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lais; mais ce n’eft point à la raifon que s’adrelTc la
p o c ile ,c ’eftà rimngination, ü r , celle-ci ne peut l'e
ligurer la nature Icrieiilemcnt appliquée ù produire
un ])apillon : Ariftotc l'a dit. La beauté l'enfible n’eft
pas dans les petites cliofes ; elle confjfte dans une
coinjjoruion régulière & harmonieule qui, pour le
développer aux yeux , exige une certaine étendue :
or l'iin.igination fe décide lur le témoignage des
l'ens ; ce au’ils n’apperçoivent qu’en petit ne liuiroit
donc lui [jaroitre digne d’occuper la nature. Les
p.'us grands génies ont penlé quelquefois ü cet égard
comme le vulgaire: magna dii curant ; parva mgli-
gunt ( dit Cicer .) , & il en donne pour raifon l’exemple
des rois : r.cc in regnis quidern regts omnia rninirna
curant commc li à ce roi-!à , dit Montagne, c’é-
» toit plus de moins de remuer un empire ou la
» feuiile d’un arbre, & fi fa providence s’exerçoit
» autrement, inclinant l’événement d’une bataille
>» ainfi que le faut d’une puce ».Il réfulte cependant
de cette façon de concevoir, commune au plus
grand nombre, que le merveilleux dans les petites
chofes doit être renvoyé aux contes de fées, & que
li la poéfie en fait ufage , ce ne doit être qu’en badinant.
Quant aux moyens que la nature emploie pour
opérer un prodige, s’ils font connus, lUaut les dégui-
1er, & par des circonftances nouvelles, nous dérober
la liaifon de la caufe avec les effets.
La comete qui parut à la mort de Jules-Céfar, fut
un prodige pour Rome : fi fa révolution eût été calculée
& Ibn ellipfe décrite, ce n’ci'it été qu’une planète
comme une autre qui eût luivi le branle commun;
mais qu’eût fait le poète alors? Il eût donné
à la chevelure de la comete une forme étrange , un
immenfe volume; & dans fes feux redoublés à l’approche
de la terre, il eût marqué l’intention de la
nature d’épouvanter les Romains.
L’aurore boréale a pu donner autrefois, comme
l’a obiérvé un philofophe célébré, l’idée de raffem-
blée des dieux fur l’Olympe. Aujourd’hui, qu'elle
eft au nombre des phénomènes les plus communs ,
elle attire à peine les regards du peuple; mais qu’un
poète fût agrandir l’image de ces lances de feu, que
femble darder une invifible main , des bords de l’horizon
jufqu’au milieu du ciel, & appliquer ce phénomène
à quelqu’événement terrible ; il reprendroit,
même à nos y eux , le caraôere effrayant de pro-
dige.
U eft tout fimple que dans les ardeurs de i cte une
riviere fe déborde, enflée par un orage, tariffe le
lendemain. Homere rapproche ces deux circonftances
; au lieu de l’orage, c’eft le Xanthe lui-même
qui s’irrite & qui enfle fes eaux ; au lieu des chaleurs
de l’été, c’eft Vulcain qui fait confumer les eaux par
les flammes.
Lucain en décrivant les Agnes redoutables qui
annoncèrent la guerre civile: <* l’Ethna , dit-il, vo-
» mit fes feux , mais fans les lancer dans les airs ; il
» inclina fa cime béante , & répandit les flots d’un
» bitume enflammé du coté de l’Italie ».
Dans la Jérufalem du Taft'e , les nuages qui ver-
fent la pluie dans le camp de Godefroi , ne fe font
pas élevés de la terre, ils viennent des refervoirs
ccleftes.
£cco fubite nuhi, e non da terra
Gia ptr virtii dti foie in alto afcefe:
Ma fo l dal ciel, che tutte âpre e dijferra
Le pont Jiie, veloci in gi'u difeefe.
Voilà ce que j’appelle donner à un événement familier
le caraêtere du merveilleux, & à ce merveilleux
un air de vraifemblancc ; cardans tous ces exemples
la grandeur de l ’objet répond à celle du prodige,
diznus yindici nodus.
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3'ai déjà dit en quoi confifte le merveilleux natur
e l, 6d je ne tais ici qu’en détailler encore l’idée.
