
94 O D E
pi
AieVtv, enfeigne-moi Cufage
Dc tes plus noirs enchantemens :
Formons pour lui quelque breuvage
Egal au poifon des amans.
Ah 1 J i dans ma fureur extrême
Je tenais ce rnonjîre odieux
Le voilà., lui dit l’amour même j
Q^ui foudain parut à fes yeux.
yenge-tûi , punis ,J î tu i’ofes.
Interdite à ce prompt retour,
Elle prit un bouquet dc rofes
Pour donner le fouet à l ’amour.
On dit même que la bergtre
Dans fes bras n’ofint le prejfcr^
En jrappant d’une main Ugere ,
Craignait encor de le blejfer.
Le fentiment, la naïveté, l’air de la négligence ,
Ôi une certaine molleïTe voluptueiife dans le ftyle,
îont le charme de Vode anacrcontique; &: Chaulieu
dans ce genre, auroit peut-être effacé Anacréon lui-
même, ii, avec ces graces qui lui étoient naturelles,
il eut voulu fe donner le loin d’être moins diffus &
plus châtié. Quoi de plus doux , de plus élégant que
ces vers à M. de la Farre !
O toi qui de mon ame cjî la ckere moitié ;
Toi qui joins la delicatejje
Des fentimens d'une maîtreffe
A la foHdité d'une Jure amitié ;
La Farre, il faut bientôt que la parque cruelle
Vienne rompre de J i doux noeuds;
Et malgré nos cris & nos voeux ,
Bientôt nous efjuierons une abjence éternelle.
Chaque jour jcJ'ens qu’à grands pas
J'entre dans ce fcnlier obfcur & difficile
Q^ui va me conduire là-bas
Rejoindre Caïule & Virgile.
Là font des berceaux toujours verds.
Affis à coté de I.esbie^
Je leur parlerai de tes vers
E l de ton aimable génie ;
Je leur raconterai comment
Tu recueillis f i galamment
La mufe qu’ils avoient laiffécy
E t comme elle fut fagement.
Par la parejfe auiorifée ,
Préférer avec agrément
Au tour brillant de la penfée
La vérité du fentiment.
M. de Voltaire a joint à ce beau naturel de Chau-
Heu, plus de correftion & de coloris; & fes poélies
familières font pour la plupart d’excellens modèles
de la gaieté noble & de la liberté qui doivent régner
dans Yode anacréontique.
Le tems de l’o^/e bachique eft palTé. C ’étolt autrefois
la mode de chanter h table. Les poètes com-
pofoient le verre à la main, & leur ivreffe n’étoit
pas fimulée. Cet heureux délire a produit des chan-
fons pleines de verve & d’enihoufiafme. J’en ai cité
quelques exemples dans l’article de la CHANSON.
En VOICI deux qu Anacreon n’eùt pas défavouées.
Je ne changerois pas pour la coupe des roisy
Le petit verre que tu vois :
Amiy c eft qu il eflfait de la même fougère,
Sur laquelle cent fois
Repofa ma bergere.
L’autre roule fur la même idée, mais le même
fentiment n’y eft pas,
Vous rfavej^pas , humble fougere ,
V éclat des fleurs qui parent le printems ;
O D E
Mais leurs beautés ne durent guère j
Les vôtresplaij'ent en tout tems.
Vous oÿre:^ des fecours charmans
Aux plaiftrs les plus doux qu’on goûte fur la terre :
Vous ferve^^ de Ut aux amans y
Aux buveurs vous ferve^ de verre.
Dans tous les genres que je viens de parcourir,'
non feulement Iode eft dramatique dans la bouche
du poete ; il eft encore permis au poète d’y céder
la parole à un perfonnage qu’il a introduit, & Ton
en voit des exemples dans Pindare, dans Anacréon
dansSapho, dans Horace, &c. Mais celui-ci eft ^
je crois, le premier qui ait mis l’ode en dialogue;
& l’exemple qu’il en a IFx^iypontc gratus eram libi,
eft un modela de dclicaieftè. Voye^ Lyriqu e &
C han so n , Suppl. (^M. Ma rm o n t e l .')
