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II! t
k n r , qu’un pcre , qui Te reproche la mort de fon
/ils, peut ciuendrc la delcription du prodige qui l’a
caulce. Les récits dans leltpiels s’engagent les héros
d’Homere liir lo cliamp de bataille , lont déplacés
^ tous égards.
Une regie liirc pour éprouver û le récit vient A
])roj)os, c’ell de le conluher l'oi-meme, de le de-
lu.uuler, Il j’étois d la place de celui qui l’écoute,
i’ecüuterois-jc ? Le f'erois-jc i'i la place de celui qui
le t'ait ? Ell-ce-là même , ik dans ce meme inllant,
que ma lituation , mon caractère , mes l'entimens ou
mes defl'eins me détermineroient à Je taire ? Cela
ti'.'nt à une qualité de la nurnuion plus cflentielle que
i ’à-propos; c’citde l’intérêt que je parle.
La narration |)uremcnt épique, c’eiti-d ire , du
p-oëte nous, n’a befoin d’etre intéreRaiite que pour
nous-mcmes. Qu’elle réunill'e à notre égard l’agrément
ik ruillité, l’objet du pocre cit rempli : elle
peut même le palier d’inltniirc , pourvu qu’elle attache.
E '’li è de(ùicraco per Je Jh'[l'o (dit leTall'e en
jiarlaiU du plailir) , e l'alcre. coje per lui Jono defulcraie,
ü r , le ])iaiür qu’elie peut cauler ell celui de l’el-
prir, do l’imagination ou du fcntiincnt.
Plailir de l'elprit, lorfqu’elle clt une fource de
réllexions ou de lumicres : c’ell l'intérêt que nous
éprouvons il la leclure de Tacite. Il lutfit à l’hiltoire,
il ne liifHr pas à la poélie ; mais il en t'ait le plus
l'ülidc prix, tk c’cll par-lü qu'elle plaît aux l'ages.
Plailir de l’imagination, lorlqu’on prélcnte aux
yeux (le l’amo le tableau de la nature ; c’ell-!à ce qui
chitingue V;\. narration du poète de celle de l’hiltorien.
Le loin de la varier tk de l’enrichir, t'ait qu’on y
mele l'ouvent des delcriptions épifodiques ; mais
l’art de les enlacer dans ie tillu de la narration , de
les )>lacer dans les repos, de leur donner une juHe
ciendue , do les faire delirer, ou comme délafl'e-
inens , ou comme details curieux ; cet art, dis-je ,
n'ell pas faci e.
Ornnia fponic fua ventant y lateatcju: vagandi
Dulcin amor. Vida.
Cet attrait même de la nouveauté, ce plaifir de
rimagin.uion , s’il éroit feul , l'eroit foible bientôt
infipide : l’aine ne lauroit s’attacher ^ ce qui ne
l’éclaire ni ne l’émeut; & du moins 11 on la laiffe
froide , ne faut-il pas la laiH'er vuide.
Plaifir du leniiment, loriqu’une peinture fîdelle
£c louchante exerce en nous cetre faculté de l’ame
par les vives impt clfions de la douleur ou de la joie ;
qu'elle nous émeut , nous attendrit, nous inquieite
èc nous étonne, nous épouvante, nous afRige &
nous contole tour-;i-tour ; enfin qu’elle nous fait
goûter la (atisi’acfion de nous trouver fenfibles , le
plus délicat de tous les plaifirs.
De ces trois intérêts , le plus vif eft évidemment
celui-ci. Le Icntimenr lupplée à tou t, Sc rien ne
Jupi)iee au lentiment : feul, il fe fuffit à lui-meme,
aucune autre beauté ne le foutient s ’il ne l’anime.
Voyez ces récits qui fe perpétuent d’âge en âge,
CCS traits dont on ell fi avide dès l’enfance , 6c qu’on
aime à fe ra[)peller encore dans l’âge le plus avancé :
ils lont tous pris dans le ientiment. Mais c’eff du
concours de ces trois moyens de captiver les elprifs,
que réluhe Vattrait invincible de la narration 6c la
plénitude de Plniérêt. C’efl donc fous ces trois points
de vue que le poète, avant de s’engager dans ce travail
, doit en confidérer la maticre pour en mieux
■ prelîentir l’cfFer. Il jugera , par la nature du fond,
de la llérilité ou de fon abondance ; & glifTant fur
les endroits qui ne peiivenr rien produire, il réfer-
vera les forces du génie pour iemer en un champ
fécond, fhec tu lum narrahis parch , tum dijpones
opte. Seal.
