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qu’au mois de décembre, un pauvre homme}
ayant été ramafler du bois mort dans la forêt de
Hydepark, vit un gentilhomme bien mis, ayant
une épée à fon côté & une cocarde à fon chapeau,
qui fe promenoit d’un air trifte & rêveur. Ce pauvre
homme croyant que c’étoit un officier qui ve-
uoit là pour fe battre en duel, Te cacha derrière
un rocher. Le gentilhomme s’approcha de cet
endroit, ouvrit un papier qu’il lut avec l’air fort
ému, & qu’il déchira. Il tira enfuite un piftolet
de fa poche, regarda l’amorce, & battit la pierre
avec une clef. Après avoir jette fon chapeau à
terre, il appuya le piftolet fur fon front; l’amorce
prit ; le coup ne partit point. L’homme qui s’étoit
caché, s’élança fur l'officier, & lui arracha fon
piftolet; mais celui-ci mit l’épée à la main, &
voulut en percer fon libérateur, qui lui dit tranquillement
: « Frappé^;, je crains auffi peu la
mort que vous ; mais j’ai plus de courage : il y a
plus de vingt ans que je vis dans les peines & dans
l ’indigence, & j’ ai laiffé à Dieu le foin de'metrre
fin à mes maux ». Le gentilhomme, touché de
cette réponfe, refta un moment immobile, répandit
un torrent de larmes, & tira fa bourfe qu’ il
donna à cet honnête vieillard. Il prit enfuite fon
nom & fon adreffe, & lui fit jurer de ne. faire
aucunes perquifîtions à fon fujet, fi le hazard les
faifoit rencontrer encore.
On a dit que fi les François fe tuoient en auffi
grand nombre que les Anglois, ils favoient mettre
de la galanterie jufques dans cette fottife tragique.
Un carabinier, pouffe par, quelque défefpoir
amoureux , voulut paffer dans ;l ’autre monde ,
mais fans s’en appercevoir. Il attacha une ficelle
par l’un des bouts à la détente de fa carabine, &
par l ’autre à fon orteil. En cet état, il fe couche
avec le bout du canon appuyé contre fon front,
comptant bien fans raifon que le moindre mouvement
pendant fon fommeil feroit partir lé coup
& le délivreroit de, la vie. Il dormit ou ne dormit
pas; mais le coup partit, & remplit fon projet.
On le trouva renverfé dans fon lit avec la cervelle
emportée.
Le fuicide mérite quelques obfervatîons, parce
qu’ il devient affez commun, tant en France qu’en
Angleterre. On pourroit croire, à caufe qinj
étoit commun chez les Grecs &chez les Romains,
dans le temps de leur grandeur; on pourroit
croire, ds- j e, qu’ii annonce le courage d’une
nation. Mais remontons au principe : on verra
que c’étoit l’honneur ou la crainte de l ’infamie,
qui portoit les Grecs & les Romains a difpofer
d’eux-mêmes ^ & ce font nos vices qui nous con-
duifent-là. Le Romain fe tuoit, parce qu’il avoit
fuccombé dans une aétion ; l’Anglois fe tu e ,
parce qu’ il a été malheureux au jeu: celui-là,
parce qu’il avoit encouru la difgrace du public ;
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celui-ci, parce qu’il n’ofe paroïtre avec la no«
bleffe : l’ancien héros ,*parce qu’il avoit perdu-
i quelque portion de fa gloire : le moderne, parce
qu’il ne peut plus acheter d’ortolans, ni de vin de
Champagne le premier, parce qu’ il avoit perdu
une bataille ou une province ; le dernier, parce
qu’on a faifi fon équipage : le Romain, parce
qu’il agiffoit fur de faux principes de religion :
l’anglqis, parce qu’il n’en a aucune.
Une.jeune perfonne au défefpoir d’ être aban-
donnée de fon amant, que l’infidélité portoit
même à époufer fa rivale, fe rendit chez lui la
veille du mariage, tâcha, par fes larmes & les
plus tendres reprochés, de lui rappellér fes Icr-
■ mens de n’ètre qu’à elle. Le voyant perfifter dans
•fon inconftance, cette héroïne en amour s’arma
de deux piftolets, dont elle s’étoit munie, lui
brdla la cervelle avec Tun, en s’écriant : Voilà
pour un parjure ; & elle fe tua enfuite avec l’autre,
en difant : Et voilà pour me punir de l’avoir
trop aimé.