Ce petitpoème lyrique,auquel lesanciensavoient
donné le nom à’ode, s’eft préfenté fous tant de formes
différentes, & eft fufceptible de tant de fortes de
caraéleres, qu il paroit impoffible d’en donner une
notion déterminée, qui exprime ce qui eft effentiel
à toute ode , & en même tems ce qui la diftingue
d’une autre, d’une efpece quelconque. A peine
depuis le rofier jiifqu’au chêne y a-t-il autant d’ef-
peces d’arbuftes & d ’arbres qu’il exifte d’efpcces
à’odes différentes , depuis le lublime plndarique juf-
qu’au gracieux anacréontique. Les Grecs paroifl'ent
plutôt avoir fonde le caraéfere de cette elpece de
poème fur la forme extérieure & la forte de vers
que lur des propriétés intrinfequcs. Les critiques
modernes ont donné des définitions de Vode qui en
déterminent le caraélere intrinfeque ; mais , fi l’on
veut s’y tenir rigoureufement, il faudra refufer le
titre à'ode à quelques-unes de celles de Pindare 6c
à un bon nombre de celles d’Horace.
Ce en quoi tous les critiques font d’accord , c’eft
que Vode conftitue Pefpece de poème la plus élevée,
èc qu on y apperçoit au plus haut degré ce qui con-
ftitiie proprement la poéfie. Ce qui diftingue le poète
de tout autre homme, & en fait proprement un poète,
fe trouve plus éminemment dans le faifeur à'odes
que dans tout autre. II ne faut pas entendre par-là
que chaque ode demande plus de génie poétique que
dans toute autre efpece de poème , & qu’ainfi Anacréon
foit plus grand poète qu’Horace ; mais cela
veut dire que la maniéré dont le poète, dans chaque
cas particulier, produit fes idées & exprime fes
fentimens d’une façon oii entre plus de poéfie, fi
c’eft une ode y qu’il n’en meitroit en produifant cette
idée & en exprimant ce fentiment dans l’épopée,
ou dans tout autre genre de poème , eft plus poétique.
Tout ce qu’il dit dans Vode, a un ton plus poétique
; ce font des images plus vives , des applications
plus extraordinaires, des fentimens plus animés
que l’on n’en rencontre par-tout ailleurs. En un mot,
il s’éloigne plus à toutes fortes d’égards de la façon
ordinaire de parler que tout autre poète. C’eft-là
fon vrai caraftere.
Il ne s’enfuit pas de-Ià que toute ode folr nécef-
fairement d’un genre fublime , & qu’elle exige des
tranfports : mais chaque ode, fuivant fon efpece , ôc
proportionnellement à ce qu’elle doit exprimer, eft
iouverainement poétique : fes exprefiions, fes applications
, quelque petit & léger que foit d’ailleurs
fon fujet, ont toujours quelque chofe d’extraordinaire
qui jette plus ou moins dans la furprife, dans
l’admiration , & fixe l'attention du lefteur. Pour
éprouver ces fentimens , qu’on life la vingtième ode
du premier livre d’Horace. Mecenas s’éroit invité
lui-même chez le poète. Celui ci auroit pu répondre:
Vous êtes le maure de venir yfi vous voule^ vous accom"
moderde la mauvaife chere que je puis vous faUe. Un
poète qui n’auroit pas fii s’élever jufqu’à Vode^ auroit
O D E pu donner à cette réponfe un affaifonnement poli &
fpiriiuel ; mais Horace fait prendre à fes idées un
tour qui produit le ton de Vode faphique la plus
remplie de fentiment ; & fe livrant à fa verve qui fe
irouvoit dans un de fes momens les plus favorables,
il enfante une ode charmante.
