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une lettre obligeante, & lui difoit en raillant,
qu'il faudroit que les princes priffent quelque dofe 1
de l’élixir du projet de paix perpétuelle de l’abbe
de Saint-Pierre. Fontenelle montra cet article à
l’abbé, qui, croyant que le cardinal voudroit fe
fervir de Ton projet, le lui envoya avec cinq articles
préliminaires, Le cardinal lui répondit : « Vous
en avez oublié un , c’ett d’envoyer une troupe de
millionnaires pour y préparer l’èfprit & le coeur
des princes contraâans ».
L ’abbé de Saint-Pierre étoit perfuadé que les
chofes importantes ne pouveient être remifes trop
fouvent fous les yeux du lefteur. I l y a d'eLcellen-
tes chofes dans vos ouvrages, lui difoit-on quelquefois
y mais elles y font trop-répétées. Il demandoit
qu’on lui en citât quelques-unes, &on n’étoit pas
embarraffé. « Vous les avej donc retenues, ajou-
toit-il ? Voilà jufiement ce que je me propo.fois en
les répétant, & fans quoi vous ne vous en fouvien-
driez plus aujourd’hui ».
Un jour étant allé voir une femme de beaucoup
«Tefprit, il la trouva feule : elle ne le connoilfoit
que depuis quelques mois , & ne l’avoit même vu
qu’en compagnie; aülïi fut-elle d'abord un peu
embarraflee du'tête-à tête. L ’embarras ctffa bientôt
: habile & prompte à démêler les-ca aétères &
les différens tours d’efprit, elle avoir dé; a faifi
celui de l’abbé de Saint-Pierre 3 & lui parla en
conféquence. Mis fur ce qu’ il fa voit & aimoit, il
parla fort bien lui-même. Lorfqu’il fortit, cette
dame le remerciant du plaifir qu’elle irvoit pris à
l’entendre, il lui dit avec fon ton & fou air limple :
« Je fuis un infirumenr, & vous en avez bien
joué «.
L ’abbe de Saint-Pierre avoit acheté une charge
à la cour, & la marquife Lambert lui demandoit
s’H fe trouvoit mieux de cette vie de la cour que
de la vie retirée qu’il menoic auparavant à Paris.
« J’étois bien , répcndit-il à cette dame , dans ma
cabane du fauxbcurg Saint-Jacques, occupé aux
fciences ; mais je me trouve encore un peu mieux
dans une vie alfez^dilTipée. J’ai augmenté mon
bonheur de quelque chofe, du moins je le crois ;
& après tout, il ne m’importe li ce n’eft de le
fentîr & de le croire ». On peut fe rappeller ici
cette maxime du fage de Lesbos : Le plus malheureux
de tous les hommes efi celui qui croit l'être.
L ’abbé de Saint-Pierre s’étoit déclaré par fes
maximes & par fa conduite contre le célibat des
prêtres : mais le bon abbé r e f p e é t a toujours le lit
conjugal. Il fe choififfoit de jolies chambrières.
Lorfqu’elles lui donnaient des e n f a n s , il avoit
foin de leur faire apprendre quelque métier. Il
les defiinoit de préférence à celui de perruquier,
parce que les têtes à perruque, difoit-il» ne manqueront
jamais.
M . de Voltaire lui demanda, quelques, jours
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avant fa mort, . comment il regardoît ce pacage ;
il lui répondit : « Comme un voyage à la campagne
9.
SALADIN ou SA LAH ED D IN , fultan d’Egypte
& de Syrie, mort en 1172 à Damas, à 57
ans...
Saladin fut un des plus grands conquérans du
douzième fiècle. La douceur, l’humanité, la bien-
fuifance, la religion , la ju force, la libéralité formaient
fon cata&ère particulier. Sa figure impri-
moit encore plus d’amour que de reipeét ; fon
regard n’avoit point cette fierté qui annonce quelquefois
les maîtres du monde ; fes difcours écoient
fimples, polis , naturellement éloquens ; mais fon
imagination ne-s’ éleva jamais à la poéfie, & rarement
à ces figures hardies, à ces métaphores fi familières
aux Orientaux.
