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fon peu de courage. » Eh , monfieur, répond auffi-
tôt Turenne, fi vous n’aviez pas plus de peur
que lu i , vous re feriez pas ici. Retournez
prorr.ptement cii je vous ai envoyé i vous courez
rifque de ne vous y pas trouver à temps.
Votre poltron pourrck bien vous ôter la gloire
de l’adfion ». Ce qui, ajoute Furetière qui rapporte
cette anecdote , fe trouva véritable.
Turenne étoit parvenu à être le maître abfoîu
de fes plans de campagne. Louis X iV voyant un
officier-général qui alloit rejoindre l’armée en AL
fa c e , le chargea de dire à M. de Turenne, qu’il
feroit charmé d’apprendre un peu plus fouvent
de fes nouvelles, 8c qu'il le priait de i’inflruire
de ce qu’il auroit fait.
Les traités des Pyrénées ayant en i6 f9 mis fin à
la guerre fanglante qui duroit depuis fi long-temps
entre l’Efpagne & la France,, les deux rois de ces
grandes monarchies fe virent dans Fille des Fai-
fans , & fe préfentèrent mutuellement les Seigneurs
les plus recommadables de leur cour.
Comme Turenne, toujours modefte, ne fe m introït
pas s & étoit confondu dans la foule , Philippe
demanda à le voir. Ï1 le regarda avec attention,
& fe tournant vers Anne d’Autriche, fa
foeur : Voila, lui dit-il, un homme qui ma fait
pajfcr bien de mauvaifes nuits.
On aime à voir ces héros donner au milieu de
la fociété & dans fon domeftique des exemples
de douceur & de modération. Son carroffe s’étoit
trouvé un jour arrêté dans les rues de Paris. Un
jeune homme de condition qui ne le connoiffoit
pas, 8c doqt le carroffe étoit à la fuite du lien ,
defcendtout bouillant de colèie, & vient la canne
haute faire avancer le cocher du vicomte de 7 fc-„
renne. Il jure, il tempête. Le vicomte regardoit
tranquillement cette fcène, lorfqu’un marchand
étant forti de fa boutique, un bâton à la main, fe
mit à crier : Comment ! on maltraite ainfi les gens
de M . de Turenne! Le jeune Seigneur à ce nom fe
crut perdu, & vint à la portière du carroffe de
Turenne lui demander pardon. 11 le croyoit bien
en colère. Mais le vicomte s’étant mis à fourire :
Effectivement, moniteur , lui^ dit- il vous entendez
fort bien à châtier mes gens : quand ils
feront des fottifes, ce qui leur arrive fouvent,
je vous les enverrai»..
M. Rouffeau de Genève a rapporté cette autre
anecdote. Un jour d été qu’il faifoit fort chaud ,
le vicomte de Turenne, en petite vefte blanche
& en bonnet, étoit à la fenêtre dans fon
anti-chambre. Un de fes gens fument, 8c trompé
par l'habillement, le prend pour un aide de cu:-
iîiie avec lequel ce domeftique étoit familier. Il
s’approche doucement par derrière, & d’une main
qui n’étoit pas légère, lui applique un grand coup
fur les feffes. L’homme frappé fe retourne à l’ inf-
tant. Le valet voit en frémiffant le vifage de fon
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maître : il fe jette à genoux tout éperdu. MonfeU
gneur, j'ai cru que c étoit George. — Et quand-f‘eût
été George, s’écrie Turenne en fe frottant le derrière
, il ne falloit pas frapper f i fort•
Le maréchal de la Ferté, homme vif & emporté
, ayant trouvé à l’armée un garde du vicomte de
Turenne hors du camp, lui demanda ce qu'il faifoit,
8c fans attendre fa réponfe, s’avança fur lui,
& le chargea à coups de canne. C e garde vint fe
préfenter tout en fang à fon maître, & exagéroit
fort les mauvais traitemens qu’il avoit reçus du
maréchal : mais le vicomte de Turenne feignant de
s’en prendre au garde même : « 11 faut, lui dit i l ,
que vous foyiez un bien méchant homme pour l’avoir
obligé à vous traiter de la forte ». 11 envoya
auffi-tôt chercher le lieutenant de fes gardés. Il
lui ordonna de mener fur le champ ce garde au
maréchal de là Ferté , & de lui dire qu’il lui faifoit
ex c ufe de ce que cet homme lui avoit manqué
de refpedt, & qu’ il le remettoit entre fes mains
pour qu’il lui imposât tel châtiment qu’il lui plai-
roit. Cette modération étonna toute l’armée. Le
maréchal de la Ferté , qui eq fut lui-même furpris,
s’écria avec une tfpèce de jurement qui lui étoit
ordinaire : « Cet homme fera-t-il toujours fage ,
8c moi toujours fou ? •
La phyfionomie peu avantageufe de Turenne,
& la fimplicité de fon extérieur, donnèrent lieu à
quelques méprifes allez firgnlières. Un jour qu’il
étoit venu au fpedtacle , U s’étoit placé fur le devant
d’une première loge. Deux jeunes gens du
prétendu bon ton, entrèrent un moment après, dans
cette même loge, & s’imaginant que la figure du
vicomte ne pouvoir que déparer le fpedlacle, ils
lui proposèrent de leur céder le premier banc.
