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Nous avons vu ailleurs quM y a un point oii la
folie touche au bon Ions, comme il y en a un où le
fommeil touche au réveil, qu'un fou d l un homme
qui rcve pendant qu’il veille , c’clbà-dire, qui ne
diflins'ue pas les Icnlations des plivintomes de Iba
imagination. Ici nous conliderons l’homme envit'a-
geant une repréCentaiion quelconque comme une
ienlation future , qu’il lait fort bien n’etre point
aéfuelle , mais qu’il regarde comme aulfi certaine.
L’homme juge de fon état préfent & de fon état
pafl'o avec un degré prefque égal de clarté & de cer-
liindc : mais comment peut-il juger de meme de fon
état à venir ou d’une partie de cet état ? Ce qui eft
k venir eft fans doute une fuite de ce qui elt, de
même (jue ce qui d î doit être une l'uite de ce qui a
été. Cette chaîne decaufeséc d’effets, qu’on ne peut
détruire fans y fubnitucrun fatalifme cent fois plus
obfcur, quelque difficile qu’elle loit k concilier avec
la liberté , cft fi ncceflaire , qu’il faudroit renoncer k
tout raifonnement fi elle pouvoir être contellée.
Il eft même quelquetois allez aifo de montrer comment
le préfent eff lié au paffé. Quelque forte &
extravagante que loit l’imagination d’un homme , il
ne lui ell pas bien difficile , s'il y fait attention , de
découvrir la üaifon de les idées préfemes avec les
idées paffées.
Si donc la même chaîne qui lie mon état aéluel
à tous les états précédens , le lie encore k tous les
états futurs , il d l bien fur que fi mon état préfent
étoit chffi’rent de ce qu’il e i l , tous les états futurs
par où je dois paiîcr feroient autres qu’ils ne feront
effecHvement. Donc mon état aéluel, gros de tous
mes états futurs, doit avoir en lui des raifons de tout
ce qui compofera mon avenir. Si je voyois mon état
-aélud en entier , & i’ctaî aelue! de tous les êtres
qui agilîént & qui agiront fur moi, je verrois mon
état futur entièrement déterminé.
Parmi les caufes qui concourent k déterminer les
différens états par où je palTe, il y en a de plus corn*
pofees les unes que les autres. Un meme effet, produit
par le concours de plulieiirs caufes, pourroit,
avec d’autres circonlîances, l'être par une leule ou
par le moyen d’un plus petit nombre de caufes. Plus
ces caufes produflrices font compolées , moins auffi
dt-ll aifé de juger de l’effet qui en rêfultcra. Voilà
pourquoi l’événement trompe les hommes les plus
prudens : la complication des caules efl: trop grande ;
l’état d’un être quelconque , fur-tout d’un être rai-
fonnable , eff un état fur lequel influe un iroj) grand
nombre de caufes. Un homine tient k tout.
Cependant il y a des caufes prépondérantes ; il y
en a qui agiffent li fortement, que les caufes concomitantes
n’y influent pas beaucoup, b’il arrive alors
que cescaufes concourent k produire un même effet,
il femble qu’il n’y en ait eu qu’une feule entr’elles
qui ait été aelive : fi au contraire elles rendent à jiro-
duire des effets oppofes , la prépondérance de l’une
de ces caufes eff afléz grande , pour que l’acfivité des
autres l'oit imperceptible. Il fuffira donc en pareil
cas de connoître cette caufe prépondérante pour
prévoir l’effet. C’eff ainff que le fentiment l’emportant
fur le raifonnement, que les paffions fubjuguant
les goûts & les penchans naturels, il nous eff affez
aifé de juger ce que feront, dans de certaines
circonffanccs , des hommes que nous connoiffons
beaucoup.
Ce que nous prévoyons, en nous reprefentant
clairement l’effet & les caufes, eff un raifonnement,
c’eff prévoyance; l’habitude de conformer nos
aéfioiis à cette maniéré de prévoir, c’eff prudence ;
ici c’eft la raifon , aidée de l’expérience, qui fàifant
attention aux circonffances adfuelles, devine ou
prévoit l’événement qu’elles préparent ou amènent.