Je u’ai confidéré jufqu’ici l'intérêt, que du poète
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au îeêleur , & tel qu’il eflmême dans Pepopée ; mais
dans le poème dramatique il d l relatif encore aux
perlonnages qui l'ont en fcenc; 6c c’eff par eux qu’il
doit comnicmcer. Qu’importe, direz-vous, qu’im
autre que moi s’intércfl'e au récit que j’entends ? 11
importe beaucoup , 6c on va 1e voir. Je conviens
que, fi le Ipcéfateiir ell intérefl'é, l’objet du poète
ell rempli ; mais l’intérêt dépend de rillufion , 6t
celle-ci de la vrailcmblance : or, il n’ell pas vrai-
fcmijiable que deux adteurs fur la feene s’occupent,
l’im â dire , l’autre à écouter ce qui n’intérelTe ni
l’un ni rautre. De plus, l’intérêt du fpedlateur n’eft
que celui des perlonnages ; 6c lélon que ce qu’il
entend les alFedle plus ou moins , l’imprelfion réfléchie
qu’il en reçoit cil plus profonde ou plus légère.
Les faits contenus dans Texpofition de Rodogune,
ne manquent ni d’importance , ni de pathétique ;
mais des deux perfomtages qui font en feene , l’uo
raconte froidement, l’autre écoute plus froidement
encore , 6c le fpedlateur s’en relTcnt.
L’intérêt ])erfonncI de celui qui raconte , ell un
befoin de confeil, de ieconrs, de confolation , de
foulagcment ; l ’intérêt qui lui vient du dehors , efl
un mouvement d’afFeflion ou de haine pour celui
dont la fortune ou la vie c(l en |)éril ou comme en
fufpcns. L’intérêt perfonncl de celui qui écoute , cR
tranquille ou pafiionné , de curiofité ou d’inquiétude;
6c Tune 6c l’autre ell d’autant plus vive , que
l’événement le touche de plus près ; l’intérêr, s’il
lui ell étranger, vient d’ iin lentiment de bienveillance
ou d’inimitié, de compalfion ou d’humanité
fimple.
Plus la narration efllntcreffante pour les aéleurs ,
n^oins elle a befoin de l’être dircélement pour les
rpeêlateurs :je m’explique. Un fait fimple , familier,
commun , qui vient de fe palTer l'ous nos yeux, n’ell
rien moins qu'intérelTant pour nous â eniendre raconter
; mais fi ce récit va porter la joie dans l’ame
d’un malheureux qui nous a fait verl'er des larmes ;
s’il le tire de l’abyme où nous avons frémi de le voir
tomber ; s’il jette la défolation , le dél'efpoir dans
l’ame d’une mere , d’un ami, d’un amant ; fi , par
une révolution fubite , il change la face des choies,
& fait palTer le perfonnage que nous aimons d’une
extrémité de fortune à l’autre , il devient tics-inté-
relTant, quoiqu’il n’ait rien de merveilleux , rien
de curieux en lui-même. Si au contraire la narration
n’a pas cette influence rapide & puilTante fur le fort
des perlonnages ; fi elle ne doit exciter aucune de
ces iécoulTes, dont l’ébranlement fe communique à
l’ame des fpeélateurs ; au défaut de cette réaction,
elle doit avoir une adlion direéle 6c relative de l’objet
à nous-mêmes. C’efi-là qu’il faut nous rendre les
objets préfens par la vivacité des peintures. Enée &
Didon, Henri IV 6c Elilabeth ne font pas aflez émus
pour nous émouvoir 6c nous attendrir ; mais le tableau
de l’incendie de Troie, & celui du mafi'acre
de la faint Bartheiemi, nous frappent, nous ébranlent
direclement & fans contrecoups : c’ell alnli
qu’agit l’épopée lorlqu’elle n’ell pas dramatique ; 6c
alors, pour luppléer à l’avion , elle exige les couleurs
les plus vives & les plus vraies, les couleurs
même de la nature , 6c fans aucun vernis de l ’art.
