ä I!
I m
' h f
4 3 8 P O E
11 faut à l’cpopée, comme je l’ai dit, des caractères
6c des moeurs l'ulceptibles d’clcvation, des événe-
mens Importans 6i dignes de nous étonner , ibit par
leur eraiidcurnaturelle, foit par le mélange du merveilleux
; & rien de plus rare dans notre hiltoire.
Lorlqu'on nefavoit pas faire encore une églogue,
une élégie , un madrigal; lorfqu’on n’avoit pas meme
l’idée de la beauté de l’imitation dans la poéfu
deferiptive , dans la pocjîi dramatique, on eut en
Erance la fureur de faire des pocincs épiques. Le
Clovis, le Saint-Louis, le Moite , l'Alanc , la Pii-
cclic, parurent prefqu’cn mémo lems; & qu’on juge
de la célébrité qu’ils eurent par la vénération avec
laquelle Chapelain parle de tes rivaux, « Qu’eft-ce ,
» dit-il, que la Pucolle peut oppofer, dans la peinture
» parlante, au Moiïe de M. deSaint-Amand? dans la
« hardidfc 6c dans la vivacité, au Saint-Louis du
>♦ révérend pere le Moine ? dans la pureté , dans la
>» facilité , 6c dans la majetté, au Saint-Paul de M.
»* l’évêque de Vence? dans l’abondance & dans la
>* pompe, à l’Alaricdo M. deScudery ? enfin dans la
« diverlité & dans les agrémens , au Clovis de M.
» Defmarets •> ? ( Picfice de la PucclU )
La vérité eft que tous ces poèmes font la honte du
fiecle qui les a produits. Le ridicule juflement répandu
de])'.iis fur le Ciovis , le Mo'ift, \Atanc , Ja
Pucclle, elt la feule trace qu’ils ont laiflce, Le S'ui/it
Louis efl moins méprifable ; mais de foibles imitations
de la poéjie ancienne & des fichons extravagantes
, n’ont pu le fauver de l’oubli. Le Saine Paul
n’oft pas même connu de nom.
Les caufes générales de ces chûtes rapides , après
un fuccès ephémere , furent d’abord fans doute le
manque de génie , 6c la fauflé idée qu’on avoir de
l’art, mais aufli le malheureux choix des fujets, foit
du côté des caraéferes &C des moeurs , foit du côté
des peintures phyfiques6cdes accidens naturels, loit
du côté du merveilleux. Quand il faut tout créer,
les hommes 6c les chofes , tout ennoblir, tout embellir
; quand la vérité vient fans cefî'e flétrir l’imagination
, la démentir , la rebuter , le génie fe lafTe
bientôt de lutter contre la nature. O r , que l’on fe
rappelle ce que nous avons dit des circonÜancesphyfiques
6c morales qui, dans la Grèce, favorifoienc la
épique, 6c qu’on jette les yeux fur ces poèmes
modernes ; le contraire dans prefque tous les points
fera le tableau de la ftérilité du champ couvert d’épines
6c de ronces où elle fe vit traniplantée.
Ne parlons point du Saine Louis^ lujet dont toutes
les beautés enlevées par le génie du Tafle , ne laif-
foient plus aux poètes François que le foible 6c dangereux
honneur d’imiter THomere Italien; ne parlons
point du Moïfe^ fujet qui demandoit peut-être
l’auteur CiEJlher 6c A'Aehalie, 6c qui d’ailleurs n’a
rien que de très-éloigné de nous. Quelles moeurs à
peindre en poefie dans le Clovis 6c VAlaric, que celles
des Romains dégénérés, des Gaulois aflérvis, des
Goths & des Francs belliqueux , mais barbares , 6c
dont tout le code fe réduifoit à la lo i, malheur aux
raincus ? Que pouvoir être dans ces poèmes la partie
morale de la poifu , celle qui lui donne de la no-
blellé , de l’élévation, du pathétique, celle qui en
fait l’intérêt 6c le charme ? Voyez dans les poèfies
qu’on attribue aux lilandois , aux Scandinaves 6c
aux anciens EcofTois, combien ce naturel lauvage ,
qui d’abord intéreffe par fa franchile 6c fa candeur ,
e f peu varié dans fes formes ; combien cet hcroifme
naturel, cette vigueur d’ame , de courage 6c de
moeurs a peu de nuances difhnCtes; combien ces
delcriptions, ces images hardies fe rcfl'emblent 6c
fe répètent ; à plus fone raifon dans un climat plus
tempéré, où les f ie s , les accidens , les phénomènes
de la nature, font moins bizarrement divers , les tableaux
poétiques doivent-ils être plus monotones.
