
noi fiance en donnant fin* l’orgue des pièces admirables.
11 fe furpafii le jeudi de Tocfcave après
la rentrée de la prcceflion j c’ étoit le jour où j l
jouoit pour la dernière fois. Il mit dans fon jeu
tant de douceur, de dêlicatéfie & de force» dé
brillant & d’harmonie, qu’il fit pafier dans l’ame
des afliftans tous les fentimens qu’il voulut leur
infpirer-, & qui rendirent plus vifs les regrets de
la perte qu’on flloit faire.
Rameau y âgé de cinquante ans, & dont le
genre étoit peu connu à Paris, s’ étant préfenté
.chez l’abbé Pelfegrin, pour lui demander un
pfoëme à mettre en mufîque-; celui-ci, qui ne vouloir
point rifquer la perte fon temps , fit faire un
billet de douze cents livres au muficien en cas qu’il
ne réufsît pas. Cette précaution prife, il lui donna
le manuferit d'Hippolyte & Aricie. Dès que les
premiers aétes furent finis, Rameau les fit repré--
fentêr chez un fermier-général de fes amis. Pelle-
grin , transporté de ce qu’il entendoit, embrafia
étroitement le compofiteur, & lui dit, en déchirant
fon billet devant tout le monde : « En ai-je
befoin lorfqu’on fait de la mufîque comme celle-
là « ?
Lorfque Rameau fit . répéter fon Hippoîyte &
Aricie à l’opéra, cette mufique, qui avoit alors
un caractère tout neuf, effraya les exécutans.
L ’auteur, né très-vif & très-fenfible;, ainfi que le
furent & le feront toujours les hommes Supérieurs,
s’ agitoic & crioit de fon mieux pour faire
entendre les intentions au directeur, qui, ce
jour-là, conduifôit Torcheftre. Ce dernier perdit patience
à la multitude de chofes que le compofiteur
lui Vecommandoit d’obferver; & dans un moment
d’humeur, il jetta le bâton de mefure fur le théâ-,
tre. C e malheureux bâton vint frapper les jambes
de Rameau, qui, du plus grand fang-froid, le
repoufia du pied jufque fous le nez du directeur :
«Apprenez, moniteur, lui dit-il fièrement, que
•je fuis Tarchiteéle & que vous n’êtes que le
maçon ».
Rameau faifant répéter fon opéra des Paladins,
dit à une des aétrices : « Mâdemoifelle, allez plus
vitè. — Mais fi je vais plus v îte , on n’entendra
plus les paroles.— Eh ! qu’importe ? .il fuffit qu’on
entende la mufique ».
Dans un autre opéra, un fameux danfeur trouva
un air trop difficile. Rameau furieux, jette fon
habit bas., & le danfe lui-même.
Un anachorifme devint un jour un grand fujet
d’humiliation pour le célèbre Rameau. Ce çompe-
fiteur vit que l’on fourioit > il le leva.avec fureur,
& àlla-4 fon clavecin, où fes doigts, errans au
halard, trouvèrent des fon$ & des accords admirables.
Alors fe tournant avec plus de courage vers
ceux qui, avpient fouri : « Je crois ^ meilleurs,
leur dit-il, qu'il eft plus beau de trouver de tels
accords, que- de favoir prccifément dans quelle
année Mérovée ou Méroué ou Mérovire tft mort.
Vous favez , & je crée : je penfe que le favoir ne
vaut pas le génie
Rameau a compofé des opéra, des pièces de
clavecin*, & autres morceaux de mufique j il a
écrit plufieurs tra’tés fur fon art, & il elt allez
curieux de favoir quels font ceux de ces différens
ouvrages pour lefquels il avoit le plus d’attachement
j il paroît que ce font fes ouvrages, de théo-
, rie qui aftiroient toute fa eomplaifance paternelle.
On lui a même entendu dire qu’il regrettoit le
temps qu’il avoit donné à la compofition, puif-
qu’il étoit perdu pour la recherche des principes
de fon art*
C e profond théoricien voulant prouver que
l’harmonie nous eft naturelle, rapporte, dans fon
traité fur la manière de former la voix, cette
anecdote particulière. Un homme du commun,
âgé déplus dè 70 ans, qui n’avoit jamais eu.aucun
principe de mufique, & qui même né fréquen-
toic les fpeétacles que depuis très-peu de temps,
parce que fa fortune ne lui avoit pas permis de le
faire plutôt, étant un jour dans le parterre de
Lyon, pendant la repréfentation d’un opéra, fe
mit à chanter tout haut & affez fort la baffe fondamentale
d’un chant dont les paroles l’avoient
frappé.