Mais il en eff bien autrement de ces foupçons , qui
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font ou des cfpérancss ou des craintes ; ils ne font
pas l’effe t d’un railbnnemcnt, ce ne font pas des
idées diffinefes qui les ont fait nppercevolr , ce font
des idées confufes, cnfiins de l’imagination qui les
ont produits. Ce foupçon qu’on a de quelque événement
futur , fans qu’on puillc en déterminer les
caules, elt le fruit d’un penchant plus ou moins décidé
k .s’occuper de l’avenir.
Il n'elt pas difficile de concevoir comment les
hommes, toujours occupés de dcfirs, toujours gouvernes
p-if les paffions, & toujours trop pareffeux
ou trop folbles pour tacher de rendre dilllnéles ces
idées confufes qui les iuquietenr;il n’eff pas difficile,
dib-ie, de concevoir comment ces hommes prennent
pour prdj'cnt'mcnt l’appréheniion ou le defu-
confus d’un évenememt pofîlble. Ce font des enfans
qui .s’occupent d’un phantôme, dont ils n’ofent s*ap-
procher : ils défirent, ils elpcrcnt, ils craignent fans
en lavoir la véritable caufe : éprouvent-ils après
cela quelque chofe d’extraordinaire, ils ont deviné
juffe, ils ont eu un preffentiment de ce qui leur eff
arrivé, c’étoit une inlpiration; chimere dont il eff
difficile de faire revenir ceux qui ne fe font pas fa-
niilianlés avec un certain raifonnement, que je fe-
rois tenté d’aiipeller/mii/, c’cft'à-dire, avec cette
maniéré de railonner qui écarte les images que pré-
fente rimaginarion. Il eff bien naturel que ceux qui
s’occupent beaucoup de l’avenir fe contentent cb? fe
reprélenter des événemens futurs , fans fonger aux
caules qui peuvent les produire , & à la nature de
ces caules, pour juger de la probabilité: ici l’imagination
ne tait que peindre. Je comparerois volontiers
ces hommes appliqués à deviner l’avenir, k des
gens qui fixant les yeux fur un ciel couvert de
nuages, y croient découvrir des figures de toute
clpcce ; elles n’y font que pour eux.
Ce feroit encore une erreur bien groffiere que de
croire avoir eu \\n pt&^'entimenttowXQS les fois qu'un
événement qu’on a craint ou efpéré, vient à avoir
lieu : un homme qui ne vit que dans les momensoù
il efpore de vivre encore, ne doit pas croire qu’il
ait eu quelque prejpminunt, lî entre une foule de
conjeéture.s frivoles il a deviné juffe une fois.
Les extrêmes le relTemblent quelquefois : je
dirai de ceux qui écartent conftamment l’avenir de
leur eiprit ce que j’ai dit de ceux qui s’en occupent
trop; s’il reffe dans leur ame une reprélentation
contule d’un événement à venir, malgré les foins
qu’ii.s fc donnent pour l’écarter, qu’ils ne difentpas
que c’eff un pnjjinùmént. Un jeune homme qui s’eff
aveuglé autant qu’il lui a été poffible , auroit-il eu im
prejfcmimcnc dc.s maux qui viennent l’accabler , fi
s’étant efforcé de s’étourdir fur les fuites funeffes de
les égaremens, il n’étoit jamais parvenu à étouffer
entièrement toute e.fpecc de crainte de l’avenir ?
J’appelle prejjcnùmencla repréfentation d’un événement
à venir , dont les caufes , qui pourroient le
produire , loin ou obfcurément ou clairement ap-
perçiies, & qu’un fentiment intérieur nous fait regarder
comme prochain : ,qu&!quefois la crainte,
quelquefois l’efpérance, quelquefois même l’indifférence
accompagne ce fentiment. Cet état fe dilHn-
gue de celui, oii l’on prévoit un événement par une
counoifiance exaéle du prélent, k-peu-près comme
refpérance frivole d’un joueur qui attend & efpere
un coup de dez heureux, fe dlflingue de l’efpérancc
bien fondée d’un liabüe joueur d’échecs qui conduit
fon adverlairc là oi'i H le veut avoir. Aux échecs
l’habile joueur peur fe rendre raifon de ce qui lui
perfuade qu'il gagnera la partie ; aux dez le joueur
ne peut avoir auainc railonpour croire que le hazard
amènera le coup qu’il attend.
