
Un foldat envoyé pat M. de Vauban pour i
examiner un pofte , y refta long temps , malgré le [
feu des ennemis, & rétut même une balle dans le
corps. Il retourna rendre compte de ce qu*il avoit
obfervé, & le fit avec toute la tranquillité pof-
jfible, quoique le fang coulât abondamment de fa
plaie. M. de Vauban voulut récompenfer fa bravoure
, & le fervice qu’il venoit de rendre ; il lui
préfenta de l'argent ; Non , monseigneur, lui dit le
foldat en le refufant , cela gâterait mon action.
Pendant le fiège de Montmélian par les françois
en 1691, le maréchal de Catinat, qui vouloit fa-
voir fi le fofie de la place étoit taillé'dans le roc
v if j ou s'il étoit feulement revêtu de maçonnerie
du côté du glacis, faifoit defcendre, pour s'en
aflfurer , un foldat dans un gabion avec une corde.
Mais un fi grand nombre de braves gens avoient-
péri dans cette dangereufe commiflion, que per-
ionne ne fe préfentoit plus pour la tenter. Un
jeune, foldat du régiment de la Fare eut feul cette
audace. Comment t'y prendras-tu, lui dit le maréchal
de Catinat, pour connoîire fi c'eft maçonnerie
ou roc? Je le verrai bien, répondit i l , par
la fenêtre du gabion, en fondant avec la pointe
de ma bayonnette. On le defcend dans le fofle i
il en revient heureufement, & rend un très-bon
compte de ce qu'on a fi grand intérêt de con-
noîcre. Que veux-tu pour ta récompenfe , lui dit
ce générai ? Je vous demande en grâce, monfeigneur,,
répondit-il, de me faire entrer dans la compagnie
des grenadiers.
Lo.uis X IV demanda un 'jour au maréchal de
la Feuillade, à quoi M. de Catinat pouvoit être
bon : « Sire, dit-il, fi votre majefté en veut faire
» un général d'armée , il eft très-digne de cet
» emploi} fi elle veut en faire un chancelier, il
» en remplira noblement les fondons 5 fi elle
» juge à propos d'en faire un miniftre, fa capa-
» cité ne fera point au - delfous du miniftère ».
Quand M. de la Feuillade répondoit ainfi, il étoit
brouillé avec M- de Catinat.
G R A N G E , ( Jofeph Chance! de la ) poète
tragique françois , né en 16-6 > mort en 17 $8.
La Grange nous eft dépeint petit de taille &
fort gros 5 il avoit une phyfionomie peu fpirituelle,
une voix grêle & criarde ; mais il racontoit avec
feu , & mettoit prefque toujours du fiel dans f;s
difcours. Il faifoit des épigrammes & des chanfons
contre fes concitoyens & fés parens. Malgré ce
penchant pour la fatyre, qui ne l'a quitté qu’avec
Ja v ie , il étoit confidéré & même aimé dans fa patrie,
parce que dans le fond il étoit bon mari, bon
père , bon ami & bon citoyen. On attribuoit fes
traits cauftïques â la malignité de fon efprit, plutôt
qu'à la méchanceté de fon coeur.
La Grange entra fort jeune page chez la prin-
ceffe de Conti. Il avçit dès-lors compofé une iragédie
qui fut jouée fous la titre à'Adherbal. L*ik
luftre Racine voulut bien éclairer les talens du
jeune auteur } la Grange a avoué depuis que
les leçons de ce grand maître lui en âvoient plus
appris que toutes les pratiques.
