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444 P O E W faut conficlcrer qi.'Us’élcve quelquefois dansl’ame
des idées ou des fentimens qui, tantôt par leur viva-
cité y tsntôt piif tins douceur infinuaute , ruais victo-
rieui’é, quelquefois par une certaine grandeur qu’elles
tirent de la religion ou de la politique , s’emparent fi
puill'amracnt de toutes nos facultés, qu’il en réfulte
un enthouliafme doux ou véhément, dans lequel les
paroles coulent comme un torrent, iSc s’arrangent
tout autrement que dans le calme de la vie commune.
Celui qui eft fufceptible de ces impreffions, & que
la nature a en même rems organifé de maniéré a
fentir les finefles dont l’oreille juge , voilà le poïee né,
Ainfi le fonds du génie poétique ne peut être placé
que dans une extrême fenllbilité de l’arne, affociée
à une vivacité extraordinaire d imagination. Les im-
preffions agréables on défagréables font fi fortes dans
le poiu, qu’il s’y livre tout entier, fixe fon attention
fur ce qui fe paffe aii-dedans de lu i, & donne un
libre cours à l’exprelTion des fentimens qu’il éprouve :
alors il oublie tous les objets qui l’environnent, pour
ne s’occuper que de ceux que fon imagination lui
préfente , & qui femblent agir fur fes fens même. Il
entre dans cet enthoufîafme qui, fuivant l’efpece du
fentiment qui le produit, montre fa véhémence ou
fa douceur, tant par le ton de la voix que par le flux
des termes.
Mais à ce v if fentiment fe joint une force extraordinaire
d’imagination, dont le caraftere varie fiii-
vant le génie particnlier du /^oae. II juge de tout
d’une façon qui lui eft propre ; il n’apperçoit dans
i’objet que ce qui l’intéreffe ; il découvre des rapports
& des points de vue que tout autre , ou que
lui-même , de fens froid , n’auroit jamais découvertes.
Le récit des exploits que les Grecs avoient faits
au fiege de Troye fit fur l’ame d’Homere de fi fortes
impreftions , que tout fon génie en fut comme em-
brâfé. Il déploya cette force extraordinaire dont la
nature avoit doué fon efprit, la confacra à dépeindre
, de la maniéré la plus exprefilve , ces exploits
dont il étoit fi charmé : il monta fon imagination
, de maniéré qu’elle mettoit fous fes yeux les
grands hommes qui s’etoient fignalés dans les champs
Troyens ; il fe tranfporta lui-même dans ces champs,
il vit l’éclat des armes, il entendit leur bruit ; & ,
placé au milieu de ces combats , il fut en état d’en
décrire toutes les circonftances comme s’il en avoit
été effeélivement le témoin. Il fe transformoit dans
les principauxperfonnages; H étoitlui-même Achille
ou Hetftor, tandis qu’il faifoit parler ou agir ces
guerriers ; il emroii dans les rranfports de leurs paf-
fions, & les exhaloit au(ïï vivement qu’ils l’euffent
fait. Il paffoit avec facilité du parti des Grecs à celui
des Troyens ; il partageoit leurs dangers , leurs
craintes , leurs efpérances ; il étoit en un mot partout
, il jouoit tous les rôles & faifoit tous les perfonnages
avec un égal fuccès. Quand fon ame avoit
éprouvé ces fituations différentes, il naiffoit en lui un
defir ardent de les communiquer à d’autres , de les
pénétrer des memes fentimens dont il étoit rempli,
de les convaincre pleinement de leur importance : il
auroit voulu raffembler toutes les tribus des Grecs,
& les jetter dans l’enthoufiafme qui le dominoit. Ce
defir étoit le principe d’une nouvelle infpiraiion , &
il prenoit le ton d’un homme qui dit les chofes les
plus importantes, & qui les dit à la nation qui a le
plus d’intérêt à les entendre.