Dans le moral , ce qui eft le plus digne d’admiration
& d’amoiir, un Burrhus , un Montai, un Télémaque
, une Zaïre , une Cornélie ; dans le phyfique ,
cc qui peut nous caufer l ’émotion du plaifir la plus
pure la plus lénfiblc , une vie délicieufe comme
celle de l’âge d’or, des lieux enchantés comme Eden,
ou comme les îles Fortunées, fur-tout l’image de
ce que nous appelions par excellence la beauté^ une
taille élégante & correêle, la douceur, la vivacité,
la lenlibilité , la nobleffe , routes les graces réunies
dans les traits du vifage , dans la forme & les mou-
vemens du corps d’une Vénus ou d’un Apollon,
Hclene au milieu des vieillards Troyens, Achille
au foriir de la cour de beyros , voilà le merveilleux
de la beauté dans le phyfique. Le fom du poète alors
eft de raflembler les plus belles parties dont un cont-
pofe naturel foit fufccptible, pour en former un tout
régulier, 61 de difpofer les chofes comme la nature
les eût diipolées, fi elle n’avoit eu pour objet que
de notts donner un fpeêlacle enchanteur. L’accord
en fait la vraifemblancc ^ ÔC la méthode en eft la
même dans tous les arts d’agrément. En peinture,
les vierges de Raphaël, les Hercules du Guide; en
fculptiire , la Vénus pudique & l'Apollon du Vatican
n’avoient point de modelé individuel. Qu’ont
fait les artiftes ? ils ont recueilli les beautés éparfes
des modelés exiftans, &C en ont compolé un tout plus
parfait que la nature meme. Ce choix tient au principe
de la poélie, au rapport des objets avec nos
organes, 6c le poète qui le f.iifit avec le plus de ju-
ftelîé, de dclicatcflé & de vivacité, excelle dans l’art
d’embellir la refl'emblance de la nature.
La beauté poétique ell donc quelquefois la même
que la beauté naturelle ? Oui, toutes les fois que la
pocfie veut nous cauler les douces émotions de
l’amour 6c de la joie, le plaifir pur de nous voir entourés
d'êtres formés à iouhaif pour nous.
Dans ïarticle Blau , Suppl, nous avons reconnu
que l’idée 6c le fcntiment de la beauté phyfique va-
rioient Iclon le capiice , l’habitude 6c l’opinion ;
mais la beauté morale eft la même chez tous les peuples
de la terre. Les Européens ont ti-ouvc une égale
vénération pour la jufticc, ia géacroiité , la clémence
chez J<-'5 fauvages du Nouveau-monde, que
Its peuples les plus cultivés , les plus vertueux
de ce continent. Le mot du cacique Guaiimofin;
« 6c moi fuis-je fur un lit de rofe » ? auroit été beau
dans l’ancienne Rome ; 6c la réponfe de l’un des
proferits de Néron au liêleur : utinam tu tarn fortiter
ferias ! auroit été admirée dans la cour de Monte-
fiima. DansSadi, poète perfan, un fage fait cette
priere;» grand Dieulayez pitié des méchans,car
» vous avez tout fait pour les bons, lorlque vous
» lesavezfiit bons». Socrate n’auroit pas mieux dit.
Le fentiment du beau moral eft donc iiniverfel
6c unanime : la nature en a grave le modèle au fond
de nos âmes; mais il exifte rarement. II n’y a point
de tableaux parfaits dans la difpofition naturelle
des chofes : la nature, dans fes operations, ne
fonge à rien moins qu’à nous plaire; 6c l’on doit
s’attendre à trouver dans le moral autant 6c plus
d’incorreêlions que dans le phyfique. La clémence
d’Aiigufte envers Cinna eft dégradée par le confeil
de Livie; la gloire du conquérant du Mexique eft
ternie par une lâche trahhon ; l’hiftoire a peu de
caraêleres dans lefquels la poéfie ne foit obligée
de diflîmuler 6c de corriger quelque chofe : c’eft
comme une ftatue de bronze qui fort raboteufe du
moule, 6c qui demande encore la lime; mais il
faut bien prendre garde en la poljffant de ne pas
affoiblir les traits. Il eft arrivé ibuvent de détruire
l’homme en faifani le héros.
