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I i ' K ! 'I i'jîi , , ;
960 T R A tragédie. Que i'iiomme en pcril ne fut p.is incchant,
que lenidllieureuxpourf'iiivj P‘T‘' mauvais fort ne
l’eiit pas mérite ; c’en étoit afiez pour être, un objet
de terreur & de compafîion.
Mais lorfqu'il a failli que les hommes entre eux fe
filTent leurs de'dins eux-memes; leurs qualités, leuis
inclinations, leurs alléélions, leur naturel enfin,
leurs caradercs & leurs moeurs ont été les reports
de i’aéfion théâtrale.
Dans la cm<^cdie\\ y a deux fortes de caracleres :
les uns dévoués â la haine des ipctlateurs; éc clans
ceux-iâ lenauire!, l’habiiuel, l’adnel, tout peut être
mauvais; les vices les plus bas, les crimes les plus
noirs, les fentimens les plus dénaturés, les perfidies
les plus atroces & les plus lâches trahilons , toutes
ces horreurs ennoblies comme elles peuvent l’ètrc ,
forment le caradere d'un Atrcc id'unNarcilie, d'une
Cléopâtre , & dans le tableau dramatique ces figures
ont leur beauté.
Un méchant homnre , quelque malheureux qu'il
fo it , n'infpirera point la pitié. Mais il inlpirera la
terreur de deux maniérés, les voicic Dans le cours
de r.idion , il fera trembler pour l’homme innocent
ou vertueux dontil méditera la perte; Seau dénouement
fl le méchant triomphe, on frémira comme
dans Mahomet de fe livrer à fes pareils. Si an contraire
c'efl lui qui fuccombe, Sc s’il eft puni, comme
dans on frémira de lui refleiTibler. Si les
» furies pourfulvoicnt Néron pour avoir fût périr
»> fa mere, ditCafielvetro, cela n'exciteroit ni pitié
» ni crainte. Mais qu’elles poiirfuivent ürefte pour
M avoir obéi au dieu qui Ta forcé au crime, cela eft
» terrible & digne de pitié >». Cafielvetro a raifon
dans fon fens. D'abord il eit abfolument vrai que
Néron n’exciteroit point la pitié. Il efi encore vrai
tju’il n’exciteroit pas la même elpecc de crainte que
nous fait éprouver Oiefle, celle que devoit inipirer
aux hommes rinlqulté bizarre de la deftince Sc des
dieux. Mais Néron pourfuivi par les furies rempli-
roit de terreur les coeurs dénaturés, Sc de cette terreur
qu’infpirent des dieux juües, qui poiirfuivent le
parricide jufques fur le trône du monde , & qui
pour le punir déchaînent les enfers. Il efl donc de
i’inicrccdes moeurs,comme de l'intcrct de l’art,qu’on
rende les mcchans fur la feene aufii odieux qu’ils
peuvent l'être.
Mais les caraéleres auxquels on veut concilier la
bienveillance & la commitération, doivent avoir un
fonds de bonté qui nous attache. Iis peuvent être
criminels, jamais vicieux ni mcchans.
Il faut donc bien difeerner entre les inclinations
habituelies &: les affecRons accidentelles du coeur
humain, celles qui fc concilient avec la bonté d'ame,
celles dont le perfonnage inréreffant peut s’applaudir,
celles qu’il peut le pardonner, celles qu’il doit
défavouer & fe reprocher à lui même : car c’efl (ur-
tout il l'équité du juge intérieur que l'on reconnoiî
la bonté naturelle.
Ainfi les qualités efi'entlciles du caraclere interef-
fant,for.t!a droiture, la ienfibillté, la candeur, la
noblcfTe, & mieux encore la grandeur a’ame. Si la
pafiîon qui le domine le rend iniufic , il doit s’en ac-
eufer; s’il dilTîmule, ce ne doit être que malgré lui &
en rougi fiant ; s’il eft foicé de paroître ingrat, il doit
en avoir honte & s’en faire un crime. Son caraélere
aeluel peut être la foiblefie , jamais la faiiflété;
l'ambition , jamais l’envie ; la haine, jamais la calomnie,
& encore moins la irahilon; le refientiment,
la vengeance , ) imais la dureté, la lâchete ni la noirceur
; la violence ,remportement, jamais la cruauté
froide, tranquille ik réfléchie. Sa colere rre doit être
qu’une fenfibiiitc révoltée par l'exccs de l’injure,
qu'une fierté blefiée par l’indignité deTofFenfe ,
qu’un vif reü'entiment du mal fait à lui-même ou à
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ce qu’lia de plus cher, qu'un mouvement d'indî-
gnaiion contre l’orgueil qui i'humilie, l’ingratitude
qui l’aigrit, la force injiiilc qui l’opprime , le crime
en un mot qui l’irrite, ou le vice impudent qui lui
efl odieux. Les fureursdefa jaloufie ne doivent être
que les tranfports d’un amour violent qui fe croit
outrage. Aiiiii, toutes fes pafiions doivent pot ter
avec elles une forte d’exeufe de d’apologie , qui le
fafî'c plaindre d’en être la viRime, de qui empêche
de le haïr.
