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leur père , Orang^eb prévoyant qu*à la mort de J
Chah-Jean-, il faudroit périr ou régner, avoit jugé
que la voie la plus fûre pour parvenir au trône J
ou pour s’ affurer au moins la vie & la^liberté , fi.
la fortune fe déclaroit pour un de fes rivaux ,
étoit de paroître facrifier fon ambition'à la religion.
Il répétoit fans celte en foupirant qu’ il
n’afpiroit qu'à l’ inftant où , délivré-de l’efcla-.
vage des grandeurs , il pourroit confacrér fés
jours à la pénitence au pied du' tombeau de Mahomet.
*
Dans la province de Décan, dont l’empereur
lui avoit donné le gouvernement, il ne paroif-
foit occupé qu’à faire fleurir la religion. Il éri-
•geoit des mofquées, il fe mêlait avec les faquirs,
pour paroître méprifer le monde à leur exemple •
& en* leur compagnie. Cependant , malgré fa ,
diffimulation , on pouvoir découvrir un efprit
de rufe & de fineffç, jufques dans fes aétions de
piété; ’
Un jour il raffembla tous les faquirs du pays
pour leur faire une groffe aumône, & pour avoir la
confolation de manger du riz & du fel avec eux,
c ’e’toit ainfi qu’il s’exprimoic.
L e lieu de l’affemblée- étoit une vafte campagne.
Orang{eb, fit fervir à cette multitude prodi-
gieufe de pauvres pénitens, un repas conforme à
leur état.
Quand ©n eut mangé, le vice-roi fit apporter
une grande quantité d’habits neufs > & dit aux fa-
quirs étonnés, qu’il fouffroit de les voir couverts
de haillons.
L’ artificieux Mogol, n’ ignoroit pas què la plupart
de ces gueux cachent d’ordinaire dans leurs
vêtemens des roupies d’o r , qui font la récolte
de leurs intrigues & de leur mendicité. En effet, |
plufieurs fe défendirent de quitter leurs vieilles !
hasdes, & prétextèrent f efprit de pauvreté qui fait
l ’efïentiel de leur profeflion.
On n’écouta point leurs repréfentations $ le
prince perfifta à ce que tous les faquirs euffent
part à fes aumônes.
On les dépouilla de leurs vieux habits, & on
les obligea de vêtir les nouveaux- Alors on fit
an monceau de toute la dépouille des faquirs, on
y mit le feu, & l’on trouva dans les cendres
une fomme fi confidérable que, fi Ton en croit
quelques écrivains du pays, ce fut un des principaux
fecours qu’eut Orangçeb pour faire la guerre
a fes frères.
C e prince les écarta du trône en les fubju- .
g liant l’un par l ’autre, & en fe propofant comme
Jç vengeur de la patrie & de l’alcoran qu’ il tenait |
d’uhe main, tandis que de l’autre il ordonnoit |
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des Meurtres & des maffacres. Morad-Bakche l
le plus jeune des frères de l’artificieux Orang^eb,
avoit le plus contribué à rendre fes armes vide-
rieufes.
C e jeune prince fe flattoît d’ être couronné empereur,
luivanti la proroeffe qu’il en avoit reçue de
fon frère qui, ainfi qu’ il le répétoit toujours, n’afpiroit
qu’à mourir en paix au-pied du tombeau de
Mahomet.
Mais la cérémonie du couronnement fut pour
le crédule Morad-Bakche. la fin d’un beau fonge ,
& fervit de dénouement aux noires perfidies du prétendu
faquir.
Orangieb avoit feint une légère indifpofition, &
fous ce prétexter! avoir fsaicinviter Morad-Bakche
de fe rendre auprès de lui, pour délibérer avec les
aftrologues fi le jour marqué pour fou couronnement
feroit un jour heureux. L’infoï&iné prince,
négligeant les avis de fes amis, entra dansvle camp
de fon frère, fuivi feulement de Chah Abas
fon"fidèle eunuqu,e, & de quelques officiers de
fon armée.
A peine le fultan eut-il pafle une petite rivière
qui féparoit les deux càmps.J-qu’Ebrahim-Cham,
un des généraux d* Orangçeb 3 touché du malheur
dans le lequel- alloit fe précipiter un prince généralement
aimé des troupes par fon courage & fa
générofîté lui arrêta, fon cheval par la bridé :
« Où vas-tu, feigneur, lui dit-il, d’un ton trille
& pénétté ; quel aibe fatal te conduit chez Orange
%eb?'*> Je cours au trône -, lui répondit Morad-
Bakche, & c efi des mains'môme de mon frere Orang-
%eb 3 que je dois recevoir lès marques de la dignité
impériale.
A ces mots Ebrahim lâcha,la bride du cheval
du prince & fe retira les yeux baignés de
larmes.
Le compliment que fit quelque-temps après le
cafi ou chef de la religion à l’aveugle Morad-
Bakche, auvoit dû achever de lui’ ouvrîr les yeux,
« Ton entrée eft heureufe, feigneur , lui dit il ,
plaiTe au Tout - puilfant que ta fortie le foit
auffi ».
Morad-Bakche parut alors inquiet & effrayé;
mais la vue à'Orang^ep 3 qui venoit au devant
de lui avec les principaux chefs de fon'armée ,
l’empêcha de répondre au cafi. Les refpeéis & les
foumiffions du prétendu faquir qui, du plus foin
qu’il l’apperçut, fe proftetna par terre , le raf-
furèrent : jamais entrevue ne parut plus tendre.
Otang^eb , qui voidoit foutenir fon perfonnage
jufqti’ iu bout , ne- fe mofitra jamais fi attentif.