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Quel eft donc le guide du poète dans cc genre
de hftlon ? Je l’ai dit, le Icniiment du beau moral
que ia nature a mis en nous. II a pu recevoir quelque
altération de l’Iiabitiulc 6c du préjuge ; mais
l’une 6c l’autre cedent aiicmeiit au goût naturel qui
n’eft qu’alloupi , 6c que l'impreftlon du beau
réveille. Quel eft le lâche voluptueux qui n’eft pas
faifi d’un laint relpeft , en voyant Regulus retourner
à Carthage? Ce qui jieut ie mêler d opinion
ÔC d’habiuicle dans nos idées lur le beau inoral, ne
tire donc pas à conlcqucuce 6c ne doit le compter
pour rien. , , , ,,
Mais plus l’idée ÔC le fentiment de la belle rnture
font déterminés 6c unanimes , moins le choix en
eft arbitraire ; 6c c’cft-là ce qui rend fi gliuante la
carrière du génie qui s’élève au parfait, tur-toiit
dans le moral. Le goût 6c la raifon me iemblent plus
éclairés dans cette partie, 6c plus diliiciles que jamais.
Je ne parle point de cette théorie lubtile qui
recherche, s’il eft jiermis de s’e.xprimer ainli, jul-
qu’aux fibres les plus déliées de l’ame ; je parie tic
ces idées grandes 6c juftes qm embi aftcrit le lyftcme
des jiaffions , des vices 6c des vertus dans leurs rapports
les plus éloignés. Jamais le coloris, le defiin ,
les nuances d’un caraefere n’ont eu des juges 'plus
ciairvoyans; jum.iis parconléquenc ie poète n’a eu
befoin de [ilus de lumières pour excelier dans la
ficLon morale en beau. St Komere venuit aujourd’hui
, il fc.oit mal reçu à nous peimire un fage
comme Neftor ; aullï ne le ]>eindroit il ])as de morne.
Le héros qui cliroii à fou fils : dijce puer virtuttm c.r
feroit obligé d’être plus modelle,plus intrépide,
plus généreux, plus fidèle à la toi des lcrmens
que le héros de l’Enéide.
Mais le poète qui conçoit l’idée du beau , 6c qui
eft en état de le peindre on altérant la venté , le
peut-il à fon grc lans manquer a la vraifemblancc s'
Horace nous donne le choix , ou de unvre la
renommée, ou d’obl'orver les convenances. M.ftsce
choix eft-il libre ? Non : 6c fi les caractères & les
faits font connus, i’ahcration n’i.nelt permile qii’au-
lant qu’olie n’ eft pas fenlible. On peut bien ajouter
aux vertus & aux vices quelques COupS de pinceau
plus hardis 6t plus forts; on peut bien adoucir,
deguifer, cff.icer quelques traits cpiî dégraderoient
ou qui noirciroieni lo tableau. Mais à ia vérité
connue on ne peut pas inuihcr en tace, en changeant
les evenemens 6c en dénaturant les hommes;
ce n’eft qu’à la faveur de l’oblcuritc ou du fiknce
de rhiftüire , que la poéfie, n’étant plus gênée par la
notoriété des faits , peut en diljiolcr à Ion grc , en
obfervant les convenances ; car alors la vérité
muette laifi’e régner rillufion.
L’abbé Dubos , apres avoir dit que ce feroit une
pédanterie que de reprocher à Racine d’avoir changé
dans Britannicus l.i circonftance de I’clfai du poiion
préparé par Loeufte , n’en fait pas moins le procès
au même poète pour avoir employé le perfonnage
de Narciffe qui ne vivoit plus, pour avoir luppolc
que Jmfte croit à Rome lorlqu’elle en ctoit exilée,
& pour avoir changé le caraciere de cctce jirinceffe
afin de l’annoblir 6c de ie rendre intéreflant. N'eft-ce
pas encore-là de la pédanterie ? Je conviens avec
î’abbé Dubos que les faits hiftoriquesdequelque im-
port.mce ne doivent pas être c. anges , encore
moins les faits cclcbres 6c connus de tout le monde ;
qu’il l'eroit abiurcle de faire tuer Bruitn par Cefar.
