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Arrivée 11e parut pas intéreffer la malade, qui gar-
doit un profond filence. Le médecin s'approche
d'elle , l'interroge, & cherchant à lui donner du
courage , lui repréfente ce qu'elle a lieu d'attendre
de la dame qui l’envoie. Vaincue par fes importunités
, elle fe tourne enfin vers lui , 8c lui dit3 d'un
ton fait pour déchirer l'ame : « Je vous fuis bien
» obligée y ainfi qu'à madame,- je ne prendrai
« point de remèdes; mon mari eft mort, nous
» étions pauvres mais nous nous aimions bien ».
Chapes-Emmanuel 3 duc de Savoie 3 qui avoit
des prétentions fur la ville de Genève, tenta , au
commencement du dernier fiècle, de s'en emparer
par furprife : il la fit efcalader de nuit ; mais le
fuccès ne répondit point à fes vues , l ’alarme
commença avant qu'il y eût un affez grand nombre
d’afliégeans fur les murailles ; les citoyens
coururent aux armes , 8c repouffèrent les ennemis
trop foibles pour leur réfifter. Ceux qui tombèrent
entre leurs mains furent livrés à une mort
^gnominieufe. Du nombre de ces prifonniers étoit
impfficier de marque. La nouvelle de fon mal-
ifeur eft portée à fon époufe. Cette dame étoit enceinte
; elle yole vers le lieu où fon mari va périr ,
8c demande à l'embraffer pour la dernière fois.
On lui refufa cette grâce, & l'officier fut pendu,
fans qu'elle eût pu l'approGher. Elle fuivit néanmoins
le corps aç fon mari au lieu où il devoit
être expofé. Là elle s'affit devant ce trifte fpec-
tacle, 8c y demeura fans vouloir prendre de nourriture
, ni cefier d'y fixer fes regards. La mort
qu'elle attendoit avec impatience, vint enfin lui
fermer les yeux en cette ntuation.
Sinorix 8c Sinatus , au rapport de Plutarque,
étoient deux des plus puiffans feigneurs du pays de
Galatie. Camma, femme du dernier, n'étoit
pas moins recommandable par fa vertu que par
fa beauté. -Sinorix en devint amoureux; il con-
noilfoit la févérité de fes moeurs, & ne pouvoit
fe flatter d'aucun retour. l i a recours au crime,
il affaffine Sinatus. Quelque temps après, il demande
Camma en mariage , & fait agir fes parenS.
Cette veuve infortunée ne rejette pas tout-à-fait
la propofîtion , elle fait feulement quelque difficulté
; mais enfin on convient du jour pour la cérémonie
du mariage. Camma fe rend devant l'autel
de Diane dont elle étoit prêtreffe. Alors ayant,
fuivant l'ufage , répandu devant la déeffe un peu
d'un breuvage qu'elle avoit préparé , elle en but,
& donna le refte à Sinorix. Auifi-tôt qu'il en eut
avalé : « Je t'appelle à témoin, dit-elle , en s’adref-
v fant à la déeffe , que fi j'ai furvécu à mon mari,
» ce n'a été que pour venger fa mort. Pour toi ,
»•» Sinorix , le plus méchant de tous les hommes,
» donne ordre que tes amis te préparent un tom-
m beau, au lieqd'up lit nuptial«. Il mourut le même
jour , & Camma le lendemain.
L ’empereux Conrad III ayant pris la ville de
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Murÿch, réfolut de faire paffer tous les hommes
au fil de l’épée, permettant aux femmes d'en for -
t ir , 8c d'emporter avec elles ce qu'ellés avoient
de plus cher. Ces femmes profitant de cette per-
mitfion , chargèrent leurs maris fur leurs épaules,
difant qu'elles n'avoient rien de plus cher au
monde. Çette aétion plut fi fort à l'Empereur ,
qu'il fit grâce à tous les habitans, 8c même à
leur prince , qu'il avoit réfolu de détruire entièrement.
On demandoit à une dame romaine qui étoit
reftée veuve dans le printems de fes jours, pourquoi
elle ne fe marioit point ? -- C'eft que mon
mari eft toujours préfent pour moi.