Ces qualités , le feu de l'imagination, la vivacité
du fentiment, Sc le penchant irréfiftible à mettre les
autres dans les fituations oii l’on fe trouve, font
donc les élémens du génie poétique ; mais quelquefois
auffi ce font des principes d’écarts ôc d’exrra-
vagances, quand ils ne font pas réglés par un jugement
fain, par un difeernement exact, par une force
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d’efprit fuffifantc pour fe bien connoître fol-même ,
& les circonftances dans lefquelles on eft placé. Sans
ces dernieres qualités, les premieres font en pure
perte ; elles deviennent plus nuifibles qu’avantageu-
fes. Ainfi qu’un peintre à qui la jufteffe du coup-
d’oe il& le long exercice de fon art, ont donné la plus
grande facilité à manier le pinceau, au fort de l’imagination
brûlante qui l’entraîne, ne laiffe pourtant
pas échapper un trait qui bleffe les regies de l’art ;
de même un bon /’oe/t; prête toujours l’oreille aux
confeils de la fageffe de la raifon, 6c ne permet
pas à l’imagination d’étouffer leur voix. Il eft tellement
accoutumé à juger fainement, & à ne dire que
ce qui convient au teins & au lieu oîi il le dit, que
la raifon ne l’abandonne jamais , pas même dans le
moment oîi il ne fe connoît pas lui-même. La nature
des chofes eft toujours fon guide ; il l’embellit, l’ag-
grandit, mais ne la contredit jamais.
On pourrolt donc dire en peu de mots, que le
grand pocie eft un homme d’un jugement exquis
d’un goût délicat, qui imagine vivement & qui fent
fortement. Le mélange inégal de ces qualités, & les
proportions variées de leurs différens degrés, forment
, avec le tempérament, la différence des génies
poétiques. Anacréon, dans fon genre, eftaufli bon
/7oïie qu’Homere dans le fien ; mais l’ame du/»or/e de
Téos n’étoit acceflible qu’aux impreffions des objets
de la volupté ; le feu qu’elles allumoient en lui croît
une flamme douce qui brilloit fans brûler. Quand il
entroit dans les accès de cet enthoufîafme voluptueux
, fon ame délicate voltigeoit comme l’abeille
fur les objets les plus attrayans&les plus favoureux,
elle en tiroit un miel exquis; & tandis qu’elle s’en
raffafioit, elle auroit voulu rendre tous les hommes
participans de ces délices. Mais le chantre d’Achille
ne pouvoir être affeété que par le grand ôc le terrible.
Ilrapportoit tout aux effets de la vertu héroïque ;
ÔC en cela il fiiivoit l ’impulfion de fon propre génie,
élevé, patriotique, à qui rien ne plaifoit que le tumulte
des armes ÔC les grandes entreprifes. Voilà
pourquoi, quand il met des perfonnages fur la feene,
c’eft toujours leur grandeur, leur force, leurs qualités
corporelles quul préfente , c’eft dans les périls
éminens qu’il les place ; c’eft par les derniers efforts
de la valeur qu’il les caratlérife : le héros, le patriote ,
le politique s’offrent par-tout ; ôc toutes ces grandes
âmes ne font autre chofe que l’ame même d’Homere.
A cette ardeur bouillante, à cette aâivité prodigieu-
f e , il joint le plus haut degré de pénétration ôc de
jugement, les rlcheffesles plus inépiiifablesdugénie
ôc de l’invention ; il ne manque jamais d’employer les
moyens les plus propres à le conduire à fon but ; il
eft en état de varier continuellement la feene, d’offrir
toujours de nouveaux perfonnages, de les rendre
intéreffans ; ÔC tout fon poeme n’eft que le tableau
le plus magnifique & le plus animé du fujet qu’il s’eft
propofé d’y reprefenter, la colere d’Achille.
Avec de pareils talens un homme peut s’ériger
en dofteur, devenir le bienfaiteur de fa nation
ôc de toutes les nations policées : car de tous
ceux à qui le génie échoit en partage, il n’y en a point
qui puilfent rendre de plus grands fervices au genre
humain que les poïus. Leur feduKante imagination
prête aux objets des charmes irréfiftibles ; leur jugement
folide préfente ces objets fous leur véritable
point de vue ; & la force de leur fentiment eft une
efpece de magie qui enchante Ôc captive ceux à qui
elle fe communique.
Il y a plulleurs portes ouvertes, par lefquelles les
poïus peuvent pénétrer jufqu’à l’ame, Ôc prendre le
ton qui convient aux circonftances : l’épopée , le
drame, l’ode, la chanfon, ôc plufieurs autres formes
différentes s’offrent, ÔC ils font les maîtres de choifir
celle qui s’accommode à leur fujet. Tout c« qid ^
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jamais cie un uu uécoûvert pour l e ----------- ----
nité, vérités, regies de conduite, modèles de meeurs,
vertus, e.vploits; eft appelle à mettre tout
cela fous les yeux des hommes & û l’infinuer dans
leur cosur. Nulle part les hommes ne font encore auffi
éclairés auffi bons , auffi purs dans leurs moeurs
qu’ils pourroient ÔC devroient l’être. Ainfi le pocte a
encore des occafions ÔC des moyens fans nombre de
rendre d’importans fervices.