Mais la mort de Narcillè 6c le caradere de junie
font-ils du nombre de ces faits? La regie en pareil
cas, eft de favoir juiqu’oit s’étendent les connoif-
fances familières du monde euhivé pour lequel on
écrit. Or quel eft le fiecle où les petits détails de
l’hiftoire romaine l'oient affez prélens aux Ipeda-
teiirs 6c au.x ledeurspour que de fl légères altéra-
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tions les bleffent ? Un homme verfe dans l’étude
de l’antiquité (air ce que Tacite 6c Séneque ont
dit (les moeurs de Jmiia Calvina , mais ni la ville ni
la cour n'en lait rien. Virgile a donné dans Didon
l’exemple des licences heureufes que l’on peut
|)rcndre en pareil cas. Tout cc qu’on a droit d’exiger
pour prix de ces licences, c’eft qu'cllc-scontribuent
à la beauté de la compolirion. U ne s’agit
donc pas d’aller chercher dans l'iiiftoire fi Narcillc
croit vivant 6c fl Junic étoit à Rome , mais de voir
dans la tragédie s’il ctoit bon de (aire vivre Narciffe,
6c d’cubÜcr l’cxil de lunie. Que Tacite 6c
Séneque aient dit d’elle qu’elle ctoit une tffi ontée ,
ou qu’elle étoit une ^'émlS pour tout le monde , 6c
pour l'on frère une Junon ; ces anecdotes ne lont
pas du nombre des faits importans 6c célèbres qu’un
poète doit rcfpcdcr. Et l'ur quoi porteioit la licence
que l’abbé Dul.'üs lui-iviéine accorde aux
poètes d’aiiércr la vérité, fl des circonftances aulfi
peu marquées ctoient des traits d’ifllloire m\aiia-
Lles ?
Ce ft un fuppücc pour les arîiftcs que les préceptes
donnés par ceux qui ne lont [jomt de l’art.
k l’égard de la beauté phyfique qui clt l’objet capital de la peinture 6c de la fculptiire , elle exerce
peu les taleiîs du poète : il l’ind.ique, il ne la peint
jamais , 6%' en l’indiquant, il tau plus que de la
jieindre. Esquisse , Suppl.
Quant à l'exagcraiioii ücs forces, des grandeurs,
des làcultcs d e l être phyfique, comme Jorlqu’on
fait des héros d’une taille 6c d’une force prodigieufes,
des animaux d’une grandeur cnonne, des ..rbres
dont les racines touchent aux enters, & dont les
branches percent les nues; ces peintures exagérées
font ce ciii’il y a de moins difiîdle : la jufteiie des
proportions 6: des rapports en lait la vraifanblance^
Une autre forte de prodige dont la pocfie tire
plus d’avaïuage, c’eft la rencontre 6c le concours
de Certaines circonftances que le mouvement naturel
des chofes femble n’avoir jamais dû combiner
ainfi, à moins d’une expreffe intention de la caufe
qui les arrange, ün annonce à Mérope la mort de
ion fils , 011 lui arnene l’aftaflin , & l’aiiaffin ell ce fiis
qu’elle pleure. (Sdipe cherche à découvrir le mctir-
tvier de La'iiis ; U reconnoît que c’eft lui-même , &
qu’en fuyant \e fort qui lui a été prédit, il a tue foii
pere 6c epoufé ia mere. Orefte eft conduit à l’autel
de Diane ijour y être immole ; Ja prêtrelTe qui va
!’égo:-gcr fe trouve fa l'oeur Iphigénie. Hêcube va
laver le corps de fa fille l’olixenc, immolée fur le
tombeau d'Achille ; elle voit flotter un cadavre , ce
cadavre approche du bord ; Hécubc reconnoît Poly-
dore fon fils. Voilà de ces coups de ia deftinée,
fl éloignes de l’ordre des chofes, qu’ils fembler.t tous
prémédités.
Tout ce qui eft poftible n’eft pas vraifembUble ;
ÔC lorfque dans ia combination des évenemens, ou
dans le jeu des paflions nous appercevons une lingu-
larirc rtop étudiée , ie poète nous devi:.nc intpccl :
rillufion ceft'e avec ia confiance; en cela peche dans
Inès raffètlaiion de donner pour juges à don dre,
deux homivies, dont l’un doit le haïr 6c l’abl'ou: ;
l’autre doit l’aimer 6c le condamne : cette annthele
inutile eft évidemment combinée à plaifir. L''unioue
moyen i>our ])erfuador eft de paioître de bonne foi ;
or, plus la rencontre dos incidens eft étrange , plus
en la comi)arant avec la fuite naturelle des choies ,
nous fommes enclins à douter de la bonne-tbi des
témoins ;aufli cette cfpecede fable exige-i-elle beaucoup
de rélerve 6c de précaution.
La premiere regie eft que chacun des incidens foit
fintpîe 6c naturellement amené ; la fecoude qu’ils
foient en petit nombre : par-là le merveilleux de leur
combinaifonfe rapproche de la oaiure. Prenons pour