P O E
On a bientôt décrit des forets vaftes & profondes,
des précipices 6c des torrens.
Si la Gaule eft devenue plus poétique, c’eft par
les arts, 6c par les accidens moraux qui en ont varié
la furface ; encore n’a-t-elle jamais eu, foit au phy-
f que , foit au moral, de ces afpefts dont la grandeur
étonne 6c tient du merveilleux.
Qu’ont fait les hommes de génie q ui, dans l’épopée
, ont voulu donner à la poéjîe Françoife un plus
heureux elTor ? L’un a faif dans notre hiftoire le moment
oit les moeurs Françoifes , animées par le fa-
natifme 6c par l’enthouf afme des partis , donnoient
aux vices 6c aux vertus le plus de force 6c le plus
d’énergie. 11 a choif pour Ibn héros un roi brillant
par fon courage , intéreffant par les malheurs , adorable
par fa bonté ; 6c à l’aéhon de ce héros ,
Qui fue de fes fujees U vainqueur 6* le pere ,
il a entremêlé avec ménagement des fêlions epifodi-
ques, les unes priles dans la croyance, 6c les autres
dans le fyftême univerfel de l’allégorie , mais toutes
élevées par fon génie à la hauteur de l’épopée ,
6c décorées pax l’harmonie 6c le coloris des beaux
vers.
L’autre a ramené la poéfie dans fon berceau 6c aux
jiicds du tombeau d’Homere. Il a pris fon fujet dans
Homere lui-même; a fait d’une epifode de rOdiftée,
l’aêlion générale de Ion poème ; 6c au milieu de tous
les irélbrs que nous avons vus étalés dans la Grece
fous les mains de la poéfie , il en a pris en liberté ,
mais avec le dilcernement du goût le plus exqius ,
tout ce qui pouvoir rendre aimable , inrérefiame 6c
perfuafive la plus courageule leçon qu’on ait jamais
donnée aux enfans de nos rois.
Si l'aventure de la PucelU avoir été célébrée férieu-
fement par un homme de génie, perfonne,après lui,
n’auroit ofé en faire un poème comique ; peut-être
auffi y aiiroit-il eu quelqu’avantage , du côté des
moeurs , à chanter l’incurfion des Sarazins en-deçà
des Pyrénées ; 6c Martel, vainqueur d’Abderame,
eft un héros digne de l’épopée. A cela près, on ne
voit guère dans notre hiftoire des fujets vraiment
héroïques, 6c l’on peut dire que le génie y fera toujours
à l’étroit.
II n’y avoir guere plus d’apparence que la tragédie
pût réufîir fur nos théâtres ; cependant elle s’y eft
élevée à un degré de gloire dont le théâtre d’Athenes
auroit été jaloux, i*?. parce qu’elle y obtint,dès fa
naifTance , beaucoup de faveur, d’encouragement 6c
d’émulation; 2°. parce qu’elle ne s’aftreignit point
à être Françoife, & qu’elle tira fes fujets de l’hiftoire
de tous les fiecles , & des moeurs de tous les pays ;
3°. parce qu’elle fe fit un nouveau fyftême, 6c qu’elle
fut prendre fes avantages fur le nouveau théâtre
qu’on lui avoit élevé.
Ce fut fous le régné de Henri II qu’elle fit fes premiers
effais ; rien de plus pitoyable à nos yeux que
cette Cléopaert 6c cette Dïdon qui firent la gloire de
Jodclle ; mais Jodelle étoit un génie en comparaifon
de tout ce qui l’avoit précédé. Le roi lui donna
j> ( dit Pafquier ) , cinq cens ecus de fon épargne ,
» 6c lui fit tout plein d’autres graces , d’autant que
» c’étoit chofe nouvelle, 6c très-belle, 6c tres-rare ».
U n’en fallut pas davantage pour exciter cette émulation
, dont les efforts , malheureux à la vérité
durant l’efpace de près d’un fiecle, furent à la fin
couronnes.
