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immédiatement -après. Les qualités étoient un
titre pour être expédié le dernier. Il travaillât
enfuite ordinairement jufqu’ à l'heure du. fouper.
Dès qu'elle étoit venue, il faïioit fermer les porres:
Il oublioit alors toutes les affaires, & fe livroit
au doux plàifîr de la fociété avec un petit nombre,
d’amis. Il fe couchoit tous les jours à dix heures j
mais lorfqu’un évènement imprévu avoit dérangé
le cours ordinaire de fes occupations ; alors il repre-
Koit fur la nuit le temps qui lui avoit manqué dans
la journée. Telle fut la vie qu’il mena pendant
tout le temps de fon miniftère. Henri, dans plufieurs
occafions, loua cette grande application au
travail. Un jour qu’il alla à l’arfenal où demeu-
roit Sully, il demanda en entrant où étoit ce
min:ftre. On lui répondit qu’il étoit à écrire dans
fon cabinet. Il fe tourna vers deux de fes cour-
tifims, & leur dit en riant : Ne penfier-vous pas
qu’on allait me dire qu’i l eft à la chajje ou avec
des dames |?Une autrefois étant allé à l'arfenal dès
fept heures du matin, il trouva Sully avec fes fe-
crétaires 1 occupé à travailler devant une table
toute couverte de lettres & de papiers. Et depuis
quand êtes-vous-la ? lui dit le roi-. Dès les trois
heures du matin, répondit Sully. Eh bien3 Roque-
laure , dit Henri IV , en fe tournant vers lu i, pour
combien voudriez-vous mener cette vie-la ?
La mâle liberté avec laquelle Sully parioit à
Henri I V , eft connue de tout le monde. Dans le
temps des guerres civiles en 1^91 , Sully, à la
tête' des foya liftesavoit formé le projet d’attirer
le duc de Mayenne dans là ville de Mantes. Le
chef des ligueurs s’avançoit déjà , croyant avoir
des intelligences fûres dans la place. Sully qui
avoit tout préparé pour le bien recevoir * voulut
en informer le roi. Ce prince , impatient de fe
trouver partout où il y avoit des périls & des
combats , accourut auflitôt dans la v ille, fuivi de
quarante hommes. Sully l’apprend , court au-devant
de lui , 8c d’un air fort ému : Pardieu , lire ,
lui dit-il, vous avez fait-là une belle levée de
boucliers, qui infailliblement empêchera le fer-
vice que nous voulions vous rendre. Hé quoi !
n’avez-vous pas acquis aflez de gloire & d’honneur
en tant ae combats & de batailles, où vous
vous êtes trouvé, plus que mille autres de ce
royaume , fans vouloir faire ainfi le carabin ? La
colère de Rofny étoit fondée ; on fut l’arrivée du
r o i , & les ennemis fe retirèrent.
Lorfque Henri IV fe croyoit paifiblement pof-
feffeur de fa couronne , l’inquiéta par le récit
d’une prétendue révolte des religionnaires. Henri
IV fit venir Sully : Hé bien, monfieur l’opiniâtre,
lui dit-il, vous voilà à la veille de la guerre. ——
Tant mieux, lire, car ce ne peut être que contre les
Efpagnols. — Non , c’eft contre de plus proches
appuyés de tous vos Huguenots. — Tous les
Huguenots ! qui vous a mis cela dans la fontaifie ?
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Je réponds de’ja de plufîeurs, -qu’ils n’en ont
pas eu l’idé e, 6c je répondrcis bien de prefque
tous les autres qu’ils ne i’oferoient. ( Henri IV fe
tournant vers la reine ) Ne vous le difois-je pas
bien , ma mie, qu'il n’ en croiroit rien ? Il lui eft
avis que perfonne n’oferoic me regarder fans me
déplaire , & qu’il ne tient qu’ à moi que je donne
la loi à tout le monde. — Cela eft vrai , répondit
Sully , vous le pourrez quand il vous plaira ; il
y a de la foiblene à fe laifler intimider pour des
bagatelles. Il eft queftion, par le mémoire qui
vous a été préfenté, de dix ou douze miférables:
pardieu, fire , je crois que meilleurs fe moquent
de vous & de moi, de vouloir vous faire marcher
pour de telles niaiferies, c’eft un homme qui
cherche quelques centaines d’écus, & puis c’eft
tout. — Vous direz ce qu’il vous plaira 5 mais il
faut que j’y aille , ou que vous partiez dans deux
jours, pour y donner ordre —— S’il vous plaît,
fire , me laifler faire à ma fantaifie , j’ en viendrai
bien à bout fans tant de bruit & de dépenfes.