Il prit Morad-Bakche par la main , le cond
u i t dans une tente fuperbe, & le plaça fur
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un trône auprès duquel il suffit dans un fiège
plus bas.
Il n’étoit occupé qu’ à chaffer les mouches qui
l’incommodoient & à lui elfùyér la fueur qui
couloit de fon vifage. Il n’y eut point de careffes,
de démonftrations de zèle & de tendreffe, qu’il
n’employât pour endormir fa vidtime au bord du
précipice.
Pendant que Morad - Rakèhe , dans l’ivreffe
de la joie & de l’efpérance,, fe repofoit entre
les bras du crime & de la perfidie, on lui prépa-
roit un bain d’eau rofe & un feftin fuperbe.
Les deux frères s’affirent feuls à une même table $
& afin de fignaler davantage un jour fi brillant,
l’auftère Orang^éb fit fervir, pour la première fois
de fa v ie , du vin. Morad-Bakche en but avec
excès & s’enivra bientôt.
Il s’endormit profondément. Son eunuque, qui
feul étoit refté auprès de lui', le tranfporta de
la table à une tente voifine, pour le faire repofer
j)lus commodément, & s’affit aux pieds de fon
lit. Inquiet, agité, l’efprit rempli des plus noirs
preffentimens, le fidèle eunuque ne put fermer
î’oeil.
Bientôt il apperçoit Orang^eb qui entre dans
la tente avec un de fes petits-fils âgé de cinq à
fix ans.
Le prince fit figne de la main à l’eunuque de fe
tairecomme s’il eût eu envie de faire quelque
malice au prince endormi. Il s’approcha enfuite du
lit, & promit à fon petit-fils quelques bijoux > s’il
pouvoit enlever le fabre & le poignard du prince
fans l ’éveiller. .
Le jeune enfant.fit le coup avec adreffe, & ,
porta les armes de fon oncle dans une tente voi-*
fine. A l’inftant fix foldats de la garde d" Oran-
%eb, forts & vigoureux , entrent avec des chaînes
d’argent > & éveillent Morad-Bakche par leurs
mouvemens.
Le prince confondu , cherche en vain fon
abre, & ne le trouvant point, pouffe un cri
de douleur : « Qu’on le faififfe, crioit l’hypocrite
Orang^eb, qu’ on l’enchaîne, cet infraéteur de la
loi, qui s’eft rendu indigne du trône par fon in- J
tempérance ». '
Morad-Bakche lui lançant un regard de mépris
& d’indignation, ne lui répondit que ces mots:
« Sont-ce donc là lés fermens que tu m’as faits
fur i’A’coran » ? O rangée b lui mit la main fur la
bouche pour l’empêcher de continuer, & en même-
temps on le tranfpo.tte fur un éléphant qui le conduit
dans une des forteveffes de l’empire.
Les mefures d’Orang^eb avoient été concertées
svec tant d’art, elles lurent conduites avec tant
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de fecret, que perfonre dans les dtux camps
ne fe douta de la cataftrophe de Morad-Bakche
La fête dura toute la nuit : les tentes refièrent
éclairées : les concerts & les feux d’artifice fe
firent entendre de toutes parts.
Les officiers &: les foldats, mêlés enfenble,"
pouffèrent la débauche jufqu’au Lndemain à la
pointe du jour que, conformément à l’ordre
donne, ils s’affemfelèrent dans l’enctinte prépa-
’ rée pour le triomphe de Morad-Bakche.
Aucun d’eux n’étoit armé, excepté quelques
efeadrons d’Orang^eb , compofés de l’élire de fes
troupes, qui enveloppèrent fans affedtation l’ enceinte.
>-
Les foldats de Morad-Bakche, uniquement occupés
deTédat de la cérémonie, attendoient avec
impatience que leur général parût pour le proclamer
empereur.
Mais quelle fut leur confufion, lorfqu’au Heu
de Morad-Bakche , ils virent Orang^eb s’avancer
dans toute la pompe de la fouveramé puiffance,
.& monter fur ie trône deftiné à fon malheureux
frère ! Mille voix fe font entendre dans les airs j
ori crie de tout côté : Vive le pieux, vive le grand
empereur Orang^eb.
Les foldats de Morad-Bakche, portent partout
leurs regards i & fe voyant invertis, i!s~fuiven.t
l’exemple de leurs généraux q u i, féduits par l’or
d’ Orang\eb , ou effrayés de l’ appareil de fa puiffance
, s’ étoient jettes à fes pieds.
Dé plus de quarante mille Hommes quifé faifoient
gloire d’être attachés à la fortune-& à là perfonre
de Morad-Bakche , il n’ y en eut pas un feul qui
osât élever 1a voix en faveur du prince opprimé ,
& même demander ce qu’il étoit devenu. Hijl. des
révolutions des Indes, par M. Déformeaux. .
Or<sw^c5 s’affermit’ furle trône par cette même
hypocrifie fcélérate qui l’y avoit élevé. Il fe. fit
préfenter une reouête par les enfans d’un certain
Sayed qui accusèrent l'infortuné Morad-Bakche
d’avoir abufé de fon pouvoir en faifant mourir
leur père. Ils demandèrent en même-temps la tê,te
du prince pour le fang innocent qu’il avbit fait
répandre.
Orangée} ne reçut point cette dépolit ion fans
verfer des larmes. Il lança même des regards furieux
fur les accufatenrs; mais après quel.quës.mo-
mens de filence : Si Morad-Bakche efi criminel 3 -
dit-il,. il n en efi pas moins mon frere y faut-il que je
verfe mon fang? « O u i, lui répondirent les aftrologues
d,e la cour préparés à cette fcène ; il faut
verfer .le fang du criminel 5 le ciel te menace du
règne le plus fune.fte, fi tu as la fojbleffe d'é-.