Mais ceux qui fe propofent de les rendre , doivent
préalablement poffeder les rares talens dont nous
avons parlé , ôc s’efforcer d’ en faire l’ufage le plus
noble. Il faut qu’ils emploient ces talens pour exciter
l’attention des hommes ÔC s’attirer leur bienveillance.
Le fon harmonieux des paroles , les portraits
agréables que l’imagination trace, les vives impreffions
du fentiment, font autant de charmes qui attirent
doucement les hommes àla vertu, qui leur font
trouver du plaiftr dans leurs devoirs, qui leur procurent
la conviftion de leurs véritables intérêts, qui
amortlffeut la rigueur des coups inévitables du fort,
qui diminuent l’amertume des foucis , quitemperent
le feu des paffions, ôc qui font naître toutes les af-
feéHons honnêtes ôc louables. C ’eft ainfi qu’Orphée
tiroit les hommes de l’état fauvage ; que Thalès inl'pi-
roit l’union à des citoyens ôc les portoit à fe foumet-
tre volontairement aux loix ; que T yrtée menoit fes
compatriotes aux combats ÔC les rempliffoit d’une
ardeur martiale par fes chants ; qu’Homere enfin eft
devenu le prccepreur des politiques, des héros & de
chaque particulier. Par celte route les p o e a s arrivent
à la gloire ôc cueillent le laurier de l’immortalité.
Mais ceux qui bornent l’ufage de leurs talens poétiques
à l’amufement de l’efprit, qui ne peignent à
l’imagination que des objets rians, des images flat-
leufes, fans aucun but, fans les faire fervir à produire
aucune idée , aucun fentiment, qui facilite la
pratique de nos devoirs ; nous pouvons bien les affo-
cier à nos plaifirs , comme des gens de bonne compagnie
, écouter leurs chants comme on écoute celui
du roffignol : mais nous ne pouvons en faire des amis
de confiance , leur accorder une véritable intimité.
Après les avoir ouis, nous conviendrons qu’au fond
ils n’en valoient guere la peine , ôc que le tems qu’ils
nous ont dérobé eft à-peu-près perdu ; nous les blâmerons
de fe mettre en frais d’enthoufiafme ôc de
travail pour dire fi peu de chofes, nous les meprife-
rons même de fe confacrer tout entiers à divertir
leurs femblables ; nous ferons un parallèle entr’eux
& Solon , qui s ’etantmis à chanter une élégie devant
fes concitoyens, leur parut en délire, mais qui avoit
& obtint le noble but de leur donner de fages confeils,
& de leur faire prendre de falutaires réfolutions.
Voyez Plutarque, Fie de Solon. Nous convenons
que les ouvrages de la plus haute importance , ôc
qui traitent des chofes les plus férieufes, peuvent
devenir beaucoup plus efficaces, fi l’on fait les revêtir
des ornemens , ôc y répandre les agrcmeos dont
ils font fufceptibles. Nous favons que c’eft à cet art
enchanteur qu’Homere doit l’éloge qu’Horacc lui
donne, lorfqu’il afiûre qu’il furpafl'e par la force
perfuafive de fes enfeignemens, les plus grands phi-
îofophes :
Q_uicquid fu pulchriim , quid tiirpc , q u id utile ,
quid non ,
P len ius ac melius Chryjippo & Crantore dicit.
Horat. Ppiji- I. 2.
