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moeurs tîesper/''nnages: aufli cllt-ilexpreffcment que
Ja tragédie n’agit point [XHir iiulter les moeurs, qu’elle
peut meme s’en paffor ; Seiout ce qu’il demande pour
émouvoir, c’ell; un pcr/bimagc fans caratlerc , mêle
de vices de verres, ou , li l’on veut, (ans vertus
& (ans vices, qui ne (bit ni méchant, ni bon , mais
malheureuv par une erreur, ou par une faute involontaire
; & en effet c’en étoit allez dans le fyftéine
des anciens.
Quand les modernes ont employé le fyffcmc des
pallions, tantôt ils l’ont réduit à fa llmplicité, 6c
tantôt ils l'ont combiné avec celui de la deltinée :
de là les divers genres de la tragédie nouvelle.
Lorfque dès l ’avant-fcene julqu’au dénouement,
la volonté, la pairionoii la force des carafteres agit
feule, & par elle-même , produit les incidens & les
révolutions , noue , enchaîne & dénoue l’aélion
théâtrale, c’ eft le fyllême des modernes dans toute
fa fimplicitc; & ce genre fe fubdivife en trois ; le
premier ell celui oh le perlbnnage intéreffant faitlbn
malheurlbi-même,commeRoxane&lefilsdeBrutus;
le lecond eft celui oh le caraûere intéreffant eff aux
•prifes avec des méchans, & qu’il eff menacé d’en
erre la viiffime , comme Britannicus, comme Zopire
& fes enfans ; le troifieme eff celui oh, (ans le concours
des méchans, le perfonnage intéreffant eff
malheureux par la fftuaiion pénible doulcureufe
oh le réduit le contraffe de (es devoirs & de (es pen*
chans, ou de deux intérêts contraires, & parla violence
qu’il lé fait à lui-même ou qu’on fait à (a volonté,
mais avec un droit légitime, comme dans le Cid,
dans /nés, dans Zaïre.
Si la violence vient du dehors , foit des d ieux, fait
de la fortune, foit d’un pouvoir irréfiffible, ces incidens
étrangers aux moeurs des perfonnages qui font
en feene, rentrent dans l’ordre de la fatalité ; mais
ce genre approchant de celui des Grecs, ne laiffe pas
d’être plus fécond, en ce qu’il déploie tous les relTorts
du coeur humain, & qu’il établit fur la l'cene le combat
le plus douloureux entre la nature & ladelfinée ,
entre la paffion qui veut être libre & la fatale nécef-
fité qui l’enchaîne & lui fait la loi.
A préfent, fi l’on conftdere que ces divers genres
peuvent fe réunir dansle même fujet, & fe combiner
dans une même fable, comme je l’ai fait obiérver
dans VIphigénie en AuLide, & comme on peut le voir
dans la Sémiramis ; qu’il eft du moins très-naturel que
le mobile foit dans la paffion, & l’obffacle clans la
fortune; qu’il eft même rare que i’aélion (oit alléz
fimple pour n’avoir qu’un rcffbrt ; que dans le concours
de divers caraÂeres intéreflés à l’événement,
chacun d’eux étant palTionné naturellement bon
ou méchant, ou mixte , ce n’eft plus une paffion qui
agit, mais une foule de paflions contraires & chacune
felon le naturel du perlonnage qu’elle anime, dans
les rapports d’âge, de rang& de qualitésrefj.'eélives,
comme du fils au pere , & du fujet au roi; li dans ce
choc on fait concourir les droits du fang 6c de l’hymen
, de l’amour 6c de l’amitié, de la nature 6c de la
patrie, &c. on fera étonné de la fécondité que les
moeurs donnent à l’aélion, & l’on aura de la peine à
concevoir que les anciens les aient comptées pour
fi peu de chofe.
Avantage du fyj/érrie ancien. Ce n’eft pourtant pas
fans raifon que les anciens avoient préféré le lyffême
de la fatalité. 1°. il étoit le plus pathétique. Quoi
de plus capable en effet de frapper les efprits de com-
pafîion 6c de terreur que de voir l’homme, efclave
d’une volonté qui n’eft pas la fienne, & jouet d’un
pouvoir injuffe, capricieux, inexorable, s’efforcer
en vain d’éviter le crime qui l’attend, ou le malheur
qui le pourfuit ? C’eft ce dogme que les Stoïciens en-
(eignoient 6c que Seneque a exprimé en deux mots :
yoUnteni ducunt fata y noUntttn trakunt; c’eft cette
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déplorable cohdltion de l’homme que l’CEdipe fran-
çois expofe en fi beaux vers :
Miférable vertu , don férile & fune ft e ,
Toi , par qui j ai tijjii des jours que je detefe ,
A mon noir afeendant tu
Je tcrrnbois dans lepiege en voulant l éviter.