Quelques mois avant la repréfentation de fa
tragédie d* Adherbal 3 toute la cour étant à Chantilly,
on vint le chercher de la part de M. le
duc. Son guide le conduifit à un appartement où
il trouva ce prince à table avec le comte de Fief*
que, Racine & Santeuil. Celui-ci, dont la tête
s'étoit échauffée, & par fon propre enthoufiafme,
& par le vin qu'il ne s'étoit pas épargné, le plaignit
de profiter fi mal des talens qu’il avoit reçus*
Il 4ui dit qu'un fi beau naturel que le fien aurott
dû tomber entre les main* de Santeuil, plutôt que
dans celles dé Racine } qu?îl auroit fait-de lui un
des plus habiles hommes du fiècle pour la poëfie
latine. Cette fougue fit rire tout le monde. Le
jeune La Grange crut devoir prendre la d'éfenle
de la poëfie' françoife & de Racine.' Les rieurs
étoient pour lui. Santeuil fut offenfé. de fa har-
dieffe } il fe mit dans une colère fi terrible, qu'il
prit une affiette qü'il lui auroit jettée à la tête >
fi M. le duc ne lui avoit promptement arrêté.le
bras. La Grange fortit tout effrayé de la fureur
& des contorfions affreufes du poète Viéforin*
11 rencontra le lendemain le comte de Fiefque qui
lui demanda s'il étoit bien remis de fa peur. La
Grange à fon tour le pria de lui apprendre à quel
ufagc fervoient des tablettes qu'il avoit vues Ta
veille fur la table à côté du couvert de M. le
duc : « c'eft ainfi qu'il en ufe , lui dit-il, toutes les
» fois que Racine a l'honneur de manger avec
» lui. Il lui échappe des traits fi agréables que M*
» le duc fe fait un plaifir de les receuillir } ils ne
» font pas plutôt fortis de la bouche du poète >
» qu'ils font fur les tablettes du prince.
La Grange étant à Paris avait fait des paroles fort
jolies fur un air d'opéra qui étoit pour lors nou-
veau. Uu petit maître s'en difoir l’auteur dans un
café, & en recevoit des complimens de l’aifem-
blée. Le hafard y amena la Grange. A peine
y fut-il entré, qu’un de fes amis qui l'en connoif-
foit le véritable auteur, voulant mortifier le petit-
maître , dit à de la Grange Teneç, voila monfieur
qui fe dit auteur de ces paroles qui courent fur tel
air. De la Grange répondit avec un fang-froid qui
fit rire tout le café, & qui couvrit le fanfaron de
confufion. Pourquoi monfeur ne les auroit-il pas
faites ? je les ai bien faites, moi«
Ce poète, dont le malheureux penchant l'en-
traînoit vers la fatyre, o fa , dans un libelle ea
vers plein de verve, mais diété par la calomnie
la plus atroce, lancer des traits envenimés contre
Philippe d'Orléans, régent. Le prince offenfé fe
contenta de faire enfermer Fauteur aux îles Sainte-:
Margueritte ; il Lrt accorda par la fuite la pêrmifïion
de fe promener, permiffion dont le prifonnier
profita pour recouvrer fa liberté. Il fe retira dans
les pays étrangers. Après la mort du régent, la
Grange s'étant rendu utile au gouvernement par
fes liaifons avec plufieurs miniftres étrangers, obtint
fon rappel, La maifon d'Orléans eut la géné-
refité de lui laiffer finir tranquillement fa carrière
dans le fein de fa famille. On rapporte feulement
que ce poète , pendant un féjour qu'il fit à Paris
vers 1730 , ayant eu l'audace de fe promener dans
Je jardin du palais royal, feu M. le duc d'Orléans,
qui en fut informé, lui fit dire de né plus
fc montrer dans fon palais.
La Grange ne défavouoit point les Philippiques:
On lui demandoit un jour pourquoi il s'étoit déchaîné
avec cette rage contre M. le régent :
^Pourquoi , répondit-il, avoit-il pris le parti du feu
duc de la Force .contre moi ? Il avoit été effective
ment en procès avec ce duc , dont les terres font
fttuées en Périgord, & cette affaire ne fut point
jugée à fon avantage.