Il n’eftpas bien difficile de fc faire une idée de la
manière dont notre ame peut preffcntirravenir.L’ame
eff
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(sff une force repréfentative de l’univers relativement
à la place qu’elle y occupe : elle fe repréfente
une foule d’événemenspoflîbles ;ces polfibles ,pour
ctreaffuels ou le devenir, ont befoin d’être déterminés
de toute manière, & les déterminations doivent
avoir des caufes qui les prodiiifent. L’ame fe
reprélcnte , il eft vrai, bien des caufes différentes,
mais cés caufes peuvent être fuffifantes ou infuffi-
fantes.
Pour les diffinguer, nous n’avons qu’un certain
calcul de probabilité , que nous faif'ons quelquefois
fort vite , 6c même fans nous en appercevoir. Ces
caufes clairement ou obfcurément apperçues font
impreffion fur nous, elles déterminent le degré de
foi que nous ajoutons k l’efpece de prédiélion que
nous nous faifons. Cette impreffion ne nous doit
point paroître étrange : ne nous arrive-t-il pas dans
le fommeil d’être Irappés vivement, Sc de croire
quelquefois, même après le réveil, que ce que nous
avons vu en fonge, exifte réellement ?
Combien de repréfentations obfcures & confufes
qui agilfcnt fur nous ! Mille obftacles empêchent
qu’elles ne deviennent claires & diffinftes : des fen-
lations trop vives, une méditation profonde, une
idée dont l’efprit eft trop occupé, tant d’autres râlions
font évanouir des repréfentations très-claires
en les obfcurcifTant ; des intervalles de tranquillité
pourront peut-être les mettre dans un plus grand
jour; mais ff ces intervalles font courts , ce ne fera
plus qu’un tableau qui paffera rapidement, qu’on aura
vu , qu’on fe rappellera à peine, &: qu’une nuit profonde
nous dérobera de nouveau. Cependant ces
repréfentations qui n’ont point été clairement apperçues
, ou qui ne l’ont été qu’un inffant, agiffent
fur nous, fouvent même avec une force étonnante :
faut-il en alléguer des exemples? Parlez des fpeélres
à des âmes foibles , ou à un poltron qui doit coucher
feul dans un endroit reculé; allez , k la honte de
l’efprit humain, entendre quelques mauvais fermons,
& voyez ces efprits frappés, étonnés, faifis ,
préfenter le triffe fpeâacle des foibleffes de l’efprit
humain. Quand le fort de l’impreflion eff paffé ,
l’ame eft comme un homme éveillé qui ne fe rappelle
un fonge qu’imparfaitement : la tranquillité
renaît. Mais , ff une femblable impreffion a été accompagnée
de l’idée d’un événement à venir , prochain
ou éloigné, alors l’ame conferve un fentiment
d’efpérance ou de crainte, fuivant que cet événement
eff à defirer' ou à craindre.
Lors donc qu’on a une repréfentation d’un événement
auquel on s’attend plus ou moins, fans qu’on
puiff'e donner d’autres raifons de cette attente que
l’attente même, ou le fentiment de crainte ou d’efpérance
qui l’accompagne , on a ce qu’on appelle un
prejeritimcnî. Là où l’ame ceffe de prévoir en raifon-
nant, Ik où l’elprit ceffe de voir avec une certitude
morale , là commence le prejfcmiment.
L’avenir n’ eft point entièrement caché à l’homme
dans le tems qu’il railbnne, U ne l’eft pas même à
l’homme lorfqu’il ne raifonne pas : celui qui railbnne
voit quelquefois dans la liaifon du paffé avec leprc-
lent ce qui fera préfentà fon tour : s’il le voyoit avec
une certitude complette, il le verroit avec un degré
de clarté fupérieur, il connoîtroitle.s différens chaînons
d’une partie de la chaîne immenfe des futurs
contingens; 6c ff c’eff Dieu môme q ui, agiffant fur
fon ame , lui dévoile l'avenir, même le moins vrai-
prophète inlpiré par le S. Efprir.
Mais 1 homme, laliré à Tes facultés naturelles, ne
peut voir ainff l’avenir. Réduit aux con)eéf lires, faute
de connoître parf.fftement le paffé & le préfent, il
n a que cette prévoyance humaine ff fort fujette à
nous egarer.
qui ne raifonne L’hoin pas, obfcdé de repré-
Tome ly .
P R E 529 fent.it:ons confures, n’a qu’un fentiment confus il’iin
évencraem poflible ; iSc fi ce fentiment eft l’effet
tl'i'Jécs qui reprefentent les vraies caufes de cct évé-
nemeiit, cet événement doit arriver néceff'airemenf.