Turenne ne jugeant pas à propos de pouffer la
complaifance aulfi loin , refta tranquillement à fa
place. L ’un d’eux, pour fe venger de ce refus,
eut l’infolence de jetter fur le théâtre le chapeau
& les gants que Turenne avoit pofés .fur le bord
de la loge. Cette impertinence excita dans le parterre
des clameurs d’indignation auxquelles ces
jeunes étourdis ne comprirent rien d’abord 5 mais
un jeune homme de qualité, qui étoit fur le théâtre,
ayant ramaffé le chapeau & les gants de Turenne,
les lui remit avec cette politeffe & ce ref-
peél que s’ attirent le rang 8c le mérite. Confus
alors de leur fottife, nos étourdis voulurènt fe
fauver 5 mais le vicomte les retint, & leur dit
avec beaucoup de douceur : «Reliez , reliez, eu
nous arrangeant, il y aura affez de place pour
nous tous ».
Une autre fois fe promenant feul fur les boulevards
de Paris, fans fuite & fans aucune marque
de dillinétion , il paffa près d’uné compagnie d'ar-
tifans qui s’amufoient à jouer à la boule. Une
conteftation s’ étant élevée entre eux au fujet d’un
coup qui paroiffoit difficile à décider, iis appeL
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^èrent fans façon M. de Turenne, & lui demandèrent
de juger le coup. Le vicomte, qui s’amufoit
apparemment de ces méprifes, n’eut garde de fe
faire connoître : il prit fa canne, mefura les difi
tances, & jugea en faveur de l’un d’eux. Celui
qu’il avoit condamné fe fâcha, lui dit même quelques
injures. Turenne, fans,faire paroître la moindre
émotion, 8c croyant avoir pu fe tromper, fe
mettoit bonnement en devoir de mefurer une fécondé
fois , lorfqu’il fut abordé par quelques
officiers qui le cherchoient. Le terme de monfei-
gneur qu'ils lui adrefsèrent, ouvrit les yeux aux
joueurs ; l’artifan qui l’avoit injurié, fe jetta à fes
genoux pour lui demander pardon. Mon ami, lui
dit Amplement Turenne en le quittant, vqus ave%
eu tort de croire que je voulujfe vous tromper.
Le maréchal de Turenne étoit affez grand homme
pour avouer fe? foibleff. s 8c en rougir. Louis X IV,
qui l’eftimeit beaucoup, lui avoit confié le fecret
d’une négociation dont Madamet étoit chargée auprès
du roi d’Angleterre, Charles II fon frère.
Turenne, qui étoit l’amant de la marquife de
Coaquin , 8c fa dupe, eut la foibleffe de lui révéler
ce fecret que Monfieur ignoroit, mais qu’il
fut bientôt par l’indifcrétion de la marquife. Ceci,
donna lieu à plufieurs tracafferies dont le roi fe
plaignit au maréchal. Quelque temps après, le
chevalier de Lorraine étant venu un foir voir M.
de Turenne, & ayant par occafion rappelle ce fait
dans la converfation, le vicomte l’interrompant,
lui dit : « Chevalier, fi vous voulez parler de
cela,commençons donc par éteindre les bougies »
Si Turenne avoit urî défaut, c’étoit l’entêtement
pour fa maifon. Il le porcoic jufqu’ à donner la fer-
viette à fon neveu quand celui-ci mangeoit chez
lui, difant : C’efi l'aîné de ma maifon.
