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n .* '■ m mcnager ? Ou que l’impreffion du fpeâacîe fur les
efprit's étant trop vive trop concdgieiife, ils en
auroient craint les effets ? Quoi qu’il en ioit, la co-
rnédie l'ur le ihcfitrc de Londres s’elf bornée à être
morale; & comme dans un pays oit il y a peu de
focicté , i l y a aufTi peu de ri.licules, & qu’au contraire
dans un pays oii tous les hommes le piquent
de liberté & d’indépendance , chacun fait gloire
d ’etre original dans Tes moeurs & dans l'es maniérés ;
c’ed à cette fmgul.inté fouvent grotcfque en elle-
même & plus iouvent exagérée lur le théâtre , que
le comique anglois s’ell attaché, fans pourtant négliger
la cenfure des vices qu’il a peints des traits les
pins forts.
Mais li le parterre de Londres s’eft rendu l’arbitre
du goût dans le fpeélacle le plus noble; fi, pour
plaire au peuple , il a fallu que le tragique fo foit
jui-meme dégradé, à plus forte railon a-t-11 fallu
que le comique fe l'oit abailTé jufqu’au ton de la plal-
fanterie la plus grolfiere 6c la plus obfcene. Du
relie , comme elle s’elf conformée nu génie de la
nation , & qu’au lieu des ridicules de lociété, c’ed
l’originalitcbizarre qu’elle s’etl propofee de peindre,
il s’enfuit que le comique anglois eil abfolument local
, ôc ne fauroii le traniplanter ni fc traduire dans
aucune langue. C o m é d ie , Suppl.
L’orgueil patriotique de la nation angloife ne
voulant lailfer à l'es voifins aucune gloire qu'elle ne
partage, lui a fait, comme on dit, forcer nature
pour exceller dans les beaux-arts ; par exemple,
quoique l'a langue ne foir rien moins que favorable
aux vers lyriques, elle eft la feule dans l’Europe qui
ait propol'é à l’ode chantée une fête iblemnelle, dans
laquelle, comme chez les Grecs, le génie des vers
& celui du chant font réunis & couronnés. On con-
noît l’ode de Dryden pour la fête de fainteCécile ;
mais cette ode , la plus approchante du poeme ly rique
des Grecs, n’en ell elle-même qu’une ombre.
Dl-yden, pour exprimer le charme & le jrouvoir de
l’harmonie, raconte comment le poète Timothée
touchant la lyre éi chantant devant le Jeune Alexandre
(quoique Timothée fût mort avantqu’Alexandre
fût n é ) , comment dis-je, en parcourant les tons
les modes de la mufique, il maîtrifoit l’ame du héros,
l’agitoit, l’entlammoit, l’appaifoit à fon gré, lui inf-
piroit l'ardeur des combats & la palTion de la gloire,
le ramenoit à la clémence, l’attendrilToit &; le plongeoir
dans une douce langueur. O r , â la place du
récit, qu’on (uppofe l’aflion même, Timothée au lieu
de Dryden, Alexandre préfent, le poète animé par
la préfence du héros, obfervant dans les yeux, dans
les traits du vifage, dans les mouvemens d’Alexandre
, les révolutions rapides qu’il catifoit dans fon
ame, fier de la dominer cette ame imperieufe, & de
la changer à fon gré , on fentira combien l’ode du
poète anglois doit être loin encore, toute belle
qu’elle eft , du poème lyrique des anciens.
Le poème épique de Milton eft étranger à l’Angleterre.
Il ne tient à l’efprit de la nation que par la
croyance commune à tous les peuples de l’Europe.
Nulle autre circonftance, ni du lieu ni du tems, n’a
influé fur cette produftion fublimc & bizarre. Le fa-
natifme dominoit alors, mais il avolt un autre objet ;
on ne conteftoit point la chute de nos premiers peres.
Plein des idées répandues dans les livres de Moïfe
& dans les écrits des prophètes, plein de la lefture
d’Homere & des poèmes Italiens, aidé de ces farces
piewfes, qui, fur les théâtres de l’Europe , avoient
fl férieufemeni & fi ridiculement travefti les myfteres
de la religion , enfin, pouffe par fon génie , il vit
dans la révolte des enfers conjurés pour la perte du
genre humain, un fujet digne de l’épopée ; & emporté
par fon imagination, il s’y abandonna. L’enfer de
Milton eft imité de celui duTafre,avec des traits plus
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hardis & plus forts ; mais il eft gâté par l’idée rid icule
du Pandémonium , & plus encore par le fale ép iiode
de l accouplement inceftueux du péché & de la mort.