C’efl en cela qu’on nous aceufe de rendre les paf-
fions aimables; 6c il cil vrai que nous les parons,
mais comme des vitiimes, pour apjirendre à les
immoler. Il ne s’agit pas de les taire haïr, mais de
les faire craindre : c’efl l'attrait qui en fait le danger
: pour en prévenir la l'éduclion , il faut donc les
peindre avec tous leurs charmes. On tenieroit en
vain de rendre odieux des fentimens dont un bon
naturel efl bien fouvent la caufe. Le refTciviiucnt
des injures, la colere, l’ambition , l’amour, ks toi-
bleffes du fang , le defir de la gloire font tim .Ties
dans leurs effets, quoiqu’intérefians clans leur canfe.
C’efl avec ce mélange de bien & de mal qu’d faut
qu’on les voie fur le théâtre ; car c’efl ainlî qu'on
les verra dans la nature, 6c ce n’efl que par la refb
femblance que l’exemple en elf effrayant. Plus le
perfonnage ell intêrefi'ant plus fon malheur fera terrible
: fa bonté , fes vertus elles-mêmes n’en feront
que mieux fentirle danger de la pafiîon cjiii l'a perdu ;
6c. plus la caufe de fon malheur ell exeufabie par
notre foibleffe, plus nous voyons près de nous le
précipice 011 il eit tombé.
Cette conflitution de la fable, du coté des moeurs,'
efl à la fois fi utile 6c fi intereffante , li analogue à la
nature 6c à tous les principes de l ’art, qu’elie fem-
ble avoir dû fe prélenter d’abord aux inventeurs de
la tragédie ; & ceux qui entendent citer depuis It
long-rems les anciens comme nos modèles, doivent
trouver bien étrange ce que j’ai oie avancer, que
le théâtre des Grecs ne tut jamais celui des paf-
fions.
On s’autorife de leur exemple pour nous reprocher
d'avoir fait de l’amour la pafiîon dominante
de la feene tragique. Croit-on de bonne-foi qu’un
caraélere comme celui d’Herrnione, n’eût pas été
beau à Athènes comme û Paris ? Mais qui l'auroit
joué, qui l’auroit entendu ? Ce flux & ce reflux de
pafiions contraires , le dépit, la fierté , l’amour, la
jaloufie 6i la vengeance, leurs accens, leurs traits,
leur langage, tout fe feroit perdu fous le mafque ou
dans réloignement. Voilà pourquoi la peinture de
l ’amour 6c des pafiions qu’il engendre leur étoit interdite;
6c s’ils n’en ont pas fait ufâge, il n’en efl
pas moins vrai, comme je l’ai prouvé dans Vanidi
Moeurs , Suppl, que de toutes les jiaffions aélives
l’amour efl la plus théâtrale , la plus intereffante , la
plus féconde en tableaux pathétiques, la plus utile
à voir dans fes redoutables excès.
11 fuit convenir qu’en peignant l’amour avec tous
fes dangers, on le peint avec tous fes charmes; 6c c’efl
par-là qu’on rend les malheureux qu’il a féduits plus
dignes do pitié que de haine ; mais c’efl aufii par-là
qu’on rend cette pafiîon redoutable auîant qu’elle
efl dangereiifc. Il faut que l’homme fâche non-feulement
qu’elle l’cgare , mais par queds détours elle
peut l’cgarcr. C ’efl aux fleurs qui couvrent le piège
qu’il doit le reconnoître ; l’attrait l’avcnit du
danger.
