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T R A
fabulcufc; $C dans ce cercle le génie tragique fe fTit
trouvé trop à l’ctroit.
Il eû bien vrai que clans tous les temps & chez
tous les peuples du monde , on femble reconnoitre
dans la fortune de dans ce qu’on appelle le haidrd
des événemens, une t'fpccc de fdtalite , & que par
confequent il ctoîr poHible d’inventer des lujeis oit
tou: fur conduit par le fort ou par des caules inévitables;
mais des accidens lans raj>ports, fans liailon
de l'un à l'autre, aulîi dénués de vraifemblance que
de vérité, n’ayant pour eux ni l’opinion réelle ni
la tradition fabuleiife , auroient manqué de confi-
Rance & d’autorité l'urla l'ccne,& n’am oient pas été
allez cvideniment l’elfet d’une puiilance tyrannique,
attachée à rendre les hommes ou coupables, ou
înalheureux, pour que de ces Ipcdlacles du malheur
& du crime on rcçvit la incune impreirion de terreur
dont les Grecs le fentoient frappés, & dont leur fy*
RC'me religieux nous frappe encore nous-meme dans
les fujets où il e!l empr eint.
Cer amas d’incidens fortuits dont il n’y a rten à
conclure, ont pu occuper nos aïeux à la rena::-
fance des lettres, quand ni l’eij)ric, ni le goût, ni le
jugement même n’éioient formés ; on en failoit lur
tous les théâtres de l'Europe des comédies lans comique,
des l'-agéciîes ians intérêt. La curiofité, la
furprilé étoient les fouies émotions qu’on éprou-
voit à CCS fpedlades ; mais ne connoilTant rien de
mieux on croyoit voirie mieux polîible.
Enfin Corneille ayant découvert, au milieu de ce
cahos, une nouvelle lource d’événemens tragiques,
aulîi intérefîans dans leurs catifes que terrii)!es dans
leurs effets, ce tut un cri univerfel; & l’Europe moderne
reconnut la iragédiii qui lui étôit propre.
L’homme lifrc fous un JDieu julle qui permettolt
le mal, (ans en être la caufe , l’homme en proie à
fes pallions, en butte à celles de fes femblables ,
& rendu malheureux par lui même ou par eux , devint
l’objet de la craglile 6c le nouveau fpeéfacle
affligeant & terrible dont elle frappa les efprits.
Les avantages de ce nouveau lyilême (ont d'être
plust-jcond, plus univerlel, plus moral, plus propre
il la forme & à l’étendue de nos théâtres, plus
îutcepdble de tout le charme de la repréfentation.
Plus fccond ^ parce qu’il met en jeu tous les
relions du coeur humain, qu’il en tait les mobiles de
l’aétion thcâirale , qu’il donne lieu aux développe-
mens de toutes les paffions aftives, que cic leur mélange
il compofe des caraeferes pleins d’énergie ce
de ctialeiir, que de leurs contralles il tire des fitua-
lions va.'‘iées à l'innni; que de leurs combats il fait
naître une foule de mouvemens qui étoient inconnus
aux anciens.
Non leulement la paffion agite l’ame, niais elle
altéré la raifon, la féduit, la trompe, l’égare , & la
range de fon parti : de là tout l’artifice qu’elle emploie
pour en impofer à celui qu’elle obfede & à
tous ceux qu’elle a intérêt de perfuacler & d’émouvoir;
de là l’éloquence de deux paffions contraires
pour le vaincre mutuellement ; de là les changemens
rapides d’opinion , de fentimens & de langage dans
le même homme, foit que deux paffions le tourmentent
& le dominent tour à tour , foit qu’une
feule paffion ait à combattre en lui la bonté naturelle
, à triompher de l’innocence , à vaincre un
refte de pudeur, à faire taire le devoir, à lurmon-
ter la vertu même, à fe délivrer de la honte, 6c à
s’affranchir du remords. Voilà ce qui ouvre à notre
théâtre un champ fi vafle 6c fi fécond.