Un dieu plus fort que moi ni enirainoit dans le crime ;
Sous mes pas fugitifs il crmfoit un abîme ;
Et J étais malgré moi, dans mon aveuglement,
D'un pouvoir inconnu f efclave 6' l'in f ruinent,
ynia tous mes forfaits. Je n'en cannois point d'autres.
Impitoyables dieux , mes crimes font les vôtres ;
Et vous m'en puuijje^ !
Amfi l’innocence confondue avec le crime, par le
caprice aveugle & tyrannique de l’inflexible deffinéc,
eff (ans ceffe expolée fur le thcâire ancien à la com-
paffion des hommes affervis fous la même loi. L’antre
de Polypheme , oh Ulyllé 6c. les compagnons
voyoient tous les jours dévorer quelqu’un de leurs
amis, 6c attendoient leur tour enfrémiffant, eff le
fymbole du théâtre d’Athenes. C’eft là, fans doute ,
le tragique le plus fort, le plus terrible, le plus déchirant
, 6c celui qui dans tous les tenis fera verfer
le plus de larmes.
2®. II étoit plus facile à manier. Les dieux agiffent
comme bon leur (emble; la deffinéc eft impénétrable
& ne rend point compte de fes décrets; au lieu que
la nature en aélion eff (oumife à fes propres loix , 6c
que ces loix nous font connues. La balance de la volonté
a fes poids 6c (es contrepoids, le flux 6c le reflux
des pallions, leurs accès, leurs relâches 6c leurs
révolutions , leur choc 6c le dégré de force qui décide
de l’alcendant, tout a la regie au dedans de nous-
mêmes ; 6c un coup-d’oeil fur les combinaifons que je
viens d’indiquer, en parlant des moeurs, fera (éntir
la difficulté de mettre chaque piece de cette machine
à fa place, 6c de lui donner le dégré de reffort 6c
d’adlivité qu’elle doit avoir. Que l’on compare le
méchanhme de VlEdipe de Sophocle, ou de VOreJIe
d’Euripide, avec celui de Polieucie, de Britannicus ,
ou ïTAlfirt, & l’on verra combien les Grecs dévoient
être à leur aile avec la deftlnée 6c la fatalité.
Rien de plus tragique, fans doute, que de voir im
ami, fans le favoir, tuer fon ami, un (ils fon pere,
une mere fon fils, un fils là mere, j’en conviens avec
Ariffore ; rien de plus effrayant que la lituation du
malheureux, qui, par erreur , va répandre un fan»
qui lui eft fi cher. Corneille ne voyoit rien de j)a-
thetique dans la fituation de Merope 6c d’Iphigénie,
l’une allant immoler (bn fils, l’autre fon frere; 6c
Corneille étoit dans l’erreur. « C e frere, dilbit-il,
» 6c ce fils leur étant inconnus , ils ne peuvent être
» pour elles qu’ennemis ou indifferens ». Mais.li Mé-
rope 6c Iphigénie ne connoiffent pas le crime qu’elles
vont commettre, le fpeélateur en eff inftruii ; 6c par
un preffentiment du dcfefpoir oh feroit une mere qui
auroit immolé fon fils, une foeur qui auroit immolé
fon frere, on frémit pour elle de fon erreur & du
coup qu’elle va frapper. -
A plus forte raifon rien de plus intéreffant que la
fituation d’un tel perfonnage, fi le crime n’eff reconnu
qu’après qu’il eft commis.