Terminons l’article du fuicide par cette belle
penfée de RoufTeau. — Que font dix, vingt,
trente ans pour être immortel? La peine & le
plaifîr paffer.t comme un ombre ; la vie s’écoule,
en un inftant : elle n’eft rien par elle-même; fon
prix dépend de fon emploi. Le bien feul qu on a
fait , demeure, & c’eft par lui qu’on eft quelque
chofe. O homme 1 ne dis donc plus que c’eft un
mal pour toi de vivre, puifqu’ii dépend de toi
feul que ce foit un bien ; ;& que fi c ’eft un mal
d’avoir vécu, c’eft une raiion de plus pour vivre
encore. N e dis pas non plus qu’il t’efi permis de
mourir; car autant vaudroit. dire qu’il t’eft permis
de n’être pas homme , qu’il t’eft permis de te
révolter contre l’auteur de ton être, & de tromper
ta deftinatiom
SUI S S E . La Suiffe abondante en hommes
qu’elle eft hors d’état de nourir, s’eft vue depuis
long-temps obligée de les envoyer au fervice
dés différens princes , qui veulent les foudoyer;
c’eft ce qui a pu donner lieu à ce proverbe? Point
d‘argent , point de fuijfes.
L ’empreffement de tous les fouvèrains à a voit
des foldats de cette nation , fait le plus bel éloge
de leur valeur. François I fut un jour rendre aux
fuijfes la juftice qu’ils méritoient. Ce prince , pri-
fonnier à la bataille de Pavie, en i f z y, fut
conduit après l’aétion, à travers le champ de bataille
ou il devoit être gardé. Les Impériaux fiai
firent obferver que tous les gardes fuijfes s’étoient
fait tuer dans leur rang, & qu’ils étoient couchés
morts les uns près des autres. Si toutes mes troupes
avoient fait leur devoir comme ces braves gens , dit
le prince attendri à ce fpe&acle , je ne ferois pas
votre prifonnier 3 mais vous ferieç les miens'.
La^franchife, & lanaïveré formant le principal
caractère
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Caractère du fuijfes on lui reproche , non, fans
quelque raifon, d’être obftiné, & peu fobre.
Paris , dit Scarron, dans fon roman comique , a
un rieur d’office dans chacun *de fes quartiers.
Dans les troupes, chaque compagnie a ordinairement
le lien ; c’eft une efpèce de bel efprit qui
fait des chanfons d’armées, & qui divertit fes camarades.
Lts fuijfes ont auffi de ces plaifans qu’ils
nomment loujlics ; mais comme ils ne font peint
en état de faire beaucoup de dépenfe en efprit,
ils n’en ont qu’un par régiment. Sa charge n’eft
pas fort difficile à remplir ; car, il fuffit qu’ il ouvre
la bouche , pour que l’on croie qu’il a dit quelque
plaifanterie. Un jour que tout le régiment des
gardesy^/^j.alloit à Verfailles pour une revue ,
le loujlic étoit dans les premiers rangs, il ouvrit la
bouche , Sc fes camarades quiétoient à fes côtés
ayant r i , le ris courut de rang en rang jufqu’aux
derniers du régiment. Quelqu’un demanda à un
de ceux qui étoient à la queue, ce qu’ils avoient
tous à rire, & le foldat lui répondit ingénument :
le louftc l être la haut} qui V kaver dit quet chofe
qui être trôle.
M. Bontems avoit placé un fuijfe à une porte
du parc de Verfailles , avec ordre de ne laiffi r entrer
perfpnne. Louis X IV fe préfente , le fuijfe ne
voulut pas le laiffer palfer , il di foit que M. Bontems
le lui avoit défendu ; on avoit beau lui crier
que c’étoit le roi. — Moi voir bien, répondit-ii,
mais il n’ entrera pas, monfieur Bontems mel’a-dé-
fendu. Il fallut aller quérir monfieur Bontems,
pour faire entrer le roi.
Dans un foupé qui fut pouffe bien avant dans la
nu;t, on demanda à wufuiffe quelle heure il étoit. Il
regardé à fa montre, & vit qu’ il étoit plus de
minuit : manieurs, dit i l , il eft déjà demain.
ÿ Deuxyî/z^j.déferteurs alloient avoir la tête caf-
fee. Louis X IV qui les vit paffer leur accorda la vie.