Il cultiva un genre d’ étude bien frivole & très-
eftimé par les dévots mufulmans, celui de con-
noître toutes les traditions mahométanes, les explications
de l’alcoran, les fentimens divers des
interprètes, les opinions différentes des écoles,
&■ fe plaToit à difputer fur ces matières avec les
prêtres & les cadis.
Saladin, élevé fur le trône d’Egypte, mérita
l ’amcmr de Es nouveaux fujets par des établifoe-
mens utiles. 11' mit un frein à la rapacité des^uifs
& des chrétiens employés dans les fermes des revenus
publics & dans les fonctions' de notaire.
Après avoir donné plufieurs loix fages, il conquit
la Syrie, l’Arabie, la Perfe & la Méfopotâmie,
& marcha vers Jérufalem qu’il vouloir enlever
aux chrétiens. Renaud de Châtillon, fejgneur de
Krrk, ville forte fur la frontière de la Syrie, avoit
violé une trêve faite entre les mufulmans & les
chrétiens. Une caravane paffoit d’Egypte èn Syrie ;
il fit mettre aux fess tous ceux qui la compofoient.
Saladin envoya demander la liberté des prifonniers.
Renaud n’eut aucun égard à fa demande j il traita
même avec mépris le député, & accabla d’ injures
les mufulmans de fa fuite. Saladin en fut tellement
irrité, que, prenant Dieu à témoin de l’infidélité
des chrétiens, il jura fur le champ qu’il leur feroit
la guerre de tout fon pouvoir , & fit voeu de tuer
Renaud de fa main. Il marcha contre les chrétiens
i en 1188, & leur livra bataille auprès de Tibé-
[ riade avec une armée de plus de cinquante mille
j hommes. Le combat dura trois jours, & fut très-
i fanglant : mais enfin les chrétiens accablés par le
! »nombre, & épuifés par la foif & là fatigue i fu-
; rent entièrement défaits.
Tandis qu’on pourfuivoît les fuyards, 8îqu’on
mafoacroit par une barbarie politique les templiers
' & les hofpiràliers, ennemis implacables des ma-
hômétans ; Saladin fit dreffer à la hâte une tente
au milieu du champ de bataille, & amener auprès
: de lui les principaux prifoimiers, parmi lefquels
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étcient Gui de Lufignan, roi de Jérufalem, &
Renaud de Châtillon. Le fultan reçut le roi avec
bonté, le confôla de fa difgrace, le fit alfeoîr à fa
droite, &. s’entretint avec lui par le moyen d’un
inrerprêtè. S’ étant apperçu que ce prince étoit
fort altéré, il ordonna qu’on apportât une boiffon
rafraîchie dans de la neige. Après avoir bu, Lufignan
préfenta la coupe a Renaud. « Arrêtez, lui
dit Saladin, je ne veux point que ce perfide boive
en ma préfence, car je ne puis lui faire grape ».
C ’étoit une loi de lTiofpitalité , inviolablement
obfervée par les arabes, d’accorder toute sûreté-à
ceux des prifonniers auxquels ils avoient donné à
manger ou à‘boire.'« Enfin, ajoutais fultan, en
s’adrefïant à Châtillon, le ciel, vengeur des attentats
, t’a mis en ma puiffance ; fôuviens-toi de
tes infraéiions aux traités, des cruautés exercées
envers les mufulmans, même en temps de paix,
de tes brigandages, de tes blafphêm.es contre le
prophète, de ton entreprife facriiège contre les
deux villes faïntes de la Mecque & de Médine. Il
efi temps de punir tant-de crimes, & d’acçomplir
mon ferment. Je l’ai juré, tu mourras de ma main.
Cependant il te refie encore une reffource pour
éviter la mort, c ’eft d’embnffer ma religion que
tu voulois détruire »...
Renaud, indigné qu’ on le crût capable de cette
lâcheté, ofa braver le fultan par des paroles fières
& outrageantes. Saladin , emporté-pjr la colère,
fe lè v e , le faifit, le traîne au milieu de l’affem-
blée, & l’étend par terre d’ un coup de fabre. Sa
tête fanglante roula jufques aux pieds du roi qui
pâlit de frayeur, craignant le même fort pour lui-
même. ce Uafiiirez vous, lui dit le fultan, la perfidie
ne retombe que fur fon auteur. Je me venge
d’un traître; mais je fais refpe&er les droits de
l’humanité envers ceux qui ne l’ont point violée ».