Quand l’homme agit par une impulllon étrangère
Sc irrélîftible, il n’y a pas à balancer ; mais quand
il doit le décider par les mouvemens de (on coeur ,
6c que ces mouvemens, comme celui des flots,
^pnt tumultueux & rapides, qu’il eff tour à tour
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entraîné en fens contraires avec la même violence ,
que prcfque au même infeant que le dcfir I emporte
la honte le repoulle, 6c qu’au moment que j’elpc-
rance commence à l’clevcr, il fe fem abattu pai la
crainte 6c par la douleur; c’ell là qu’un naturel fen-
fibie , ardent, impétueux, le montre fous toutes les
faces 6c dans toutes les attitudes ; c'eü là que le
génie a de quoi s’exercer dans l’art d’imiter 6c de
peindre. Le lyffêine moderne, ofons le dire, eft le
feul oil le coeur humain ait été jiris par tous les côtés
leiifibles, 6c lavamment apiirotondi.
i " . Plus univtrjkl. Le fylléme ancien eft fondé
fur une opinion locale. Il eft vrai que cette opinion
l'era reçue par-tout comme hypoihele, mais il ne
fera [lermis d’ y adapter que Thiftoire dvs tems &
des lieux oii elle a régné. Au contraire le lyftème
des paffions eft de tous les pays de tous les tivcies.
Par-tout l’homme a été conduit par les mouvemens
de fon coeur; par-tout il s’eft rendu coupable 6c
malheureux par les pallions. Notre théâtre ell le
tableau du monde.
3'’ . Plus moral. C’eft une chofe utile fans doute
que d’habituer l’homme au malheur , puifqu’il y eft
expolé lans celle. Mais d’un côté rindignation , l’impiété,
le dclefpoir; de l’autre le découragement,
l’abattement, l’abandon de foi-même font les écueils
d’une ame ou force ou foible , qui s’eft laiffé frapper
de l’afcendant de la deftinée, de la néceffité d’en
fubir les décrets. Au lieu qu’il eft d’une utilité ab-
loliie d’apprendre à l’homme à fe craindre lui-
même, à être (ans celle en garde contre les ennemis
qu’il recele au fond de Ion coeur.
Dans un état expol'é à de grands périls, fujet à de
grandes révolutions, où tout homme devoit être
déterminé à Totit ril'quer, à tout fouffrir, peut-être
cet abandon de loi-même aux décrets de la dclfince,
étoit-il la vertu de premier btfoin, 6c devoit-il former
le caraêleie national; mais dans une monarchie
vafte 6c tranquille, où une partie des forces de
la nation lùffit à la défenfe , le bonheur public tient
effentlellement à des moeurs tempérées. La tragédie
qui réprime les mouvemens de i’anie,eft donc une
leçon politique en môme tems qu’une leçon de
moeurs. La haine, la colere, la vengeance, l’ambition,
la noire envie Sz fur-tout l’amour étendent
leurs ravages dans tous les états, dans tous les ordres
de }<i fociété. Ce lont là les vrais ennemis domefti-
ques, 6c ceux qu’il eft le plus effentiei de nous faire
craindre, par la peinture des malheurs où ils peuvent
nous entraîner, puifqu’ils y ont entraîné deshommes
foLivent moins foibles, plus fages & plus
vertueux que nous ; 6c c’eft à quoi les Grecs n’ont
pas même penié. Si dans la tragédie ancienne la
pafflon eft quelquefois la caufe ou l’inftrument du
malheur, ce malheur ne tombe pas fur l’homme
paffionnc, mais fur quelque viéfime innocente. Or
pour réprimer en nous la paffion, il ne s’agit pas
de nous faire voir qu’elle eft funefte aux autres,,
mais à nous-mêmes. On diroit que les Grecs évi-
loient à deffein le but moral que nous cherchons,
car ils n’ont pu le méconnoître. Quoi de plus fim-
ple en eft'et pour guérir les hommes de leurs paffions
que de leur en montrer les viélimes ? Quoi de plus
terrible que l’exemple d’un homme à qui la nature
6c la fortune avoient tout accordé jiour être heureux,
6c en qui une feule jialfion, la même dont
chacun de nous jiorte le germe dans Ion Icm , a tout
ravagé, tout détruit ? C’eft cc rapport, cette indu-
élion qui rend l’exemple lahitaire; & Arillote lui-
même l'a reconnu, mais dans la rhétorique. « L’o-
» rateur, dii-il, pour imprimer la crainte à les aii-
» diteurs, doit leur faire voir qu’ils lont en péril, &
» pour cela meure l'ous leurs yeux l’exemple de
» ceux qui lont tombés dans les malheurs dont il
î
' k , kk n
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» les menace ». Mais l’orateur ne leur dit pas ; Si
vous difpute:^ U pas à un inconnu , comme fit (Sdipe ,
Ou f vous eus curieux comme lui., vous luere^ votre
pcrc , vous époiifen^ votre mere , vous vous arracherez
les yeux. U leur dit : Si vous vous livrez à vos pajfons,
vous en ferez viclimts • Jî vous calomnier^ U jujet ,Jc
vous opprimez l innocentle ciel qui les aime les vengera.