Je comparerois affez volontiers le preiïtnnman k
ce qu on appeUe/i/^i moral, comme auffi à ce que
nous a p p e lio n sd an s les affaires d égoût, adreli'c,
favoir-faire & talent par rapport à l’exécution ; je
m explique. On juge le plus ordinairement de la moralité
desaéhons par un lemiment confus plus vif
ou plus fréquent dans les uns que dans les autres
fuivant que les idées claires fur la nature , l’importance
6c la néceffité de nos devoirs, ont été plus ou
moins préfentes^à l’efprit, 6c y ont fait plus oit
moin.s d’imprefiion. Si ces idées ont éié fréquemment
retracées dans notre ame, rimpreirioii n’a pu
s’en effacer, elle renaît k chaque occalion : c’eft une
voix balle, mais fi connue, qu’on la diftinouc (ans
peine : c’eff le regard d\;n ami, qui d’un coup-d’oeil
nous découvre fa penfée. Ce fens moral cil foible
dans les hommes qui ont peu penfi à leurs devoirs;
les motifs qui doivent nous porter à les obferver
ont été rarement apperçiis, ou ne l’ont été qu’avec
des correclifs qui ont anéanti une partie de leur
force : il eff foiblc dans les homme.s qui n’ont pas
trouve dans la venu cette beauté 6c cette grandeur
que l’honnête-homme y voit toujours, ni dans le
vice cette laideur 6c cette baffeffe qui révoltent une
belle ame ; il n’y a point eu d’iinprcffion favorable
aux bonnes aélions , ou il n’y en a eu que de foibles.
C ’eff ainff qu’il en elU-peu-près de ceux qui ontdes
accoutumés k s’occuper des événemens
à venir, ayant obfervé peut-être quecertaincs caufes
avqient louvent certains effets, portés peut-être k
croire que ce qu’ils défirent ou craignent beaucoup
arriverafiircment, jugeant peut-être toujours de ce
que les autres hommes feront par ce qu’ils aiiroient
fait eux-mêmes, U leur cft naturel de choiffr parmi
les événemens poffibles, 6c ce choix eff bientôt
accompagné de la perfuafion qu’ils ont deviné juffe.
J’ai dit que l ’on pouvoir de même comparer le
prejjentiment à ce qu’on appelle favoir-falre , adrep.
En effet, un Irablle ouvrier agit 6c travaille quelquefois
fans être en état ni de s’expliquera lui-même,
ni d’expliquer k d’autresce qu’il faut faire, pour atteindre
à cette perfeélion où il parvient dans les ouvrages
qui fortent de Tes mains : ce font des repréfentations
tantôt confufes , tantôt oblcures qui le
guident : c’eff le coiip-d’oeil, le trait du pinceau ou
du burin , tréfor de l’habitude, qui adonné le ffni
ù ces chefs-d’oeuvre que nous admirons.
Mais dans ces chefs-d’oeuvre celui qui les admire
comment apperçoii-il fouvent les perfeélions 6c les
beautés qui s’y trouvent ? Je ne parle pas de ces
beautés que la connoiffancc de l’art nous met en état
d’analyfer, 6c qu’il faut même pofféder pour les
vo ir , mais de celles dont on a de la peine à fe rendre
compte : c ’eft ce qu’on appelle mr?, c’eff ce goût
qui dirige l’écrivain dans le choix de fes exprefîions,
qui fait difeerner fur le champ le grand du bourlbuflé,
le fimple 6c le naturel du bas.
Eiiffn , 6c c’eff encore une comparaifon que je ne
veux qu’indiquer, le jugement que l’on porte fur les
motifs de certaines aélions n’eff fouvent fondé que
fur des idées confufes : des juges habiles , des hommes
qui.connoiflenî le monde devinent la vérité au
heu de la découvrir ; c’eff un regard perçant, talent
des grands politiques, qui dévoile les myfteres , 6c
ce regard eff l’affaire d’un moment.
Pénétrer l’avenir avec un retour fur foi-même
c’eft donc prejfenàr. Mais que dirons-nous de cette
efpece de prejfentimenc où on ne s’attend à aucun
mal comme à aucun bien , mais oit l’on fe trouve
dgns un état non ordinaire de crainte ou d’efpérance,
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