G R A V ITÉ . Apollonius de Thyane, dont les
allions font fi célèbres dans le paganifme, em-
brafïa la fette de Pythagore, & fe condamna au
jfilence pour cinq ans. Nul temps de la vie ne lui
parut, de fon aveu, plus dur & plus pénible}
mais fi la langue demeuroit dans l’inaélion, toute
fa perfonne parloit} l'air du vifage, le^mouve-
mens de tête, les yeux, la main, tout étoit employé
pour fuppléer au défaut de la parole} & fes
geftes éloquens avoient tant de vertu, que , par
ce feul moyen, il appaifa une fédition. Afpendus,
l ’une des grandes villes de la Pamphilie, fouffroit
la famine, par l’injufte avarice des riches qui fer-
roient le bled, afin de le vendre à un plus haut
prix. Le peuple s’en prit au magifirat, qui, fe
voyant menacé de périr, fe réfugia auprès d'une
ftatue de l’empereur} mais la multitude, ne con-
noiffant aucun frein dans fa rage, fe préparoit à
brûler le magifirat fuppliant au pied de la ftatue
même. Dans le moment arrive Apollonius, qui,
s'adreffant au magifirat, fit lin gefte de la main
pour l'interroger fur la caufe de l'émeute. Le magifirat
répondit qu il n’avoit rien à fe reprocher,
mais que le .peuple ne vouloit pas entendre fes
jaifons. Le philofophe muet fe retourna vers les
mutins, & par un figi^e de tê te , il leur ordonna
de fe difpofet a ecourer. Non feulement ils fe
turent, mais ils quittèrent les torches qn'ils avoient
déjà dans les mains. Le'magifirat, reprenant courage
, nomma les auteurs de la mifère publique,
qui fe tenoient à la campagne, ayant de diflférens
cotés leurs maifons & leurs magafins. Lesafpen-
diens vouloient y courir. Par un gefte de dé-
fenfe, Apollonius les arrêta, & leur fit entendre
qu’il valoit mieux mander les coupables. On. les ■
lit venir} & leur vue ayant renouvelle les plaintes
du peuple, les vieillards, les femmes, les enfans
jetterent des cris lamentables. Peu s’en fallut que
le grave philofophe n’oubliât la loi qu’il s'étoit
impofée, & n'exprimât, par des paroles, les fen-
timens d’indignation & de pitié qui le pénétroient
en même*temps. Il refpeéta néanmoins fon engagement
pythagorique } & s’étant fait apporter des
tablettes, il y écrivit ces mots : « Apollonius,
». aux monopoleurs des bleds d'Afpendus. La
*> terre eft jufte : elle eft la mère commune de
« tous les hommes; & vous , hommes barbares,
» vous voulez feuls profiter de fes faveurs 1 Sî
<< vous ne changez de conduite, je ne vous laif-
» ferai pas tubnfter fur læ face du globe ». Les
coupables , intimidés par cette menace* garnirent
les marchés de bled 5 & la famine ceffa.
Une difette avoit mis les vivres à un prix exceffif,
& Rome fe veyoit à la veille d'être en proie aux
horreurs de la famine. Les tribuns , magifirat*
féditieux , qui profitoient des malheurs publics
pour les aggraver par. la difeorde , s’efForçoicnc
de révolter le peuple contre le fénat ; & fuivis
d’une foule de citoyens, vils feélateurs de ces
hommes turbulèns, ils voulurent forcer le conful
Scipion Nafica à prendre certains arrangemens pan
rapport aux bleds. C e grand homme s'y oppofa fortement
, & rejétta leur requête, comme tendante au
fenverfement des conftitutions de la république. Il
fe rendit à l'aflemblée du peuple, & commença
par expofer les raifons de fa réfiftance. Tout-à-
coup il fut interrompu par des murmures & par
des' cris. Alors, d’un ton d’autorité, conforme
à fon grand mérite : «« Romains, dit-il, faite»
» filence. Je fais mieux que vous ce qui eft utile
» à la république». A ce mot, toute l’a Semblée
fe tut avec refpeft} & la majeftneufe granité d’ un
feul homme fit plus d’impreflion fur la multitude,
qu’un intérêt aufli v if & aufli puiflfaht que le ly i
des vivres & du pain.
Caton l’ancien afliftoit aux jeux - floraux- L e
peuple, en préfence d’un homme fi vertueux & fl
grave, eut honte de fe livrer à la licence ordinaire
à ce fpeétacle. Le -rigide cenfeur s’en étant
apperçu, fortit aufli-tôt pour ne pas troubler les
plaifirs du peuple. Toute l’aflemblée l’applaudit
avec de grands cris,, & Fon continua de célébrée
les jeux , félon la coutume. Cette contrainte d’un
grand peuple, en préfence d’un citoyen, eft Fhom-
mage le plus glorieux & le plus vrai qu’on ait jamais
rendu à la vertu.
Après la mort de Henri I V , le duc de Sully,
fon confident ôc fon miniftre, fe retira dans fa
maîfon de Villebon au Perche. Ayant été invité,
comme l’un des plus anciens, officiers de la couronne
, à fe trouver à un confeil, pour y donner
fon avis, il y '’parut avec fon épaiffe barbe à la
huguenotte * un habit ôc des airs paifés de modfe