S’il nous préfente un raviffeur horriblement
puni comme Thiefte, il ne nous fera pas voir à côté
un monllie exécrable comme Atrée jouilî'ant de fa
vengeance 6c du jour qu’il a fait pâlir. Mais il op-
polcra l’innocent au coupable, 6c nous montrera
celui-ci plus malheureux dans fes fucccs que l’autre
au comble de l’infortune , l’enfer d.ins i’aine d’Ani-
rus, le ciel dans i’amc de Socrate. Enfin s’il nous
met fous les yeux des exemples de la peine attachée
au crime, cl- crime ne lera pas l'effet de l’erreur ;
car de l’erreur il n’y a rien à conclure ; mais de la
foibleft'e, Je l’imprudence ou do la paftion ; car on
peut y reniéJier. Il ell Jonc évident que le deffein
qti’Ariftote attribue à l'orateur & celui qu’il attribue
au poète ne lont pas les mêmes. Le but de l’orateur
dans fon fens eft de rendre les hommes juftes 6c fa-
ges par crainte; &: le but du poète eft de les guérir
de la crainte, en les habituant au malheur.
Or celte dil'parate n’exifte plus entre la morale
(je l’éloquence & celle de la tragédie; 6c dans le
fyrtême moderne , le but du poète eft le même que
celui de l’orateur.
4^. Ce fyfémc e f encore plus propre d U forme
de nos théâtres. J'en ai déjà indiqué Li raifon. Le
théâtre a fa pcripcdlive ; le nôtre eft nccelTaire-
ment moins vafte que celui des Grecs ; le Ipedlacle
qui chez eux étoit une lolemniré, n’eft chez nous
qu’un amufement : au lieu d’une nation alî’emblée ,
c’eft un petit nombre de citoyens; au lieu d’un
grand cirque en pleincicl,c’eft une allez petite fille.
L’avantage du théâtre ancien étoit donc dans la pantomime
6c dans la force des tableaux ; l’avantage
du nôtre eft dans l’éloquence 6c dans la beauté des
details. On a dit cent fois que les Grecs avoient dédaigné
de mettre l'amour fur leur théâtre. On n’a
pas vu qu’il leur eût été impoliîble de l’y peindre
comme nos [)oètes l’ont peint ; que ces détails , ces
gradations, ces nuances fi délicates qui en font la
décence & le charme , répugnent à la léuie idée du
mannequin, du calque, du porte-voix d’un homme
jouant Ariane, 6c reprochant au parjure Thvfee le
crime de l’abandonner. On n’a pas vu que la même
caufe avoir exclu de leur théâtre prefque toutes les
paffions aéflves; 6c quel! quelquefois ils les y ont
employées, ce n’a été que par elquiffes,en les ébauchant
à grands traits. Les (jrecs alloient à leur theatre
apprendre à Ibuffrir, & non pas à fe vaincre.
Avec des plaintes , des cris, des lannes, des mouvemens
d'effroi,de douleur 61 de délei'poir, un malheureux
, pourfuivi parles dieux ou accablé par la
deftinée, étoit fur d’émouvoir , d’attendrir tout un
peuple. C’etoit moins de beaux vers que des hurle-
mens effroyables ou des gémilîèmens profonds que
l’on entendoit de li loin.
Chez nous aucun des accens de l’ame , aucun des
traits les plus délicats de la paillon n’eft perdu ; tous
les détails de l’expreffion , toutes les nuances de la
penfée 6c du ientiment font apperçus 6c vivement
fentis.
Je ne dis pas que le tragique moderne foit dénué
de force ; je dis qu’il en a moins , qu’il en doit nioins
avoir que le tragique ancien , parce qu’il eft vu de
plus près; je dis qu’en s’affoibliirant du côté des
peintures , il a dû s’cri dédommager du côté des
fentimens , 6c que pour cela le (yftême qui j);êie le
plus à l’éloquence de fame, eft ce qui lui convient
1J mieux.