La dclcripiion des délices d’Eden 6c de l'innocente
volupté des amours de nos premiers peres, n’eli imitée
de perfonne : elle fait la gloire de Milîon. La
guerre des anges contre les démons fait la honte.
Le poché de nos premiers peres ell un événement
fl éloigné de nous, qu’il ne nous touche que foible-
nient ; le merveilleux en eft fl familier qu’il n’a plus
rien qui nous étonne ; 6c à force d’ intcrefl'er tontes
les nations du inonde il n’en intérefl'e plus aucune:
aiilli le poèmedu Paradis ptrdu fut-il mépriié en
naiflant, & les beautés étant au-dcfl'us de la multitude,
il l'eroit refié dans l’oubli, fi des hommes
dignes de le juger 6c faits pour entraîner l’opinion
publique , Pope & AdilTon , n’avoient appris à l’Angleterre
à l'admirer.
Ld poJ/ic galante 6c légère a faifi pour naître &
fleurir en Angleterre le l'eul moment qui lui ait été
favorable, le règne de Charles II. La poé/ie philofo-
pbique , morale 6c fatyrique y fleurira toujours,
parce qu’elle eft conforme au génie de la nation:
c’eft en Angleterre qu’on l’a vu renaître , 6c Pope 6c
Rochefter l’y ont portée au plus haut degré oîi elle
le loit élevée en Europe depuis Lucrèce , Horace 6c
Juvenal.
Si l’Allemand eût été une langue plus mélodieiife,
c'eft en Allemagne qu’on auroit eu quelque efpé-
rance de voir renaître la poifit lyrique des anciens.
Les Italiens peuvent avoir un goût plus fin, plus délicat
, plus exquis de la bonne mufique, mais ils n’ont
pas l’oreille plus fûre & plus févere que les Allemands,
pour la prcciiîon du nombre & la jiiftelfe
des accords. Ceux-ci ont même cet avantage que
la imiflque fait partie de leur éducation commune ,
6c qu’en Allemagne le peuple même eft mulicicn dés
le berceau. C ’eft donc là qu’il ctoit facile 6c naturel
de voir les deux talcns fe réunir clans le même
homme, & un jioèie, fur le luth ou la harpe, compo-
fer & chanter l'es vers.
Mais à la rudcfl'e de la langue , premier obftacle
& peut-être invincible, s’eft joint, comme par-tout
ailleurs, le manque d’émulation 6c de clrconftan-
ces heureufes, comme celles qui dans la Grece
avoient favorifé & fait honorer ce bel art.
La poijîe allemande a cependant eu l'es fuccès dans
le genre de l’ode. Celle du célébré Haller fur la mort
de la femme, a le mérite rare d’exprimer un l'enti-
ment réel 6c profond, émané du coeur du poète.
On a vu pendant les campagnes du roi de Priifle
en Allemagne, des elfais depoc/ie lyrique plus approchants
de celle des Grecs : ce font des chants militaires,
non pas dans le goût foldatel'que , mais du
plus haut ftyle del’ode , fur les exploits de ce héros.
La poé/ii moderne n’a point d’exemple d’un enthou-
flafme plus vrai ; 6c de pareils chants répétés de
bouche en bouche dans une armée, avant une bataille
, après une vifloire , même à la fuite d’un revers,
feroient plus cloquens 6c plus utiles que des
harangues, Lyr iq u e , Suppl.
Mais ce n'eft point un moment d’enthouflafme , ce
font les moeurs 6c le génie d’une nation qui alTurent
à la poifie un régné conftant 6c durable.