Ainfi cc n’eft point dans la grandeur de l’objet
chanté, de l’importance de l’étoffe maniée, qu’on
doit chercher le caraftere de Vode;çllç eft uniquement
redevable au génie particulier plein de feu
du poète , qui fait placer la choie la plus commune
dans un jour où elle enchante l’imagination & allume
le fentiment. Autant qu’il eft difficile de faifir le ca-
raftériftique de cette efpece de poème dans chaque
bonne ode , autant le feroii-il de le bien développer
ibL d’en donner une defeription circonftancice.
Vode étant le fruit du plus grand feu de l’infpira-
lion , ou du moins de la plus vive faillie de la
v e rv e , elle ne l'auroit avoir une longueur fort confi-
dérable ; car naturellement une pareille fimation de
l’efprit ne peut durer long - tems ; & comme pendant
fa durée on ne fait attention qu’à ce qui peut
vivement affeâer, il ne doit fe rencontrer dans une
ode que des penfées , des images, des fentimens, des
exprefiions qui aient une force toute particulière
jufqu’à l’hyperbole , où l’on apperçoive un vol
élevé & des agrcmens imprévus ; tout ce qui a l’air
réfléchi & recherché ne fauroit y entrer. De cette
façon l’ordre des idées ne peut qu’être parfaitement
naturel dans cet état extraordinaire de l’ame, o i i ,
fans rien chercher, elle s’abandonne à la pente , ou
plutôt au torrent qui l’entraîne : elle puife dans le
fond le plus abondant des idées & des images les
plus vives que la nature elle-même lui préfente : on
fent comment une idée naît de l’autre, fans aucun
travail , fans aucune méthode , mais uniquement
par la vivacité de l ’imagination , par le feu du génie.
Cela ne demande point un ordre pareil à celui que
l’entendement met dans une fuite d’idées , foit qu’il
les réuniffe ou les décompofe ; mais tout fuit les
loix de l’imagination & du fentiment, facultés qui
guident le poète dans fon déclin , & qui le condiii-
fent à quelque conclufion heureufe par laquelle il
laiffe fon auditeur dans l’extafe d’une furprife inattendue
, ou dans les délices d’une douce fatisfaûion.
Par ce moyen toute bonne ode eft une image véritable
& fort intérefiaiîte de l’état intérieur oîi l’ame
d’un poète , doué d’un génie diftingue , a été mife ,
pour un court efpace de tems , par quelque circon-
ftance particulière. On aura une idée allez exaéle-
ment déterminée de cc poème fingulier , fi on fe le
repréfente comme une invocation développée , & ,
fuivanr la natitre du luje t, ornée des couleurs les
plus brillantes ou les plus douces de la poélie.
Suivant cela , nous ne devons pas oublier de faire
entrer dans le caraéfere de Vode une elpece de vers
quijui eft particulière, ün conjeéliire alfément qu’un
état auffi extraordinaire que l’cft celui où l’on fe
trouve comme inondé par le fentiment, &: c’eft-là
véritablement l’état naturel auquel Vode doit fon
origine, demande auffi un ton ôc des fons d’un ordre
extraordinaire, Ainfi le poète appelle à fon fecours
le mouvement, 1 harmonie le rhythme , comme
amant de moyens allurés d’exciter, d’entretenir &
cIc fortifier le lemiment. La lïtuation d’efprit où
ceUti qui fait un ode eft cenfé lé trouver , veut qu’il
emploie des vers pour la plupart courts, quelquefois
un peu iiliis longs, toujours harmonieux 6i. dans
jiifte proportion avec ic fentiment.
On^jeui inférer de-jà que toute ode réelle, qu’elle
oit d’origine hébraïque, grecque ou celtique, fe
îralvt par l'on harmonie, & laifié appercevoir plusde
miifioue qu’cUici'ine autre efpece de poème : cela eft
fondé dans la nature. Quand on penla dans la fuite
O D E 95 à transformer en ouvrages de l’art les odes qui avoient
été d’abord des produêtions de la nature, on réfléchit
beaucoup fur la mefure des fyllabes qui leur conve-
noit, & l’orcillc délicate des poètes Grecs en découvrit
plufieurs elpeces. Quant à l’ordre des vers
dans les ftrophes, qui doit être réitéré jufqu’à la fin,
il femble que ce foit une chofe tout-à-fait contingente
, quoiqu’à prefent on en ait fait une efpece
de loi.