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•) . Il e f plus fufcepuble enfn de tout le charme
de lu repnfenuuion. En parlant de la feene antique
on ne ceffe de nous vanter ces théâtres immenles
que le ciel cclairoit ; 6c on ne fait j\is atremion que
dans ües fpedlades donnés quatre fois l’an à toute la
, vafte étendue étoit d’une
nccelùté mdilpenfable & bien plus nuilible qii’a-
vantageufeà la beauté de l’imitation; qu’elle faifolt
violence à route efpece de vraifemblance & d’illu-
lion théâtrale ; qu’il étoit impoffible au peintre de
diltiibuer les lumières & les ombres dans les décorations
d un theatre éclairé par le jour ; que l’adfeur
joiioit (ous un nialque , dont la bouche arrondie en
trompe lui tenoit lieu de porte-voix; que ce mafque
n expnmoit nen , 6c qu’un homme jouant Elecfre ,
Iphigénie ou Phedre avec un mafque 6c un porte-
voix, dcvoit être au moins peu touchant; que le cothurne,
en exhauffant la taille jufqu’à la hauteur de
huit pieos, en failoit un colofté énorme 6c grotef-
quement compofé ; que s’il eft vrai, comme on le
d it , que la tête de radeur fût dans un cafqiie 6c le
corps dans un mannequin, c’étoit le comble de la
difformité; & qu’en fuppol^ant même, par impoffi-
ble, entre la taille, la figure & le gefte d’un homme
ainn façonné, (jucdqu’dpece de proportion 6c d’en-
fempie , il en feroit toujours de cette imitation dramatique
, relativement à la nôtre, comme d’une
ftatue cololîale grolïïércmem taillée , comparée à
une ftatue de grandeur naturelle dont tous les traits
(croient finis.
Mais au lieu d’un théâtre immenfe qui dans l’éloignement
déroboit à la vue ces dilîbrmités, fup-
polez les tragédies de Sophocle 6c d’Euripide , fans
aucun changement, rcprélentces à notre maniéré ,
6c lui- des théâtres proportionnés à i ’érendne de la
voix & à la portée de la vue; alors le naturel, la
VI aileinblancc , l’illuiion theatrale y lera ; mais alors
mcnie combien l’art de I’acfeur ne léra-t il pas à l’étroit
! l’expreffion de la fouffrance eft pathétique;
mais du côté de l’art elle n’a rien qui favorile & développe
les grands talens. L’afteur le plus commun ,
dans des rourmens ou dans des fureurs, imitera les
cris de Philoclete, ou les riigiffemens d’Orefte ; 6c
dans la déclamation comme dans la peinture , les
mouvemens forcés, violens, conviilffts (ont ce qu’il
y a de plus ailé. La giande difficulté de l’art eft dans
i e.vpreiüon fimultanée de deux lentimens qui ai^i-
lent l’ame, dans le (jaffage de l’iin i l’autre, dans
les gradations, les nuances, les mouvemens divers
ou d’une feule paffion ou de deux paffions contrai-
res, dans leur calme frompeur , dans leur fougue
rapide , dans leurs elans impétueux, enfin dans cette
foule d accidens variés qui forment enfembie le tableau
des orages du coeur humain. Que l’on compare
les rôles les plus paffionnés du théâtre grec
avec les rôles de Néron , d’Ürofmane 6c de Rhada-
miftc,avec les rôles de Cléopâtre dans Rodogune,
de Roxane dans Bajazet, d’Hermionc dans Andro-
maque , d’Alzire 6c de Sémiramis; que l’on compare
la Ehedre d’Euripide avec celle de Racine , i’Eleélre
de Sophocle avec celle de M. de Voltaire, avec ce
rôle qui a été le triomphe de la célébré Clairon ;
clans le grec on verra des couleurs fortes mais entières
, lans reflets & fans demi-teintes ; dans le François
mille nuances qui, loin cl’affoiblir la peinture, ne
la rendent que plus vivante, plus variée 6c plus fen-
finie. C ’eft le grand avantage que nous avons tiré
de la petiteffe de nos theatres; 6c ceux qui propo-
lenr de les agrandir , ne fivent pas le tort cju’ils
veulent faire à l’art du poète & à celui de l’acteur.
Des rmSurs & d..s caracleres. Si l’on a b.en conçu
le lyftême des anciens , on fera peu (urpris qu'Ari-
ftote ait lubordonné les moeurs à l’action, 6c ne les
ait pas même regardées comme néceffaires à la
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