L’Allemagne, à qui les fciences & les arts font redevables
de tant de découvertes, 6c qui du côté des
favantes études 6c des recherches laborieufes , l’a
emportéfurtoiitlerefte del’Europe, fembleyavoir
mis toute fa gloire. Une vie laborieufe , une condition
pénible, un gouvernement qui n’a eu, ni l’avantage
de flatter l’orgueil par des profpcrités brillantes,
ni celui d’élever les âmes par le fentimentde la liberté
qui eft la véritable dignité de l’homme , ni celui de
polir les efprits 6c les moeurs par le rafinemenidu
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ïiixe, & par le commerce d’une fociété voiuptueufé-
ment oiflve ; enfin la deftinée de l’Allemagne, qui depuis
fl long-tems eft le théâtre des fànglans débats de
l’Europe , 6c la trifteft'e que répand chez les peuples
l’incertitude continuelle de leur fortune & de leur
repos; peut-être aiilTi un caraflere naturellement
plus porté à des méditations profondes , à de fubli-
iTies fpécu’ations, qu’à des fîdlions ingénieufes, font
les caufes multipliées qui ont rendu l’Allemagne plus
ftérile en poètes que tous les autres pays que nous
venons de parcourir. Le climat , l’hiftoire , les
moeurs, rien n’étoit poétique en Allemagne; aucune
cour n’y a été difpolée à élever aux mules des tltéâ-
tres afl'ez brillans, à préfenter afl'ez d’attraits & d’encouragement
au génie , pour exciter dans les efprits
cette émulation d’oîi nailTent les grands efforts les
grands fuccès.
Les Allemands n’ont pas lalffc, à l’exemple de
leurs voiflns, de s’efl'ayer en divers genres de poéfu.
Klopftochk a ofé chanter l’avénement du Melfie , 6c
fon poème a eu le fuccès qu’il méritoit. On a plaint
l’homme de talent d’avoir pris un fujet dont la irm-
jellc froide, la fublimitc ineffable, & l’inviolable
vérité, ne permettolent à lapolfu que des peintures
inanimées 6c des feenes fans pafflons. Gefner ac te
plus habile 6c plus heureux dans le choix du fujet de
fon poème d’Abel. Le moment, l ’aclion, le caraélere
principal , & les contraftes qui le relevent étoient
lans contredit ce que rhiftoire fainte avoir de plus
poétique : ce fujet même étoit fufceptiblc d’un intérêt
vit 6c touchant. N’importe fur qui la pitié tombe;
6c Caïn même , tout criminel qu’il e ft, mérite afl'ez
les pleurs qu’il tait répandre. Auflî ce poème, dénué
des graces na'ives du ftyle original, ne laiffe pas de
nous attendrir dans la traduélion françoife ; mais je
répéterai, à l’égard de ce poème , ce que j’ai dit de
celui de Milton ; il ne tient pas pkis au climat, aux
moeurs, au génie de l’Allemagne que de tel autre
pays de l’Europe r c’eft un poème oriental; ce
n’eft pas un poème allemand.
Les ég’oguesdu même poète font des plantes plus
analogues au climat qui les a vu naître : leur grace ,
leur naïveté , leur coloris , leur morale philofophi-
que, font deflrer d’habiter les lieux oii le poète a vu,
ou fembic avoir vu la nature. Il en eft de même du
poemy des Alpes dans un genre fuperieur. La/>oé/Tj
defcriptive eft de tous les pays ; mais la SiiilTe lui eft
favorable plus qu’aucun autre climat du Nord , li ce
n’eft pcut-ccre la Suecle.
Je ne parle point des effais que la poijîc dramatique
a faits eu Allemagne : le parti qu’ont pris les fouve-
rains d’avoirdansleur cour des fpedacles italiensou
françois,elt à la fois l’effet 6c la caule du peu de progrès
que le génienationala fait dans ce genre de poific.
Rien n’étoit poétique en France: la langue de
Marot & de Rabelais ctoit naïve ; celle d’Amlot &
de Montagne ctoit hardie, figurée, énergique ; celle
de Malherbe & de Balzac avoir du nombre & de la
noblefle ; elle acquit de la majefté fous la plume du
grand Corneille , de la pureté , de la g race, de l’clc-
gance, & toutes les couleurs les plus délicates 6c les
plus vives de la poéjïe 6c de l’éloquence dans les
cents de Racine Ôè de Fcnélon. Mais deux avantages
prodigieux des langues anciennes lui furent refufés ,
la liberté de l'inverfion 6c la préclfion de la profo-
çic ; or fans l’ime point de période ; 6c fans l’autre ,
al laut 1 avouer, point de mefure dans les vers. Balzac
le premier avoit effayé d’introduire le rythme 6c h
penode dans la profe françoife ; mais quoiqu’iilors
on fe permit plus d’inverfions qu’à préfent, la langue
étant affujettie à obferver prcf'que fidèlement
1 ordre naturel des idées , la faculté de combiner les
mois au grc de l’oreille fe réduifoit à peu de chofe.
