix heures. — Cela n-eft pas pojfi-
' ble 3 c'efl une plaifanterle car i l tv.eft pas jour.
; Enfin il fut convaincu qu’il étoit aveugle-. Sa
famille, ne voyant aucune altération dans fes
yeux,, avo.it peine à. le croire. On appella des
médecins 8c des chirurgiens, qui tentèrent quelques
remèdes; mais tous leurs foins furent inutiles,
8c ils finirent par déclarer qu’il refteroit
aveugle toute, fa vie- Cependant trois femaines
après a étant à l^églife. , il lui fembla qu’il apper-
,cevoit comme au travers d’un nuage, épais, la.,
lueur dé la lampe ; le lendemain il l’apperçut un
peu mieux. Depuis ce moment, fans avoir fenti.
aucunes douleurs 3 fans avoir fait aucun remède,.
fa vue s’éclaircit de jour en jour ; & , au bout.
de trois mois, elle fe trouva aufli bonne qu’au-
paravant.
- Martin Chaftelin étoit de Warvieh-, petite ville