Plus i’expofé d’un événement tragique eft nud ,
fimple & nai'f, mieux il fait l’impreffionde la chofe ;
toute circonllance qui n’ajoute pas à l’intérêt, l’af-
foiblil : OùJIae quidquid non adjuvat. Cic.
Au lieu que dans les récits tranquilles & qui n’in-
téreÛ'ent que l’imagination » le fond n’ell rien, la
forme eft tout : le travail fait le f>rix de la matière.
Alors la poéfie fe répand en delcriptions, en compa-
railbns, rcflbiu'çes quelle dédaigne lorfqu’elle eft
vraiment
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vraiment pathétique : car ces vains ornemens blelïe-
roicnc la décence , autre regie que le poète doit s’im-
polér en racontant.
(^uid dectai, quid non, eft un point de vue fur lequel
il doitavoir lanscelïe lesyeux attachés : ce n’eft
point-là ce qu’on vous demande, <Iit Horace à l’ar-
tifte qui prodigue des ornemens étrangersou fuper-
flus. Je lui dis plus : ce n’eft point-là ce que vous vous
demandez à vous-même. Que faites-vous ? c’eft le
coeur, 6c non pas les fens que vous devez frapper.
Vous voulez nous peindre la nature dans fa touchante
fimplicifé , 6l vous la chargez d’un voile dont la ri-
chelfe fait l’épailTeur. Ell-ce avec des vers pompeux
& de brillantes images que vous prétendez m’arracher
des larmes? ell-ce avec cet éclat de paroles
qu’une amante fur le tombeau de Ion amant, une
mere fur le corps froid 6c livide d’un fils unique 6c
bien aimé, vous pénétré & vous déchire l’ame ?
confultez-vous, écoutez la nature, & jettez au feu
ces deferiptions fleuries qui la glacent au fond de nos
coeurs.
Les décences de la narration, du poète à nous, fe
bornent à n’y rien mêler d’obfccne , de bas , de choquant.
Contre cette règle peche dans l’Enéide la
liélion puérile & dégoûtante des Harpies ; 6c dans le
Paradis perdu, l’allégorie du péché & de la mort. Le
nuage qui dans l’ Iliade couvre Jupiter 6c Junon fur
le mont Ida , eft pour les poètes une leçon 6cun modale
de bienlcance.
Les décences d’un aêleur à l’autre font dans le
rapport de leur rang, de leur fituation refpeélive.
Un malheureux, qui pour émouvoir la pitié , fait le
récit de fes aventures, eft refervé, timide & modef-
te , ménager du tems qu’on lui donne, 6c attentif à
n’en pas abufer.
Télephus & Peleus, durn pauper 6* txul uterque. Hor.
Merope demande à Egifte quel eft l’état, le rang,
la fortune de fes parens; vous favez quelle eft fa
réponfe;
Si la venu fitffit pour faire la nobleffe ,
Ceux donc je tiens le jour, PoUclece , Sirris ,
Ne font pas des mortels dignes de vos mépris.
Le fort les avilit , mais leur fage confiance
Fait refpecler en eux l ’honorable indigence ;
Sous fes rufiqites toits , mon pcre vertueux ,
Fait le bien y fuit les loix , & ne craint que Us dieux.
Ainfi le ftyle , le ton , le caraélerc de la narration ,
& tout ce qu’on appelle convenance, eft dans le
rapport de celui qui raconte , avec celui qui l’écoute.
Si Virgile a une tempête à décrire, il eft naturel
qu’il emploie toutes les couleurs de la poéfie à la
rendre préfente à l’efprit du lecleur.
încubucre mari y totumque à fedibus inns
Unà Eurnfque Notufque ruunt, creberque procelUs
Ajfricus ; & vafos volvunc ad littora jîuclus.
JnJequituT clamorque virûm Jiridorque rudentuni :
Eripitint fubiib nuhts ccclumque diernque
Teucroruin ex oculis. Ponto nox incubât atra,
Intoniure poli & crebris micat ignibus esther.
Mais qii’Idoménée , dans la plus cruelle fituation
où puilTe être réduit un pere, fafl'e à l’un de fes fii-
jets la confidence de fon malheur;, il ne s’amufera
point à décrire la tempête qu’il a efl'uyée : fon objet
n’eft pas d’effrayer celui qui l’entend, mais de lui
confier fa peine. « Nous allions périr, lui dira-t-il ,
» j’invoquai les dieux ; Sipourlesappaifer, je jurai
d’immoler, en arrivant dans mes états, le premier
» homme qui s’oflriroit à moi. Piété cruelle & fu-
» nefte ! j’arrive, 6c le premier objet qui fe préfente
» à moi, c’eft mon fils >y. Voilà le.langage de la
douleur.