Rameau refufa conftamment, dans les dernières
années de fa v ie , de travailler à quelque nouvel
opéra. Lorfqu'on lui faifoit des inftances à ce fuje
t, il répondoit que l’imagination étoit ufée dans
une vieille tête, & qu’on.n’étoit pas fage quand
on vouloit travailler à cet âge aux arts qui font
entièrement d'invention.
Rameau mourut le 12 feptembre 1764, âgé de
83 ans. Le roi lui avoit accordé des lettres de no-
bleffe pour !e mettre en état d’être reçu chevalier
de Saint-Michel > mais il éto;t fi avare qu’il n’avoit
pas voulu les faire enreglftrer & fe conftituer
en une dépenfe qui lui tenoit plus à coeur que la
nobleffe : il eft mort avec fermeté. Différens prêtres
n’ayant pu en rien tirer, M. le curé de Saiiït-
Euftache s’y eft préfenté, à péroré long-temps, au
point que le malade ennuyé s’ eft écrié avec fureur
: « Que diable venez-vous me chanter, M.
le curé ? vous avez la voix fauffe »:
L ’académie royale de mufîque lui fit faire un
. Service, où plufieurs bèaux morceaux tirés des
opéra de Caftor & deDardanus, furent adaptés,,
aux prières*qu’il eft d’ ufage de chanter dans ces
cérémonies. Ceci rappelle le tableau de la transfiguration
que les élèves du célèbre Raphaël firent
placer vis-à-vis fon cercueil lorfqu’on célébroit fe
pompe funèbre. On ne pouvoit louer plus dighe-
.ment ces deux artiftes, & faire mieux fentir au
public la perte qu’il venoit de faire.
RANCE ,
R A N C É , ( dom Armand Jean le Bouthiîlier
de) abbé régulier & reformateur du monaftère
delà Trappe, né à Paris en 1700.^
Des paflions vives, un coeur ardent avoient
jette le jeune Rancé au milieu des plaifiis & des
agitations du monde. Mais ne trouvant rien qui
pût remplir fes defîrs, il tourna bientôt vers
Dieu le feu qui le dévoroit. Après s’être réformé
lui-même, il entreprit d’établir la réforme de l’ordre
de Grteaux. L’abbé de Rancé ne put néanmoins
fe détacher entièrement de fes anciens amis.
Il fe tiouva furchargé de correfpondance > il diri-
geoit un grand nombre de perfonnes de qualité ,
8t les ,lettres qu’il écrivoit continuellement en ré-
ponfe aux leurs, occupèrent une partie de fa
«vie : auffi a-t on dit què l’abbé de Rancé■ s’étoit
difpenfé, comme légiflateur de la lo i, qui force
ceux qui vivent dans le tombeau de la Trappe,
d’ignorer ce qui fe paffe fur la terre.
L’abbé de Rancé, après^avoir commenté les
poéfies d’Anacreon, mît fes leçons en pratique
dans fa belle terre de Veret. Sa table étoit délicate
, le luxe régnoit dans fes meubles , dans fes
habits. Mais au milieu de fes plaifirs, il refpeéta
toujours la religion; Son libertinage étoit en lui un
vice du coeur & non dé l’efprit.
L’amour l’avoit égaré, l’amour oçcafîonna fa
converfion. On lit dans Saint-Evremont, que l’abbé
de Rancé, au retour d’ un voyage, allant voir une
jeune perfonne qu’il aimoit, & dont il ignoroit la
mort, monta par un efcalier dérobé, & qu’ étant
èntré dans l’appaYtement, il trouva fa tête dans
ûn plat : on l’avoit Séparée du corps, parce que
le cercueil de plomb qu’on avoit fait fa;re étoit
trop petit. Ce fpeétacle inattendu fie une telle im-
preflion fur le malheureux amant, qu’il lui infpira
la plus grande averfion p'our tout ce qui avoit fait
autrefois l’objet de fes recherches.