M . de Turenne, la veille du jour qu’il avoit
arrêté pour donner la bataille, monta à cheval
à deux heures, après avoir mangé. Il avoit bien
des gens avec -lui : il les laiffa tous a trente pas
de la hauteur où il vôuloit aller : il dit au petit
d’Élboêuf : ” mon neveu , demeurez -là ; vous
ne faites que tourner autour de moi y vous me
feriez reconnoître. Il trouva M. d Hamilton
près de l’endroit où il alloit, qui lui dit : mon-
fieur, venez par ic i, on tirera par où vous allez.
— ' Monfieur , lui dit M. de Turenne | je
m’y en vais, je ne veux .point du tout être
tué aujourd’hui, cela fera le mieux du monde».
Il tournoit fon cheval, il apperçut Saint-Hilaire
qui lui die le chapeau à la main : moniteur, jet-
tez les yeux fur cette batterie que j’ ai fait mettre-
là ». Il retourna deux pas & fans s’être arrêté,
il reçut le coup, qui emporta le bras & la main
qui tenoit le ihapçau de M. Saint Hilaire , 8c
perça le corps après avoir fracaffé le bras du hé-
r.os. Ce gentilhomme le regardoit toujours : il
jse le vit point tomben îe tlieval remporta oi|
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îl avoît lalffé fon neveu : il n’étoit pas encore
tombe, mais il étoit penché, le nez fur l’arçon >
dans le moment le cheval s’arrête , il tombe
entre les mains de fes gens ; il ouvre de grands
yeux 8c la bouche, & demeure tranquille pour
jamais : il avoit une partie du coeur empoitée.
Montecuculli, fon rival, inflruit d'un événement
dont il pouvoit rerirer le plus grand avantage
, répéta plufieuis fois avec une douleur mêlée
d’admiration : I l efi mort un homme qui fa i fait
,honneur a L'homme. '
Les généraux françoîs, qui ne faveient quel
parti prendre , déiibéroient beaucoup , 8c ne
concluoient rien. Lesfo’dats, don: ces incertitudes
aigriffoient le défefpoir , crièrent de tous
côtés : Lâcher^ la Pie , elle nous conduira, C ’ étoit
le nom du cheval que le vicomte de Turenne
montoit ordinairement.
M. de Luxembourg eut le commandement des
troupes à la place du maréchal de Turenne , &
n’acquit pas beaucoup de gloire. Le grand Condé
difoic à cette occafion : » Luxembourg a mieux
fait l’éloge de M. de Turenne que Mafcaron 8c
Fléchier ». Ces deux orateurs avoienc prononcé
fon oraifon funèbre.
Madame de Sévigné rapporte dans fes lettres
que quelques jours après la mort de Turenne, un
fermier dé Champagne vint demander à fon SeL
gneur la réfiliation du bail de fa ferme, ou une diminution
confidérable. On lui demanda pourquoi?
Il répondit » que du temps de M. de Tu-,
renne on pouvoir recueillir avec mreté , & comp-,
ter fur les terres de c.e pays-là j mais que depuis
fa mort coût le monde quittoit , croyant
que les ennemis vont y entrer ». V o ilà , ajoute
madame de Sévigné, des chofesfi m pies & natu?!
relies qui font fon éloge auftî magnifiquement
que les Fléchier 8c les Mafcaron.
Madame de Sévigné, dans une autre de fes
lettres, cite un trait qui montre à quel point cet
homme illuftre avoit porté le defintéreffement*
M. de Turenne , dit cette dame, avoit quarante
mille livres de rente de biens de fucceftion : &
M. Boucherat a trouvé que , toutes fes dettes
payées, il ne lui reftoit que dix mille livres de
rente; c’ eft deux cens mille francs pour tous fes
héritiers , pourvu que la chicane n’y mette pas
le nez. Voilà , continue-t-elle, comme il s’eft
enrichi en cinquante années de fervice ».
Ce général ne partoit jamais pour fes campagnes
qu'il n’ eût, fait avertir auparavant les ouvriers
& les marchands qui avoient lait quelques
fournitures pour fa maifon , de remettre leurs
mémoires entre les main? de fon intendant. La
raifpn qu’en apportoit cet homme bon , généreux,
équitable, c’en qu’il ne favoit pas s’ il reviendront
de 1a campagne,