Si l'homme pafiionné, qui fait lui-meme fon malheur,
peut être in térefiant, à plus forte rai (on l’homme
vemieiix, Malsfi la vertu même efl caiiic du malheur,
quel intérêt peut-ilen naître? i*^. L’intérêt de la bien-
veihancc 6c de l’admiration , quand le malheur ell
abfolument volontaire , comme celui de Décius ;
m ais
ï ' L :
1' - n
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mais j’avoue que de tels fujets ne feroient pas alTez
tragiques, z**. L’intérêt de la pitié mêlée d’admiration
&c d’amour, quand l’homme de bien, malheureux
par foQ choix , n’a pu fe difpenfer de l’être , comme
Brutiis, Rcgulus & Caton ; & fi l’alternative efl
telle que , fans honte , l’homme n’ait pu éviter fon
malheur, U efi, pour la vertu , dans l’ordre des
maux néceffaires : telle eft la fituation de Rodrigue ;
& c’eft par-là qu’elle eft fi touchante.
Le pathétique des moeurs , chez les anciens, con-
fiftoit, non pas dans les paffions avives, caufes du
crime & du malheur, mais dans des affeélions qui
rendoient le crime involontaire plus horrible pour
celui qui l’avoit commis, & le malheur plus accablant.
Ces fentimens , que j’appelleraipajjifs, font
ceux de l’humanitc, de l’amitié, de la nature. Les
anciens les ont exprimés avec beaucoup de force,
de chaleur 6c de vérité , parce qu’ils en étoient remplis.
Le nom de pïéti qu’ils leur donnoient exprime
l’idée de falnteté qu’ils y avoient attachée. On ne
lit pas fans émotion ce que difolt l’un de leurs plus
grands hommes, Epaminondas, que de toutes fes
profpérités, celle qui lui avoir donné le plus de joie
étoit d’avoir gagné la bataille de Leuélre du vivant
de fes pere 6c mere. L’héroïfme de l’amitié & de la
piété filiale étoit familier parmi eux. L’amour paternel
6c maternel n’éroit pas moins pafiionné ;
c ’étoient les tréfors de leur théâtre. Les modernes,
chofe étonnante, les avoient négligés ces tréfors
précieux, jufqu’à M. de Voltaire. C ’eft lui qui le
premier a répandu dans la tragédie cer intérêt fi
doux de la touchante humanité ; c’eft lui qui, fur là
feene, a fait un fentimentreligieux delà bienfaifance
univerfelle; c’eft lui qui a mis dans les fujets modernes
toutes les tendreffes du fang ; 6c quel pathétique
il en a tiré I Mérope 6c Jocafte, il eft vrai ,
comme Andromaque, Hécube 6c Ciitemneftre font
prifes du théâtre ancien ; mais les caraéleres de
Brutus, de Cé far, de Lufignan, d’Alvarès, de Zo-
pire , d’Idamé , de Sémiramis ne font pris que dans
la nature. C’eft ce grand fecret de la tragédie , pref-
qu’oublié depuis Euripide , qui a valu à M. de Voltaire
l’honneur d’être mis à côté de Corneille 6c de
Racine, ou plutôt la gloire d’Être élevé au-deffus
d eu x , comme ayant mieux connu ou plus fortement
remué les grands relTorts du coeur humain.
Ce genre de pathétique fe concilie également avec
les deux fyflêmes ; mais une nouvelle différence de
l ’un à l’autre, c’eft la liberté que nous avons 6c
que les anciens n’avoient pas de prendre l’aélion
tragique dans la vie obfcure 6c privée. La crainte
des dieux & la haine des rois étoient les deux objets
de la tragédie ancienne; 6c à cet intérêt religieux &
politique fe joignoit l’intérêt national , le plaifir
qu’avoient les peuples de la Grece à voir retracer
fur leur théâtre les événemens de leur hiftoire fabuieufe;
or de cette hiftoire rien n’étoit confervé que
les aventures des rois ou des héros. Ariftote expri-
moit donc le voeu des fpeûateurs , en demandant
que l’on choisît Tpowt h tragédie , parmi les hommes
d ’un rang illuftre & d’une grande réputation , quel-
qu’homme d’une fortune éclatante qui fût devenu
•malheureux : l’exemple en étoit plus célébré, plus
terrible, plus pitoyable, & plus direélement relatif
au but que l’on fe propofoit. Mais nous qui n’avons
prefque jamais aucun iniérct national au fujet de
la tragédie; nous qui ne voulons qu’intimider les
hommes par les exemples du danger & du malheur
des paffions , n’eft-ce que dans les rois que nous
pouvons trouver de ces exemples effrayans ?