La i>remiere caufe de la faveur 6c des fuccès qu’eut
lapoé/ie dans un climat qui n’étoit pas le fien , fut le
caraêlere d’un peuple curieux, léger 6c fenfible ,
paffionné pour l’amufement, 6c , après les Grecs, le
plus fufceptible qui fût jamais d’agréables illufions-
Mais ce n’eùt été rien, fans l’avantage prodigieux
P O E
pour les mufes de trouver une ville opulente oC peuplée
, qui fût le centre des riciicflés, du luxe 6: de
i’oifweté , le rendez-vous de la partie la plus brillante
de la nation, attirée par l’efpérance de la laveur
6c de la fortune, 6c par l’attrait des jouifiânees. II
eft plus que vraifcmblable , que s’il n’y avoit pas eu
un Paris , la nature auroit inutilement produit un
Corneille , un Racine , &c.
Parmi les caufes des fuccès de la poéfe dramatique
, fe préfentent naturellement la proteélion éclatante
dont riionora le cardinal de Richelieu, 6c,
apres lui, Louis X IV ; mais celle de Louis X iV fut
éclairée , celle du cardinal ne le fut pas affez : auffi
vit-on fous fon miniftere le triomphe du mauvais
goût, fur lequel enfin prévalut le génie.
Les poètes François avoicm fcnii, comme par
inftlnêl, que l’iilftoire de leur pays feroit un champ
ftérile pour la tragédie. Us avoient commencé ,
comme les Romains , par copier les Grecs. Ils cou-
roient comme des aveugles , tantôt dans les routes
anciennes , tantôt dans des fentiers nouveaux qu’ils
vouloient fe frayer eux-mêmes. De l’hiüoire fabii-
leufe des Grecs, ils fe jettoient dans l’hiftoire Romaine
, quelquefois dans l’hiftoire fainte ; ils co-
pioient fervilement6c froidement les poètes Italiens;
ils entaffoient fur leur théâtre les aventures des romans
; ils emprunîoient des poètes Efpagnols leurs
rodomontades 6c leurs extravagances ; & , ce qu’il
y a d’étonnant, c’eft que de toutes ces tentatives
malheureufes dévoient réfulterle triomphe de la tragédie
, par la liberté fans bornes qu’elle fe donnoit
de puifer dans toutes les fources, 6c de réunir fur
un feiil théâtre les évenemens 6c les moeurs de tous
les pays Ôede tous les tems: c’eft-là ce quia rendu
le génie tragique fi fécond fur la feene françoife, &
multiplié en même tems fes richeffes 6c nos plaiiirs.
La tragédie chez les Grecs ne fut que le tableau
vivant de leur hiftoire. C ’étoit fans doute'un avantage
du côté de l’intérêt; car d’un événement national
l’aêlion eft comme perfonnelle aux fpeéta-
teurs, 6c nous en avons des exemples. Mais à l’intérêt
patriotique, il eft poffible de fuppléer par l’intérêt
de la nature qui lie enfemble tous les peuples
du monde, 6c qui fait que l’homme vertueux 6c
fouffrant, l’homme foible 6c perfécutc , l’homme
innocent 6c malheureux n’eft étranger nulle part.
Voilà la bafe du fyftême tragique que nos poètes
ont élevé, 6c ce fyftême vafte leur ouvroit deux
carrières, celle de la fatalité 6c celle des paftions
humaines. Dans la premiere, ils ont fuivi lesGrecs,
6c en les imitant ils les ont furpaffés ; dans la fécondé,
ils ont marché à la lumière de leur propre
génie , & il y a peu d’apparence qu’on aille jamais
plus loin qu’eux. Leur génie a tire avantage de tont,
6c même du peu d’étendue de nos théâtres modernes,
en donnant plus de correélion à des tableaux
vus de plus près. P'ojyei T r a g éd ie , Suppl.
Ainfijà la faveur des lieux, des hommes 6c des
tems, la tragédie s’éleva fur la feene françoife juf-
qu’à fon apogée , & durant plus d’un fiecle , le génie
6c l’émulation l’y ont foutenue dans toute fa fplen-
deur ; mais par le feul tariflementdes fources où elle
s’eft enrichie, par les limites naturelles du vafte
champqu’ elle a parcouru, par répuifement des com-
binaiions, foit d’intérêts, foit de caraêleres , foit de
paftions théâtrales , il feroit pofiîble d’annoncer fon
déclin 6c fa décadence.