Mais à la place d’une erreur involontaire, ou d’une
ncceffité inévitable , que l’on mette la paffion ; quel
artnefautil pas alors pour concilier l’intérêt avec des
crimes bien moins horribles, pour faire plaindre, par
exemple , le meurtrier de Zaïre, ou i’indigne fils de
Brutus } Il eft des crimes que, dans l’empoitcment,
un homme naturellement bon peut commettre ; chacun
de nous, dans un accès de paffion, en eft capable,
6^ c’eft ce qui nous fait chérir encore 6c plaindre ceux
qui les ont commis. Mais fi le crime révolte la nature;
la palTion, même la plus violente, ne fufllt pas pour
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Texeufer: un parricide n’eft pas feulement un homme
paffionné, c’eft un monftre; ce monftre ne peut nous
toucher. Il y a plus : on ne pardonne à la paffion la
fimple cruauté que dans un mouvement loudain ,
rapide, involontaire; la cruaurc préméditée rend le
criminel odieux, quelque paffionné qu’il foit. Nulle
difficulté au contraire dans les fiijets o!i la fatalité domine
: Hercule rendu furieux par la haine de Jiinon,
lue (es enfims la femme; Greffe, forcé d’obéir à un
dieu , alîafiine la mere, 6c pour ce crime inévitable
il eft livré aux Euménides; Hercule & Greffe font
intéreffàns, & d’autant plus que leur aélion eft plus
atroce. 11 en eft de même de l’erreur d’CEdipe. Toute
l’indignation fe rejette fur les dieux ; la compaffion
refte aux hommes. Le pathétique de l’aélion ne
fe réduit pas à la cataftro])he ; le crime peut cire
annoncé ; 6c fi l’on voit de loin l’inexcrabie deflince
le complaire à dreffer les pièges, à creufer, à cacher
l’abîme oh le malheureux doit tomber, l’y attirer
ou l’y conduire , l’y pouffer elle-même 6c l’y préci-
]>iter, plus ce prodige de méchanceté nous eft odieux,
6c plus nous devient cher celui qui en eft la viéHme.
Vojlà pourquoi entre tous les fujets , Ariftote jjré-
fere ceux oîi le crime feroit le plus atroce , s’il éioit
volontaire 6c libre.
3*^. Le fyftême des anciens étoit plus favorable à
la grandeur de leurs théâtres & à la pompe folcm-
nelle des fpeflacles qu’on y donnoit. Ces fpcéfaclcs
failbient partie des fêtes oh toute la Greceaccoiiroit;
il falloir donc que ramphiihéâtre put contenir une
multitude aflemblée, 6c que le théâtre fïit j)ropor-
tionné à ce cercle inimenfe de fpeélateurs. Mais une
feene fpacieufe demandoit une action grande 6c forte,
oit tout fut peint comme dans un tableau deftiné à
Être vu de loin, 6c c’eft à quoi le fyftême de la fatalité
s’accommodoit mieux que le nôtre ; car en fai-
fant venir du dehors les événemens tragiques, il fim-
plifioit tout 6i ne lalflbit à l’aétion théâtrale que des
maffes a préfenter. La peinture des paffions, dont
tous les détails nous enchantent, n’auroit eu là aucun
relief: ces touches délicates, ces reflets, ces nuances,
ces développemens ff précieux pour nous, auroient
été perdus ; 6c au contraire ces traits de force , qui,
vus de près, feroient (ur nous des impreflions trop
douloureufes, adoucis par la perfpeéllve, n'avoient
de pathétique que ce qu’il en falloir pour l’ame des
Athéniens. C’eft fur leur théâtre que Philoftete devoir
paroître couvert de lambeaux, fe traînant, fe
roulant parterre, & rugifTant de douleur; c’ell là
qu’CEdipe devoir paroître les yeux crevés , verfant
fur fes enfans des gouttes de fang au lieu de larmes ;
qu'Grefte, pourfuivi par les furies, devoit tomber
dans les convulfions, ïk demander à fa foeur Eleélre
qu'elle effuyât l’écume de fes levres ; c’eft là que le
fupplice de Promethée, les tourmens d’Hercule 6c
les fureurs d’Ajaxétoient en proportion avec la grandeur
du Ipeélacle.
4®- Ce fyftême rempllffolt mieux l’objet religieux,
politique 6c moral que l’on fe propofoit
alors. Il eft évident, quoi qu’en dife Ariftote , que
le caraélere de l’aélion tragique prenoir trop f^ur la
liberté ; 6c foit que le perfonnage intérelTant reflem-
blât par fon caraélere :t l’agneau docile & timide
qui fe laiffe mener à l’autel, ou au taureau fougueux
qui fe débat fous le couteau du facrificateur, l’évé-
nement n’en étoit pas moins raccompliffement d'un
decret qui décidoit du (ort de l’homme; & quel que
fût nnftrnment du malheur 6c quelle qu’en fût la
vidlime, l’un 6c l’autre étoient fous l’empire de l’inflexible
ncceffité. Par là l’objet poétique étoit rempli
: car la terreur nous vient, dit Ariftote , de la pof-
Jîhilité que nous voyons à ce qu'un malheur feniHable
nous arrive ; 6- la pitié nous vient de l'indignité de ce
malheur qui nous fcmble peu mérité. Mais oh étoit le
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but moral où étoit le fruit de î’exempîe? De ce
qu’OEclipe a tué fon pere fans le favoir, & qu’il a
epoufé (a mere, quelle conféquence tirer? Que c’eff:
un crime horrible d’expofer fes enfans? Mais avant
que Jocafte eût expofé le fien, fon fort lui avoir été
prédit. Dans cet exemple le malheur n’eft donc pas
la fuite du crime. (Edipe a été imprudent : un homme
, dit-on , menace de tuer fon pere 6c d’époufer
la mere, auroit dû ne j>as voyager, n’avolr de querelle
avec perlbnne, 6c ne fe marier jamais. Mais
ceux qui raifonnent fi bien ont oublié que dans le
fyftcme des Grecs, la deftinée étoit inévitable , 6c.