Pardieu ! vous êtes l’homme le plus têtu que je
vis jamais. Hé bien ! que voulez-vous dire ? —•
Que je ne demande, fire, que le prévôt de Mo-
ret & vingt archers pour vous en rendre compte.
— Vous le voulez & moi auflij s’il en arrive inconvénient,
je m’en prendrai à vous ». Cette affaire
fe termina comme Sully l’avoic prédit.
Henri IV , dans un moment de foiblefle, avoit
fait une promette de mariage à mademoifelle
d’Entragues, fa maîtreffe. Le toi la montra à
Sully, pour lui demander fon avis. Sully la prit,
la lu t, & la mit en pièces fans rien dire. Comment
, morbleu , dit Henri I V , que prétendez-
vous donc faire ? je crois que vous êtes fou. I l efi
vrai, fire, lui répartit Sully, je fuis un fou ; &
plût a Dieu que je le fujfe tout feul en France.
Malgré cette auftérité dont Sully ufoit envers
fon maître, Henri IV ne l’en aimoit .pas moins?
& cette vive amitié entre le monarque & le füjet
eft fans doute un des plus beaux fpeétacles que
préfente l’hiftoire. « Mon ami, lui mandoit un
jour ce bon roi, venez me voir j car il s'eft paffé
ce^matin quelque chofe dans mon fein, pour
quoi j’ai affaire devons ». Il lui écrivit une autre
fois de Fontainebleau : « Il m’eft arrivé un dé-
plaifir domeftique qui me caufe le plus grahd
chagrin que j’ aie jamais eu. J’acheterois beaucoup
votre préfence 5 car vous êçes le feuLà qui j’ouvre
mon coeur, & par les confeils duquel je reçoive
du foulagement ». Henri IV fut qu’ un des fils de
Sully étoit malade ? il lui envoya aufli-tôt fon
premier médecin, & lui écrivit : «« Vous favez
qué je ne vous aime pas aflez peu pour que je
n’y allaffe moi-même, fi ma préfence étoit né-
ceffaire ». ■
On aime fur-tout à fuivre ces âmes naïves te
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guerrières au milieu de la joie qu’infpirc la plus
tendre familiarité. Un jour que Sully ^ qui étoit
furintendant des finances, venoit prelenter les
étrennes au ro i, il le trouva encore au lit avec la
reine. Le roi voulut qu’ il entrât, & qu’jl lui montrât
les étrennes : c’étoiem des jettons d’or & d’ar-,
gent pour leurs majeftés, pour les dames d honneur
& filles de la reine. « Rofni, (ainfi que le
roi le nommoit ) leur baillez-vous leurs etrerines
fans les venir baifer ? Vraiment, fire, repondit-
il , depuis que vous le leur avez commande, je
n’ai eu que faire de les en prier. Or ça, Rofni,
me direz-vous la vérité ? Laquelle baifez-vous de
meilleur courage, & trouvez-vous la plus belle ?
Ma foi, fire, répondit le furintendant, je ne
Vous le faurois dire; car j ’ai bien d’ autres chofes
à faire qu’à penfer à l’amour, ni de juger quelle
eft la plus belle. Je les baife comme des reliques
en préfentant mon offrande. Eh bien, ne voila t-il
pas, dit Henri, en éclatant de r ire | un prodigue
financier que Rofni, de faire de fi riches prefens
du bien de fon maître pour un baifer » ? Enfuite,
quand ceux devant qui il ne voulut pas tout dire,
eurent été congédiés, pouffant doucement la reine
qui dormoit ou faifoit femblant de dormir, parce
qu’elle étoit fâchée : «Réveillez-vous, doimeufe,
lui dit-il, & ne me grognez plus. Vous croyez que
Rofni me flatte aux petites brouilleries que nous
avons enfemble. Vous en penferiez^ tout autrement,
fi vous faviez les grandes libertés qu il
prend à me dire mes vérités ; de quoi encore que
je me mette en colère, fi ne lui en veux-je pas de
mal pour cela. Car tout au contraire, je croirois
qu’il ne m’aime plus, s’il ne me remontroit ce
qii’il eftime être pour la gloi:e & 1 honneur de ma
perfonne, l’amélioration de mon royaume & le
foulagement de mes peuples : car> voyez-vous,
m'a mie, il n’y a point d’efprits fi^droituriers qui
ne trébuchaffent tout-à-fait, s’ils n etoient relevés,
lorfqu’ ils choppent, parTes admonitions de leurs
loyaux ferviteurs ou bien influes & prudens
amis ».