Tome IKi
N A R I?
II en eft: d’im perfonnage tranquille à-peu-pres
comme du poète ; le fujet de la narration ne doit pas
l’afleéler afl'ez pour lui faire négliger les détails : par
exemple, il elt naturel qu’Enée racontant à Didon
la mort de Laocoon & de fes enfans, décrive la
figure des ferpens , qui fendant la mer , vinrent les
étouffer t
Peclora quorum interfluUus arrecla y juboequc
Sanguinea exuperant undas. Pars caetera pohtiim
Pone legit y ftnuaiquî immtnfa volumine terga.
Didon eft difpofée à l’entendre ; au lieu que dans le
récit de la mort d’Hy polite, ni la fituation de Théra-
mene, ni celle de Théfée y ne comporte ces riches
détails :
Cependant fur le dos de la plaine liquide,
S'élève à gros bouillons une montagne humide,
L'onde approche ,fe brife , & vomit à nos yeux ,
Parmi des flots d'écume un monflre furieux :
Son front large ejl arme de cornes menaçantes ;
Tout fon corps efl couvert d'écailles Jauniffantts ;
Indomptable taureau , dragon impétueux ,
Sa croupe Je recourbe en replis tortueux.
Ces vers font très-beaux , mais ils font déplacés. Si
le fentiment dont Théramenc eft faifi , étoit la
frayeur, il feroit naturel qu’il en eût l’objet préfent,
6c qu’il le décrivît comme il l’auroit vu ; mais peu
importe à fa douleur ÔC à celle de Théfée que le front
du dragon fût armé de cornes , & que fon corps fût
couvert d’écailles. Si Racine eût dans ce moment
interrogé la nature , lui qui la connoiffoit fi bien,
j’ofe cioire qu’après ces deux vers,
L'onde approche, fe brife , & vomit à nos yeux ,
Parmi des flots d’écume un monflre furieux,
il eût paffé rapidement à ceux-ci,
Tout fuit y & fans s'armer d'un courage inutile ,
Dans le temple voifin chacun cherche un afylc.
Hypolite y lui feu l, 6cc.
II eft dans la nature, que la même chofe racontée
par différens perfonnages, fe préfente fous des traits
différens ; foit qu’ils ne l’aient pas vue de même, foit
qu’ils ne fe raj)pellent de ce qu’ils ont vu que ce qui
les a vivement frappes ; foit que le fentiment qui les
domine, ou le deffein qui les occupe, leur faffe négliger
6c paffer fous filence tout ce qui ne l’intcrefi'e
pas. Pour favoir les détails fur lefquels il faut fe
repofer, ou bien gliffer légèrement, il n’y a qu’à
examiner la fituation ou l’infcntion de celui qui raconte
: fa fituation, lorfqu’ilfeüvreaux moiivemens
de Ibn ame, qu’il ne raconte que pour le foula-
ger;fon intention, lorfqu’il fe propofe d’émouvoir
l’ame de celui qui l’écoute, & d’en difpofer à (on
gré. Là, tout ce qui l’affecle lui-même ; ic i, tout ce
qui peut exciter dans l’autre les fentimens qu’il veut
lui infpircr , fera placé dans fa narration ; tout le
relie y fera fuperflu : la regie eft fimple, elle eft
infaillible.
Que l’intention de celui qui raconte foit d’Inftrui-
re, ou feulement d’émouvoir; qu’il révélé des cho-
fes cachées, ou qu’il rappelle des chofes connues;
les détails ne font pas les mêmes. Le complot d'Egifte
& de Clytemneftre , l’arrivée d’Agamemnon , les
embûches qu’on lui a dreffées, comment il a été fur-
pris & affalîiné dans fon palais , Orefte a dû voir tout
cela dans le récit que lui a fait Palamede, quand il a
voulu l’en inftruire; mais s’il ne s’agit plus que de
lui rappeller ce crime connu pour l’exciter à la vei>
geance , c’eft à grands traits qu’il le lui peindra ;
O refie y Pe(i ici que le barbare Egifcy
D i monflre détep, fouillé de tant d’horreursÿ