En effet, il traita ce prince & les autres prifonniers
avec une générofité qui n’avoit pas encore eu
d’exemple dans cette partie du monde.
Toutes les pèrfonnés, fansdiftinélion de rang,
d’âge, de pays , de religion , trouvoient un accès
libre auprès de lui : les mufulmans, les chrétiens, j
les étrangers, les pauvres, les riches, tous éroiept
admis à fon tribunal , & jugés félon les loix ,
©u plutôt félon l’équité naturelle. Son neveu,,Teki-
Eddein, ayant été cité en jugement par un par-
ticulier,- il le força de comparoître. Un certain
Omar , marchand dJAkhlat, ville indépendante
de Saladin, eut même la hardie (Te de préfenter
une requête contre ce monarque devant le cadi
de Jéiufalem, àd’occafion d’un efclave dont il
réclainoit la. fucceffion que le fultan avoit recueillie.
Le juge étonné avertie Saladin des prétentions
de cet homme, & lui demanda ce qu’on dévoie
faire. Ce qui eft jufie, répliqua le fultan. Il comparut
au jour nommé, défendit lui-même fa caufe,
la gagna j ■ & loin de punir la témérité de ce marchand,
illui fit donner une grofTe forfime d’argent,
voulant le récompenfer d’avoir eu affez bonne opinion
de fon intégrité, pour ofer réclamer fa justice
dans fon propre tribunal, fans craindre qu’elle
y fût violée.
Ses fujets , qui connoîffoient fa bonté , ne crai-
gnoifent pas de l’importuner , à toutes les heures ,
de leurs querelles particulières. Un jour ce prince,
après avoir travaillé tout le matin avec fes émir»
ik fes min lires , s’étoit écarté de la foule pour
prendre quelque repos. Un efclave vint dans cet
infiant pour lui -demander audience 5 Saladin lui
dit de revenir le lendemain : Mon affaire, répondit
l’efclave , ne fouffre aucun délai , & lui jetta
fon mémoire prefque fur le vifage. Le fultan,
ramafla ce papier fans s’émouvoir, le lut, trouva
la demande jufie , & accorda ce qu’on follicitoit 5
enfuite fe tournant vers Es officiers qui parciffoient
furpris de tant de bonté: » C et homme, leur
dit-il , ne m’a point offenfe ; je Jui ai rend»
juftice , & j’ai fait mon devoir ».
Une autre fois, tandis qu’il délibéroît avec fes
eénéraux fur les opérations de la guerre , une
femme lui préfenta un placet. Saladin lui fit dire
d’ attendre. » Et pourquoi , s’écria t-eile , ête»-
vous notre ro:-, fi vous ne voulez pas être notre
juge»? Elle a rai fon , répondit le fultan ; il
quitta l’affemblée, s ’approcha de cette femme,
écouta fes plaintes, & la renvoya fatisfaite.
• Le grand Saladin conquit la Syrie, l’Arabie,
la Perfe & la Méfopotâmie. Maître de tant de
pays , il fongea bientôt à conquérir le royaume
~de Jérufalem • i . Gui de Lufignan raffembla , dans
la Galilée , les chrétiens divifos que le péril réu-
laiffoit, & marcha contre Saladin : ils furent tous
tués ou pris. Le roi cap tif, qui ne s’attendoit
qu’à la mort, fut étonné d’étie traité par Saladin
comme aujourd'hui les prifonniers de guerre le
font par les généraux les plus humains.
Le vainqueur, arrivé aux portes de Jerufa’em,
qui ne pouvoit plus fe défendre, accorda à la
reine, femme de Lufignan, une capitulation qu’elle
nattendoit pas.
Lorfqü’ il fit fon entrée dans la ville, plufieurs
femmes vinrent fe jetter à fes pieds, en lui redemandant
v le s unes leurs maris , les autres leurs
enfans ou leurs pères qui étoient dans fes fors :
il les leur rendit avec- une générofité qui n’avoit
pas encore eu d'exemple, dans cette partie du
monde.
Au bruit des vi&oires de Saladin , toutes
l’Europe fut troublée. Le pape Clément III remua
la France , l ’Allemagne , l’Angleterre , mais un
empereur Sc deux rois puiffans ne purent pré