U n y a rien, difoit Sully , dont zlfoitplus difficile
de fe défendre que d'une calomnie travaillée
de main de courtifan. C ’eft ce qu il penfiî éprouver
en iéoy. Plufieurs feigneurs de là cour, qui ne
defiroient rien tant que la perte d’un homme qu ils
trouvoient toujours oppofé à leurs defirs, parce
que rarement çes defirs étoient conformes a. 1 intérêt
des peuples, avoient tout préparé pour fa
ruine. Libelles, lettres anonymes, avis fecrets
& artificieux, tout fut mis en ufage. Henri conçut,
pour la première fois, des foupçons contre
Sully, & ils fembloient être permis à un prince
qui avoit éprouvé tant d’ingratitude de la part des
nommes. Cependant voyant que rien de ce qu on
avoit avancé contre fon mfriiftre ne fe verifioit,
il commença à faire des réflexions.^ Ce prince
étoit vif» mais il étoit bon, & reYcaoit facilement
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fur lui-même. Il envoya plufieurs per fendes à
Sully, pour l’engager à ouvrir fon coeur , mais
Sully étoit réfolu de fe taire, jufqu’ à ce que le
roi lui parlât lui-même. Il croyoit avoir à fe plaindre
de ce prince, qui enfin ne pouvant plus fou-
tenir cet état d’incertitude & de froideur, chercha
un éclairciflerwent. Etant à Fontainebleau,
comme Sully prenoit congé de Henri, le roi lui
d:t : çe Venez-çà, n’avez-vous rien à me dire?
Non ; répondit Sully. Oh ! fi ai bien moi à vous ,
reprit le roi. Aufli-tôt s’éloignant avec lui dans
une des allées du parc, & faifant mettre deux fuif-
fes à l’entrée du lieu où ils fe rendoient, le roi
commença par embraffer Sully deux fois ; enfuite
il lui dît : ce Mon ami, je ne faurois plus fouffrir
( après vingt-trois ans d’expérience & de connoif-
fance de l’affeétion & fincérité de l’un &*de l’autre)
les froideurs, retenues & diflimulations
dont nous avons ufé depuis un. mois; car, pour
vous dire la vérité, fi je ne vous ai pas dit toutes
mes fantaifies, ainfi que j’avois accoutumé, je
crois que vous m’avez celé aüfli beaucoup des
vôtres j & feroiéht telles procédures aufli dommageables
à vous qu’à moi, & pourroient aller
journellement en augmentant, par la malice &
l’artifice de ceux qui envient autant ma grandeur *
qu’ils fauroient faire votre faveur auprès de moi....
& pour cette caufe, j’ai pris la réfolution de
vous dire tous les beaux contes qu’ on m’a faits de
vous, les artifices dont on a ufé pour vous brouiF
ler avec moi, & c e qui m’en eft refté fur le coeur;
vous priant de faire le feæblable, fans craindre
que je ne trouve rien de mauvais de toutes les
libertés dont vous pouvez ufer.... car je veux que
nous fortions d’ ici vous & moi, le coeur net de
tout foupçon, & contens l’un de l’autre.... &
partant, comme je veux vous ouvrir mon coe u r ,
je vous prie de ne me déguifer rien de ce qui eft
dans le vôtre ». Après un entretien également
néceffaire à tous deux, & dans lequel Sully fe
juftifia pleinement, le roi parut fincèrement affligé
d’ avoir pu douter de l’attachement de fon plus
fidèle ferviteut. Sully, pénétré jufqu’ au fond du
coeur du noble repentir de fon maître, alloit fia
jetter à fes pieds, & lui donner cette marque fou-
mife de refpeâ qu’un fujet doit à fon roi. Ah 1 ne
le faites pas, lui dit Henri ; vous êtes homme de
bien : on nous obferve, on croiroit que je vous pardonne.
C e prince fortit aufli-tôt de l’allée en tenant
Sully par la main, & demanda à tous les
courtifans alfemblés quelle heure il étoit ; on lui
répondit qu’il étoit une heure après midi, & qu’ il
avoit été fort longtemps. Je vois ce que cefi, dit
ce prince , i l y en a auxquels i l a ennuyé plus quh
moi. Afin de les confoler, je veux bien vous dire 4
tous que j ’aime Rofni plus que jamais ; & vous ,
mon ami, pourfuivitril, continuez a m’aimer & a
me fervir .comme vous avez toujours fa it.
Sully, dans le cours de fon admifiiftration,
T t t t t i