qu’il étoit dans celle d’CEdipe de faire tout ce qu’il
a fait.
Il eft donc v rai, comme l’a reconnu Marc-Aurcle ,
que le but moral, religieux 6c politique de la tragédie
ancienne , étoit de frapper les efpriis de l’afciTn-
dant de^ la deftinée, afin d accoutumer les hommes
aux événemens de la v ie , de les y réligner d’avance
, 6c de les rendre patiens, courageux 6c déterminés.
Cette habitude donnée à un peuple, de tout
voir ('ans étonnement, 6c de tout fouffrir fans foi-
bleff'e, étoit favorable aux moeurs publiques; 6c
quant à ce qui pouvoir réfiilter, dans le detail des
moeurs privées, du fyftcme de la néceffité, les poètes
s’en inquictoicm peu : c’étolt aux loix à y pourvoir.
A IVvantage de former, dans un état républicain
cxpole aux plus grands revers > une maffe d’hommes
préparés à tout 6c réfolus à tout, fe joignoit celui
de leur faire voir que tous les hommes croient égaux
lous 1 empire de la deftinée; que les plus élevés
cfoier.t fujets à l’imprudence 6c à l’erreur; que les
dieux le jouoient des rois ; que tout ce qui flatte
l’orgueil étoit fragile & périlfable ; 6c que les plus
grandes calamites 6c les plus grands crimes étant
réferyés aux fouverains, il étoù également infenfé
d’afpirer à l’être , 6c de fouffrir qu’il y en eût. C’eft
ce qu’il étoit important d’inculquer à des peuples libres.
Voilà les raifons de préférence qui avoient décidé
les anciens en faveur du fyftême de la fatalité. Mais
puÜque ce fyftême avoir tant d’avantages, pourquoi
nous en être éloignés ? Eft-ce pour écarter l ’idée
d'une deftinée injufte , d’une aveugle néceffité ?
Nullement, 6c l’on voit allez que tant que les modernes
ont pu tirer de ce fyftême des fpeêlacles in-
téreftans, ils ne s’en font pas fait ferupuie. Eft-ce
que 1 opinion ayant changé, la vraifemblance &
rmteret des anciennes fables feroiem perdus pour
nous ? Encore moins : rillufion (upplée à Ja
croyance. Les fujets les plus pathétiques de notre
théâtre font pris du théâtre des Grecs. L’CEdipe,
rOrefte, la Phedre, les deux tphigénies, la Mérope,
le Philoêlete, &c. réuffiront dans tous les temps 6c
chez tous les peuples du monde.
Mais ff ce n’a pas été pour rendre la tragédie plus
morale ou plus intéreffante qu’on en a fait un nouveau
lyffême, qu’eff-ce donc qui l’a introduit ? Le
cours naturel des chofes, un nouvel ordre de cir-
conftances , la difficulté qu’éprouvoit l’art à s’accommoder
des anciens fujets, 6c les avantages d’une
autre efpece, que l ’on croyoit trouver dans le fyftême
des paffions.
Avantages du nouveau fyfjme. l'oyei d’abord dans
rrtrr.PoÉsiE,i'«/j^/,combien l’hiffoire fabuleufe des
Grecs, leur religion 6c leurs moeurs croient favorables
à leur fyftcme, 6c combien ce qui leur étoit
pro[>re eft étranger par-tout ailleurs.
_ Les Ipeclateurs, comme je l’ai dit, fe dépaïfent
aifément ; mais rillufion qui les entraîne tient elle-
même aux convenances, & ce fyftême religieux des
Grecs ne peut convenir qu’aux fujets qu’il a confa-
Clés. Il n'eût donc jamais fallu foriir de leur hiftoirq
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