Nous avons fiiffifamment établi, fi je ne me trompe
, le caraâere général de toutes les odes ; mais il
règne une variété infinie dans leurs traits particuliers.
Tantôt leur ton eft élevé & va jufqu’au fublime;
tantôt il n’eft que férleux 6i pathétique ; tantôt il eft
g a i, badin, tendre. Autant qu’il y a de nuances de
tons depuis le cor le plus retentiffant jufqu’à la flûte
la plus douce , autant peut varier le ton des odes ;
& une ode qui a pris un certain ton, ne laiffe pas de
l’élever quelquefois ou de l’abaiffer. Il n’y a pas
moins de variété dans le plan ou dans l’ordre des
idées. Quelquefois le poète s’offre A nos yeux dans
un tranlport, dans un ravilTement dont nous ne fa-
vons pas encore la caufe ; ôc ce n’eft que vers la fin
qu’ il indique fort brièvement ce qui l’a mis dans cet
état. C’eft ainfi que commence Vode de KIopftock
à Bodmer : il s’engage tout-à-coup dans le labyrinthe
des voies de la providence , & s’y enfonce de plus
en plus, fans inftruire de ce qui l’a jette dans ces profondes
méditations. Il tend à s’expliquer, en difant
que les biens dont nous jouiffons, reffemblent, pour
la plupart, à des fonges paflagers ; & à la fin il
s’écrie que tel a été fon fort, lorfqu’après avoir fait
la connoiffance de Bodmer, il a fallu s’en féparer &
s’arracher d’entre fes bras. Tout au contraire , dans
d’autres odes, le poète annonce dés l’entrée le fujet
de fon poème, mais prefqu’aufil-tôt il le perd de
vu e , & va jufqu’à la fin de digreflions en digrefîions,
mais qui naiflêni toutes du fentiment dont il eft rempli.
Nous en trouvons un exemple dans l’ode d’Horace
fur rembarquement de Virgile. Le poète montre
d’abord fon objet parle voeu qu’il fait pour l’heu-
reufe navigation du vaiffeau qui emporte la moitié
de fon ame. Mais auffi-tôt U quitte cet objet : les
foucis que lui infpirent les dangers de fon ami le
conduifent à des réflexions ameres fur la témérité
des hommes, qui fe hafarderent les premiers d’aller
farmer : de-là il fejette dans d’autres réflexions plus
générales encore , fur toutes les folies dont les
hommes font capables, & à la fin il emploie ces
idées & ces exprefiions exagérées, & d u v ra if ty le
de Vode :
Coelum ipfum peiimus jîultitid ; neque
Per nofîrum patimur fcehis
Iracunda Jovern ponere fulmina.
C ’eft donc précifément le rebours de Vode de KIopftock
que nous avons Indiquée. L’une & l’autre de
ces odes ne préfentent qu’un Inftant l’objet qui a
excité la v e rv e , & tout le refte coule au gré de
l ’imagination du poète.
Il y a des odes dont l’objet fait le fonds d’un bout
à l’autre. Telle eft la fécondé du premier livre d’Horace
, qui eft une hymne à Mercure, fans le moindre
écart, ni objet accefl'oire : le poète ne détourne pas
un Inftant les yeux de deffiis la divinité qu’il invoque.
Vode de KIopftock , intitulée les deux Mufes^
eft une defeription admirablement poétique de l ’objet
dont il ne s’écarte pas le moins du monde ; & la
plupart des odes d’Anacréon ne font que de gracieu-
fes peintures d’objets que le poète confidere fans
interruption.
Dans d’autres odes il eft alternativement queftion
des caufes des effets. Le poète , à la vérité , fait
de fréquentes excurfions qui paroiffent l’éloigner dc