Neanmoins, quand nous accordons aux poètes
fimplement agréables, une place honorable parmi
les hommes qui ont de l’intelligence ôc des moeurs,
cela ne s étend pas à ceux qui débitent des chofes
egalement contraires au bon fens & aux bienféances,
6c qu on peut comparer aux grenouilles qui crOuffçnr
P O E 445 au fond d’un marais bourbeux. Le nombre de ces
rimailleurs eft fi grand , qu’ils expofent la poéfie en
général à être regardée comme un talent futile &
comme une occupation mcprifable : ce font eux qui
ont attiré au plus noble de tous les beaux arts l’accablant
reproche dont Opitz gémit, ÔC qui s’aggrave
tous les jours de plus en plus,au détriment de cet art
divin. Le pere de la poéfie allemande , dit , « que
» quantité de gens regardent un poète comme un
» liomme de néant, ôc ne le croient bon à rien ,
» n étant pas capable de l’application ferieufe qu’exi-
« gem les grands emplois, ou de l’affiduité requife
» pour le commerce ÔC les profeflions, parce que
» toujours abforbé dans fes agréables folies, dans
» fes voluptés léduifanies , rien ne l’intcreffe, à
» moins qu’il ne s’y rapporte , Ôc on l’invite envain
» à entrer dans les routes qui conduifent aux autres
yy arts ôc aux fciences, à fe diftinguer par des talens
yy ôc des fervices quipuiffem lui faire un véritable
yy honneur, Ôc procurer une utilité réelle. O u i, cela
» va jufqu’à ne point connoître d’injure plus grande
yy à faire à quelqu’un que de dire qu’il eft un poète ;
» comme cela eft arrivé à Erafme de Rotterdam ,
yy que de grofliers adverfaires ont ainfi qualifié. . . ,
yy Avec cela , en réuniffant tous les menfonges que
» les poètes débitent, tout ce qu’il y a de fcandaleux
yy dans leurs écrits ôc dans leur vie , on en vient juf-
» qu’à dire que quiconque eft bon poète y ne peut
» qu’être en même tems un méchant homme yy.
Opitz, dans le troifieme chapitre de fon livre fur la
poéfie allemande. Les plaintes que le jéfuite Strada
faifoit fur les abus de la poéfie de fon tems, peuvent
être repérées dans le nôtre : Adto deformia 6- feeda
carminum potunta nofra hac atas videt, adeo pofremi
quique poetarum Lutulentijluunt hauriuntqiu deface ;
ut finclum poetoe olirn nomen timide jam à bonis iifur-
petur y perinde qitafi honeflo ingenuoque viro poetarn
falutari convicio ac dehonejiamcnioStrada, Proluf,
Acad. L. I. prol. 3.
Il y a cependant dans ces objeftions un grand fond
d’ignorance , ou un grand penchant à la calomnie ,
qui fe manifefle dès qu’on fe rappelle qu’Homere ,
Sophocle , Euripide ôc d’autres perfonnages femblables
, ont été des poètes de profeflion : mais il faut
avouer d’un côté , qu’on peut faire une bien longue
lifte de poètes , tant anciens que modernes , fur qui
ces reproches ne retombent que trop. Il n’eft guere
poffible de rien dire de plus énergique pour la con-
fufion des m a u v a i s ÔC pour maintenir l’honneur
des bons, que ce qui eft renfermé dans le paffage
fuivant d’un des plus fins connoiffeurs. « Je fuis obli-
yy gé d’avouer, dit le comte de Shaftesbury ( Adricc
yy to an Author, part, l.fecl. 3 ) , qu’il feroit difficile
yy de trouver fur la terre une efpece d’hommes de
yy moindre valeur que ceux q u i, dans ces derniers
yy tems, parce qu’ils ont quelque facilité à s’exprimer
» coulamment, quelque vivacité d’efprit mal réglée,
» ÔC quelque imagination , s’arrogent le nom de
» poètes. Pour porter ce nom à jufte titre ôc dans un
yy fens rigoureux, il faut que , comme un véritable
yy artlfle ou architefte dans ce genre, on fâche re-
yy préfenter les hommes ôc les moeurs, donner au
» récit d’une aélion fa forme convenable , la préfen*
yy ter fous tous fes rapports intéreffans ; Ôc celui qui
» s’acquitte bien d’une femblable tâche, eft, à mon
» avis, une toute autre créature que ces prétendus
yy poètes. Lc grand poète eft à la lettre un vrai créa-
» teur, un Prométhee fous Jupiter. Semblable aux
» artiftes dont on vient de parler, ou plutôt à la na-
yy tare même , fource unique de toutes les formes ÔC
yy de tous les modèles, il produit un tout, dont les
yy parties font bien liées ôc bien proportionnées. II
» affigne à chaque palfion l’étendue de fon domaine ;
yy il en prend exactement le ton ÔC la mefure ; U
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