Après l'entreprife malheureufe du roi Jacques
pour remonter fur le trône d'Angleterre, les feigneurs
anglois qui avoient embraffé fon parti ,
furent condamnés à périr par la main du bourreau.
On les exécuta le 16 Mars 1716. Le lord Nilhifdale
devoit fubir le même fort ; mais il fe fauva
par la tendreffe ingénieufe de fon époufe. On avoit
permis aux femmes de voir leurs maris la veille de
leur mort, pour leur faire les derniers adieux. Mi-
lady Nilhifdale entre dans la tour , appuyée fur
deux femmes-de-chambre 3 un mouchoir devant les
yeux , & dans -l'attitude d'une femme défoîée.
Lorfqu'elle fut dans la prifon, elle engagea le lord,
qui étoit de même taille qu'elle , de changer d'habits
, 8c de fortir dans la même attitude qu'elle
avoit en entrant, elle ajouta que fon carroffe le
conduisit au bord de la Tamife , où il trouveroit
un bateau qui le meneroit fur un navire prêt à
faire voile pour la France. Le ftratagême s'exécuta
heureufement. Milord Nilhifdale difparut, & arriva
à trois heures du matin à Calais. En mettant
pied à terre, il fit un faut, en s'écriant : « vive
» Jéfus, me voilà fauve ! » C e tranfport le décela
; mais il n'étoit plus au pouvoir de fes ennemis.
Le lendemain matin on envoya un miniftre
pour préparer le prifonnier à la mort. Ce miniftre
fut étrangement furpris de trouver une femme au
lieu d’un homme. La nouvelle s'en-répandit dans
le moment. Le lieutenant de la tour confulta la
cour pour lavoir ce qu’il devoit faire de milady
Nilhifdale. Il reçut ordre de la mettre en liberté ,
8c elle alla rejoindre fon mari en France.
Voilà bien des traits d'amour conjugal ; mais
dans tous ce font les femmes qui font les héroïnes.
En voici un où le mari eft le héros.
On demandoit à un homme de condition deux
mille écus pour faire enterrer fa femme. Deux
mille écus, s'écria-t-il, j'aimerois autant qu'elle
ne fut pas morte.
Comme ce trait ne peut pas effacer ceux que
nous avons cités en faveur au beau fexe , il faut
remarquer que d’ordinaire les maris font des victimes
journalières de Vamour conjugale
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On a connu un homme qui, troisj ans après la
mort de fa femme, ne fe couchoit jamais fans
avoir vifité la chambre où elle etoit morte. Il
avoit contrarié le befoin d y pleurer ; 8c lorfque
•des perfonnes qui ne concevoient point ce qu ils
appelaient une folie , lui en faifoient des reproches,
il leur répondoit : «Je fens que je vis en-
» core, car je pleure ».
A M O U R P A T E R N E L . Vamour
que les pères 8c mères doivent à leurs enfans
nous eft enfeigné par les animaux, bien plus
éloquemment que par les traités de morale : heureufement
nous pouvons nous paffer de leurs leçons
; $c les héros de l’efpèce humains ont fou-
vent été des pères tendres 8c dignes -d'être nos
modèles, fi nous étions affez malheureux pour en
av.oir befoin.
Agefilaus, pour jouer avec fès enfans, marchoit
à califourchon fur un bâton : un de fes amis le
trouvant en cet état, témoigna de la furprife ;
mais le roi lui dit : « Je te prie de ne rien dire à
«perfonne de ce que tu vois ,jufqu'à ce que tu
» aies des enfans ».
Jamais père ne fut peut-être plus fenfible 8c
plus tendre que Caton l'ancien. Cet homme fé-
vère , ce rigide réformateur des moeurs romaines,
n'éprouvoit point de fatisfa&ion plus vive que
celle de voir lever, nettoyer, emmaillotter fon fils
nouvellement né. Tous les foirS il afliftoit à cette
efpèce de toilette. Souvent il y mettoit lui-même
la main : il fourioit à l'enfant, il le carreffoit, il
l'endormoit lui-même dans fon berceau. Lorfqu'il
le vit en état d'être appliqué aux études , il voulut
être fon précepteur, fon- gouverneur, fon
maître , 8c ne permit jamais que perfonne partageât
avec lui ce qu'il appelloit le premier , & le plus
effentiel de fes devoirs. U11 de fes amis lui con-
feilloit de fe décharger fur un efclave inftruit &
honnête homme , d'une partie de ce foin pénible
& rebutant. « Il n'eft ni pénible ni rebutant , ré-
» pondit-il, & quand il le feroit, croyez-vous que
» je verrois tranquillement un efclave tirer les
» oreilles à mon fils » ?