Sans doute la dignité des perfonnages donnant
plus de poids à l’exemple, il eft avantageux pour
la moralité de prendre au moins des noms fameux.
D ailkurs, j^fort d’un héros, d’un monarque donne
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plus d’importance à l’aaion théâtrale , & il en ré-
u te pour le fpeélacle plus de pompe & de majefté.
a ce qu’on a dit, que l’élévation des perfon-
nes tait que leur fort nous touche moins, que les
revers qui les menacent ne menacent jîoint le commun
des hommes , & que plus leur fortune excite
1 envie moins leur malheur excite la pitié, c’efl ce
qu on peut au moins révoquer en doute. Mérope,
Hecube, Clyiemneftre, Brutus, Orofmane , Amio-
chus, font par leur rang fort élevés au-delTus du
peuple qu’ils attendriffent; & nous pleurons, nous
tremiflôns pour eux , comme s’ils étoient nos égaux.
Un roi dans le bonheur eft pour nous un roi ; dans
e malheur il eft pour nous un homme, êc même
d autant plus à plaindre qu’il étoit plus heureux, &
que chacun de nous fe mettant à fa place , fent tout
le poids du coup qui l’a frappé.
Le but de la tragédie e ft , felon nous, de corriger
les moeurs en les imitant, par une adion qui ferve
d exemple: or, que la vlaimede la paffion foit il-
luttre , que fa ruine foit éclatante, la leçon n’en eft
pas moins générale. La même caufe qui répand la dé-
tolation dans un état, peut la répandre dans une
famille. Lamour, la haine , l’ambition, la jaloufie
& la vengeance empoifonnent les fources du bonheur
domefhqiie comme celles du bonheur public,
il y a par-tout des hommes coleres comme Achille ,
des meres faciles comme Hécube, des amantes foibles
comme Inès, 6c crédules comme Ariane, ou
emportées comme Hermione , des amans capables
de tout dans la jaloufie,comme Orofmane 6c Rhada-
mifte , & furieux par excès d’amour.
Mais c’eft faire injure au coeur humain & mécon-
noure la nature, que de croire qu’elle ait befbin de
titres pour nous émouvoir. Les noms facrcs d’ami
de pere, d’amant, d’époux, de fils, de mere, de
frere , de foeur, d’homme enfin, avec des moeurs in-
tereffantes, voilà les qualités pathétiques. Qu’importe
quel eft le rang, le nom , la naiffance du mal-
heureux que fa complaifance pour d’indignes amis
oc la feduftion de l’exemple ont engage dans les
pieges du jeu , & qui gémit dans les prifons dévoré
de remords 6c de honte ? Si vous demandez quel il
eft .» je vous réponds : il fut homme de bien , & pour
fon fupphce il eft époux & pere ; fa femme qu’il aime
^ dont il eft aime, languit réduite à l’extrême indigence,
& ne peut donner que des larmes à fes en-
fans qi„ demandent du pain. Cherchez dans l’hiftoire
des héros une fituation plus touchante, plus morale
en un mot plus tragique; 6c au moment où ce malheureux
sempoifonne, au moment où après s’être
empoilonne il apprend que le ciel venoit à fon fe-
coiirs, dans ce moment douloureux & terrible où
à_l horreur de mourir fe joint le regret d’avoir nu
vivre^heureux, dites-moi ce qui manque à ce fujet
pour etre digne de la tragédie > L’extraordinaire, le
merveilleux, me direz-vous ; & ne le voyez-vous
pas_ ce merveilleux épouvantable, dans le paffaee
rapide de l’honneur à l’opprobre , de l’innocence L
crime, du doux repos au défefpoir, en un mot
^n s I excès du malheur attiré par une foibleffe >
Quelle comparaifon de Béverley avec Jthalie, du
cooe de la pompe & de la majellé du théâtre 1 mais
aufli quelle comparaifon du côté du pathétique 6c de
la moralité! ^
On l’a donnée à Paris cette piece angloîfe, 6c le
foulévement des joueurs a été général contre’le fuc-
ces qu’elle a eu. Les femmes difoient, cela e(i horrible
; les hommes, ce n'cjîpas un joueur. Non , ce
n’eft pas un joueur confommé, c’eft un joueur qui
commence à 1 etre, comme vous avez commencé, par
complaifance, fans pafiîon , fans voirie danger de
céder àfexemple. Ij s’eft engagépas à pas, il a^’perdii
plus qu’il ne vouloir; le regret joint à l’efpérance,
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