L’abbé de Rancé eût voulu dès-lors s’ ifoler du
monde entier. Un cloître fembloit devoir lui convenir}
mais l’idée du cloître le révoîtoit. Moi
devenir frère Frocard ! répondit-il un jour à un
évêque de fes amis qui lui confeilloit d’embraffer
ce parti. Cependant, quelques mois après, il
prit l’habit régulier} il étoit pour lors âgé d e 37
ans. ■
L’abbé de Rancé avoit vendu fa terre de Veret
pour en diftribuer l’argent aux pauvres, & n’avoit
confervé de tous fes bénéfices que fon prieuré de
Boulogne de l’ordre de Grammont & fon abbaye
ûe la Trappe. Cette abbaye étoit l ’afyle des faty-
res des bois } l’abbé de Rancé en fit la retraite des
plus auftères pénitens. Le réformateur priva fes
religieux des amufemens les plus permis. L ’étude
% interd te } la le&ure de Técriture-fainte &
de quelques traités de morale, voilà toüte la
feience qu’ il difoit leur convenir. Pour appuyer
£ ncyclop édiana.
fon idée, il publia fon Traité de la fainteté & des
devoiirs de l ’état mànajlique : ouv rage qui occa-
fîonna une difpute entre Taulière réformateur te
le doux & favant Mabillon.
Différens paffages de Técriture-fainte font écrits
fur les murs de l ’abbaye de la Trappe} ce qui a
fait dire que dans cette maifon les murailles parlent
& les hommes ne difent mot.
Quelques traits cités ici pourront donner une
idée des vertus que le réformateur avoit infpirées
à fes frères. Un religieux rertfentoit à l’épaule un
violent mal dont il ne parla que lorfque la gangrène
eut gagné une grande partie du dos. Un chirurgien
fie l’opération qui ne put être que très doüloureufe.
Le religieux la foufrroit fans proférer la mo ndre’
plainte, & ne ceffoit de s’entretenir avec un de
fes confrères. Le chirurgien , étonné d’une fi
grande confiance, pria l’abbé de dire à ce religieux
de ne point fe contraindre; que les efforts qu’il
faifoit pour retenir fes cris augmentount la douleur
qui devoit être extrême} que Us plaintes, en’
foulageant la nature, fervoient en même-temps à
conduire fon opération, & qu’il ne peuvoit dik
cerner autrement s’il alloit ou non jufqu’aù vif. Ce
religieux, fans rien perdre de fa tranquillité, répondit
à l’abbé qui lui difoit de fe plaindre : « Eh !
de quoi me plaindre, mon père, ae cè que j’ ai le
bonheur de fouifrir à l ’exemple de Jéfus Chrift » !
Il foutint une longue & cruelle opération, fans
qu’il parût reflentir la moindre douleur.
Un religieux fe retranchoit fur le pain , le cidre
& le fommeil. Il en devint fi foible, que l’abbé,
pour le punir, lui fit manger devant lui tout ce
qu’on lui fervoit j l ’obligeoit de déjeûner tous les
matins. I l en vint même jufqu’à le condamner à
manger de la viande pendant quinze jours à l’infirmerie.
Le religieux vint trouver le père abbé,.&
s’ étant jetté à fes p'reds les yeux baignés de larmes,
il reconnut fa faute, & en demanda pardon, en
difant : « Quoi, mon père, ne me pardonnerez^-
vous pas ? mes frères fe crucifient , & je vis
comme un réprouvé -
. Un.pauvre eccléfîaftique de Lille Vêtant pré*
fente pour être reçu dans, cette maifon, l’abbé
affembla fes religieux pour demander leurs avis j
parce que ce bon prêtre ayant le bras gauche ronv-
'p u , ne pouvoit manquer d’être à charge au monaftère.
Ayant commencé, félon la coutume, à
recueillir les voix par le dernier dés frères, le
jeune religieux lui répondit : ce Je vous dirai, mon
père, que mon avis-feroit de recevoir au plutôt
cet homme que Dieu appelle, & s’il ne peut travailler,
nous le fet virons tous ». Le chapitre entier
applaudit à cet avis, & le poftulant fut reçu
d’une voix unanime. ,
L ’abbè ordonna un jour à l’un dé fes moines;,
nommé le frèr,e Jofepk, de porter du feu dans la
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