■ ss,> e.ux "Coururent auflïtôt après fa ma-
jefté lui demander pour boire.
Un particulier de la rue Montmartre, étoit
allé un dimanche, pour entendre la mefle à la
chapelle de Saint-Jofeph. Comme il s’étoit un peu
amufé en chemin , & qu’il y avoit long-temps que
cette mefle étoit fonnée , il s’adreffa à un fuijfe
des gardes, qui étoit près du bénitier, & lui de
man ia fi Dieu étoit levé *: par mon fo i, lui dit le
m , moi l’y faffe pas s’ il avir couchir ici.
Quelques momsns après , une femme vint s’a- -
«relier au même fuijfe, & lui demanda ou en
étoit la méfié : ce fuijfe lui répondit : au deuxième
trinquemann »mondaine.
N Madame de Montefpan , qui venoit de fuccéder
a ta ducheffe de la Valliêre dans le coeur de Louis
j a^a vpùî une de fes amies qu’elle ne. trouva
point. Elle recommanda bica au fuijfe de dire à la
Encyclopédiana,
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dame du logis, qu’elle é to it venue pour la voir :
Me connois-tu bien ? lui dit-elle. — — Oh ! frai-
mentoui, mondame, répojidit-il ; vous l’y avoir
achety la charge de mondame la Faliière.
Dans une lettre que M. Racine écrit à Boileau,
du camp près de Namur , en 1692 y il lui dit, je
vous ai vu rire volontiers, de ce que le vin fait
faire aux ivrognes. Hier un boulet de canon emporta
la tête d’ un de nos fuijfes dans la tranchée.
Un autre fuijfe fon camarade , qui étoit auprès de
lui, fe mit à rire de toute fa force, en difant, ho
ho , cela eft plaifant , il reviendra fans tête dans
le camp.
Un fuijfe avoit été porté à la porte d’une Talle-
d affemblée. Il lui fut ordonné de ne laiffer entrer
que ceux qui auroient des billets. Un homme de
qualité fe préfente avec fa compagnie, le fuijfe,
qui ne lui vit point de billets, lui dit brufquement :
entrer dedans point; jamais on ne put le fléchir, que
lorfque l’homme de qualité s’ avifa de lui dire : moi
ne vouloir pas entrer dedans, mais vouloir fortir dedans.
Ah pour fortir bon , dit le fuijfe , mais pour
entrer point ; & alors il le pouffe lui-même dans
la falle- Combien de perfonnes reffemblenc à ce
fuijfe 3 & ne s’arrêtent qu’au mot !
Gn demandoit à un fuijfe, fi fon maître y étoit.
Il n’y eft pas. —— Quand reviendra-1 il ? lorfque
monfieur', répondit le fuijfe, a donné ordre jde dire
qu’il n’y eft pas ; on ne fait pas quand il reviendra.
S U L L Y , ( Maximilien de Béthune, baron de
Rofny , duc de) maréchal de France , premier minière
fous Henri I V , né a Rofny en 1559, mort
le 21 feptembre 1641.
Sully, après avoir pafle fa jeuneffe au milieu des
armes, fut élevé au miniftère, & conferva toujours
à la cour l ’antique frugalité des camps. Sa
table n’étoit pour l’ordinaire que de dix couverts.
On n’y fervoit que les mets les plus fîmples , &
les moins recherchés. On lui en fit fouvent des
reproches ; il répondoit toujours par les paroles
d’un ancien : Si les convives font fages, il y en a
fuffifamment pour eux y s3 ils ne lé font pas , je me
pajfe fans peine de leur compagnie.
T ous les jours il fe le voit à quatre heures du matin,
été & hiver. Les deux premières heiu es étoient
employées à lire, & à, expédier les mémoires qui
étoient toujours mis'fur fon bureau ; c’eft ce qu’il
appelloit nétoyer le tapis. A fept heures il fe rendoit
au confeil, & paffoit lé refte de la matinée chez
le roi, qui lui donnoit fes ordres fur les différent s
charges dont il étoit revêtu. A midi il dînoit.
Après dîner, il donnoit une audience réglée. Tout
le monde y étoit admis. Les eccléfiaftiques de
l’une & de l’ autre religion étoient d’abord écoutés.
Les gens de villages & autres perfonnes fîmples qui
appréhendaient de Vapprocher, avoient leur tour