U tallut donc, pour donner du nombre 8c de la ron-
P O E 437 deur au difeours, s’occuper des mots plus que des
chofes; encore ne parvint-on jamais à imiter le rythme
& la période des a/iciens. La période fur-tout, fans
l’inverfion libre, étoit impoflïbleàconftriiire : car fon
artificeconfifte àfufpendre le fens, ÔC à laifl'er rcfprlt
dans l’attente du mot qui doitle décider, enforte cpic
clans I entendement les deux extrémités de l’expref-
fion fe joignent quand la période eft finie ; c’eft ce
qui i a fait comparer à un ferpent qui mord fa queue.
O r, dans une langue oivles mots fuivent à la file la
progreffion des idées, comment les arranger de façon
qu’une partie de la penf'ce attende l’autre , & cjue
ref'prir, égaré dans ce labyrinthe, ne l'e retrouve
qu’à la fin ?
Mais fl la période françoife ne fut pas circulaire
comme celle des anciens , au moins fut-clle prolongée
6c foutenue jnfqu’àfou reposabfolu ; & le tour,
le balancement, la fymmétrie de f'es membres lui
donnèrent de l’élégance , du poids & de la majefté.
Ainfi, à force de travail 6c de foins , notre langue
acquit dans la profe une élégance, une loupiefl'e, un
tour harmonieux qui ne lui étoit pas naturel.
Le plus difficile ctoit de donner à nos vers du nombre
6c de la mélodie. Comment obferver la mefure
dans une langue qui n’a point de profodie décidée >
Auffi nos vers n’eurent-ils d’abord , comme les vers
Provençaux & Italiens , d’autre regie que la rime &
que la quantité numérique des fyllabes : on ne les
chantoit point, ils ne pouvoient donc pas être me-
fu lés par le chant. L’ode même fut parmi nous ce
qn’clie a été dans tout le refte de l’Europe moderne,
un poème divifé en ftances, & d’un ftyle plus élevé,
plus véhément, plus figuré que les autres poèmes ,
mais nullement propre à être chanté. Ly r i q
u e , Suppl.
Cependant, comme de leur nature les clomens des
langues ont une profodie indiquée par les fons, jîlus
lents ou plus rapides, & par les articulations plus
faciles ou pins pénibles qu’ elles préfentent ; la profodie
de la langue françoife fe fit fentir d’elle-mcme
à Toreiile délicate des bons poètes. Malherbe y fut
trouver du nombre, le fit fentir dans fes vers ,
comme Balzac dans fa profe. Il donna fur-tout aux
vers de huit fyllabes, & aux vers héroïques , une
cadence majeflueufe, que nos plus grands poètes
n’ont pas dédaigné,de prendre pour modelé, heureux
d’avoir pu régaler !
Plus le vers françois ctoit libre 6c affranchi de
toutes les regies de la profodieancienne , plus il croit
difficile à bien faire; & depuis Malherbe juf'qu’à Corneille
, rien de plus déplorable que ce déluge de vers
lâches, traînansou durs, fans mélodie ôc fans couleur,
dont la Fiance fut inondée : le malheureux
Hardi en faifoit deux mille en vingt-quatre heures.
Si lapoéfii françoife a entant de peine , du côté du
ftyle & des vers, à vaincre les diffiaikcs oue lui
oppofoit une langue inculte 6c barbare , elle iVa pas
eu moins de peine à vaincre les obflacles que lui
oppofoit la nature du coté des moeurs 6i du climat,
dans un pays qui fembloit devoir être à jamais étranger
pour elle.
Ce que nous avons dit de l’Italie moderne, au
fujet de l’hiftoire, ijeiit s’appliquer à tout le refte de
l’Europe, 6c particuliérement à la France. Si la poéfii
héroïque ne demandoit que des faits atroces, des
complots, des affaflinats, des brigandages, des maf-
facres, notre hiftoire lui en offriroit abondamment
6c des plus horribles. Qu’on fe rappelle, par exemple
, les premiers tems de notre monarchie , le règne
de Clovis, le maffacre de fa famille, le régné des fils
gédie.
. li
If»!