Caffus Lucius , convaincu, de pîufieurs larcins
.8c cqncuflions, voyant que Cicéron alloit prononcer
l'arrêt portant çonfifeation de biens 8c banniffe-
ment, lui envoya dire qu'il étoit mort pendant le
procès & avant la condamnation , 8c fur-le-champ
il s'étouffa d'une ferviette, voulant conferver fes
biens à fes enfans; car alors lesloix touchant la
peine de ceux qui ont pillé le public, ou qui fe
font mpurir étant prévenus, n'etoient pas encore
faites.
Fabius Maximus , furnommé Rullianus, l ’un
des plus grands capitaines de l’ancienne Rome ,
après avoir rempli avec éclat les plus brillantes
dignités delà république, après avoir été cinq fois
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conful, jouiffoit daqs fa vieilleffe d'un repos honorable
: cependant Y amour paternel l’engagea à fe
faire le neutenant de fon fils : il l'accompagna
dans une guerre longue 8c difficile , l'aidant de
fa prudence 8c de fes confeils. Le jeune homme
l'ayant heureufement terminée, on vit ce vénérable
vieillard fuivre à cheval le char victorieux
de fon fils.
En 15-13 , l'armée françoife , commandée par
la Trimouille, eft battue à Novarre parles fuifles,
8c deux fils de la Marck retient pour morts fur le
champ de bataille. Leur père , défefpéré de ce
malheur, va avec fa compagnie de. cent hommes
d'armes pour les r'avoir ou pour périr avec eux.
Il fait une fi furieufe charge, qu'il gouffe les vainqueurs
jufqu'à l'endroit où font fes enfans. Il en
met un en travers devant lui fur fon cheval, un
domeftique hardi en fait autant de l'autre , oc ils
les rapportent au camp criblés de coups. Le
temps 8c des foins tres-tendres guériffent ces
blenures. La perte de ces deux jeunes gens eût été
confidérable : l'aîné fut le maréchal de Fleurange ,
8c le cadet Jametz. L'un & l'autre parvinrent à une
grande réputation.
Tendrejfe maternelle.
L'exemple fuivant du courage que donne la
tendreffe maternelle mérite d'être confervé. Le
régiment du lord Forbe ayant été envoyé dans
l'Inde, le bâtiment de tranfport fur lequel il étoit
embarqué’périt fur la côte d’Afrique, avec le
vaiffeau de guerre le Lichfield. Pîufieurs. femmes
avoient fuivi leurs maris dans cette expédition.
Dans le moment où l'on ne vit plus d'efpoir de
fe fàuver, 8c où le vaiffeau étoit prêt à s'enfonc
e r , la femme d'un fergent nommé Evans, fe
jetta à la mer avec un enfant de fîx mois qu'elle
enveloppa dans fes habits, & qu'elle foutint avec
fes dents ; elle fe mit à la nage, 8c eut affez de
force pour gagner le bord avec fon enfant, tandis
que vingt autres femmes, 8c quatre-vingt-fept
hommes qui étoient fur le vaiffeau périrent à fes
yeux.
La fertime d'un noble vénitien ayant vu mourir
fon fils unique , s'abandonnoit aux plus cruelles
douleurs. Un religieux tâchoit de la confoler.
« Souvenez-vous , lui difoit-il , d’Abraham , à.
» qui Dieu commanda de plonger lui-même Je
» poignard dans le ' fein de fon fils, & qui obéit
» fans murmurer. — Ah ! mon père, répondit-elle
» avec impétuofité , Dieu n'aUroit jamais com-
» mandé ce facrifice à une mère ».
Le trait fuivant n'étant pas fmpoffible, nous
allons le rapporter, parce que ceux qui nous en
ont fait part méritent notre confiance.
Un des lions nourris aux frais de la république