Paris devoir être naturellement le grand théâtre
de la comédie moderne , par la raifon, comme nous
l’avons dit , que la vanité eft la mere des ridicules,
comme l’oifivetc eft la mere des vices. La comédie
y commença, comme dans la Grece, par être une
fatyre , moins la fatyre des perfonnes que la fatyre
des états. Celte efpece de di'ame s’appeÜoit
P O E 439
fûte'us ; le clergé même n’y ctoit pas épargné, 6c
Louis X I I , pour réprimer la licence des moeurs de
ion tems, avoit permis que la liberté de cette cen-
lure publique allât jLifques à fa perfonne. François
premier la réprima ; il défendit à la comédie d’attaquer
les hommes en place ; c’cioit donner le droit à
tous les citoyens d’être également épargnés.
La comédie, juiqu’à MoUere , ignora fes vrais
avantages ; 6c fous le cardinal de Richelieu on étoit
fl loin de foupçonner encore ce qu’elle devoir être ,
que les Vlfionnaïrcs de Defmarets, dont tout le mérite
confifte dans un amas d’extravagances qui ne
font dans les moeurs d’aucun pays ni d'aucun fiecle ,
étoient appelles Vincomparable comédie ; 6c dans cette
comédie, nulle vérité, milles moeurs, nulle intrigue
: ce font les petites niaifons où l’on fe promena
de loge en loge.
La premiere piece vraiment comique qui parut
fur le théâtre françois, depuis VAvocae Patelin, ce
fur le Menteur de Corneille , piece imitée de l’Efpa-
gnol, de Lopes de Vega ou de P».oxas : M. de Voltaire
le met en doute ; 6cilobferve, à propos du Menteur y
que le premier modèle du vrai comique , ainfi que
du vrai tragique ( le Cid') , nous eft venu des Eftia-
gnols, 6c que l’un 6c l’autre nous a été donné par
Corneille.
Indépendamment du caradere 6c des moeurs nationales,
fi propres à la comédie, deux circonftnnces
favorifoient Moliere : il venoit dans un tems où les
moeurs de Paris n’etoient, ni trop , ni trop peu façonnées.
Des moeurs groffieres peuvent être comiques,
mais c’eft un comique local, dont la peinture
ne peut amufer que le peuple à qui elle reffemble,
& qui rebutera un fiecle plus p o li, une nation plus
cultivée. On voit que dans Ariftophane, malgré cette
politeffe vantée fous le nom à'atekifme , bien des
details des moeurs du peuple Athénien, blefferoienC
aujourd’hui notre délicateffe ; le corroyeur 6c le
chaircuitier feroient mal reçus des François. Les femmes
à qui l’on reproche tout cruement, dans Us Ha-
rangueufes, de fe fouler, de ferrer la mule , 6c bien
d’autres fripponneries ; les femmes qui, pour tenir
confeil, prennent les culottes de leurs maris ; 6e les
maris qui fortent la nuit enchemife, cherchant leurs
femmes dans les rues, nous paroitroient des plaifan-
teries plus dignes des halles que du théâtre. Que
feroit-ce fi, comme Ariftophane, on nous faÙoit
voir l’un de ces maris fortant la nuit de fa maifon
pour un befoin qu’il fatisfait en préfence des fpeéta-
teurs ? étoit-ce-là du fel attique ?
Un des avantages de Moliere fut donc de trouver
Paris affez civiliié pour pouvoir peindre même les
moeurs bourgeoifes , & faire parler fes perlonnagcs
les plus comiques, d’un ton que la décence 6c la délicateffe
pût avouer dans tous les lems : j’en excepte,
comme on le fent bien , quelques licences qu’il s’eft
données, fans doute, pour complaire au bas peuple,
mais dont il pouvoir fe paffer.
Un autre avantage pour lui, ce fut que les moeurs
de fon tems ne fuffent pas encore aft'ez polies pour
fe dérober au ridicule , 6c qu’il y eût dans les cara-
éleres alî'ez de naturel encore 6c de relief pour donner
prife à la comédie.
L’effet inévitable d’une foclété mêlée 6c conli-
nue, où fucceffivement 6c de proche en proche,
tous les états fe confondent, eft d’arriver enfin à
cette égalité de furface qu’on nomme poUteJJe ; 6c
deflors plus de vices ni de ridicules failians : l’avare
eft avare , mais dans fon cabinet ; le jaloux eft jaloux
mais au fond de fon ame. Le mépris attaché
au ridicule fait que tout le monde l’évite; 6c, fous
les dehors de la décence, l’unique loi des moeurs
publiques, tous les vices font déguifés : au lieu qu«
cil