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La [galanterie cfpagnolc en a cependant faliPefTai :
rino-énieule nccclîité, l'amour non moins ingénieux
qu'elle , a tait imaginer aux Eipagnols ces lérénades
où un amant, autour de la priibn d’une beauté captive
, vient, aux accords d’une guitarre , Ibupirer des
v ers amoureux ; mais on fent bien que par cette voie
l’art ne peut guere s’élever; & quand par miracle il
îrouveroit un Anacréon ou une Sapho, il leroit encore
loin de trouver un Alcée.
Le climat de l’El'pagne iembloit plus favorable k
la poé/u épique & dramatique : cette contrée^ a été
le théâtre des plus grandesrévolutions,&lbnhilloire
préiente plus de faits héroïques que tout le relie de
l’Europe enlemble. Les invafions des \ andales, des
Goths, des Arabes , des Maures, dans ce pays_ tant
de fois défolé; les divifions intérieures en divers
états ennemis ; les incurlions, les conquêtes des El-
paanols , foit en-deçà des monts, Ibit au-delà des
mers; leur domination en Afrique, en Italie , en
Flandres dans le nouveau monde ; la fuperllition
inême & l’intolérance , qui en Efpagne ont allumé
tant de bûchers & fuit couler tant de fang , font autant
de fources fécondes d’événemens tragiques ; &
fl dans quelques pays de l’Europe moderne la pocfic
héroïque a pu fe païTer des fecours de rantiquité ,
c'eilen Efpagne. La langue même lui étoit favorable,
car elle efl nombreufe, fonore, abondante,
majeftueufe , figurée & riche en couleurs.
Ce n'efi donc pas fans raifon que l ’on s’étonne
qu'un pays qui a produit un Pelage, un comte Julien
, un Gonzalve, un Cortès, un Pizarre , n’ait pas
eu un beau poème épique ; car je compte pour peu
de chofe celui de la Araucana , &: dans la Lufiade
même , le poète portugais n’a que très-peu de beautés
locales.
Mais les arts , je l’ai déjà dit, ne fleurilTent & ne
profperent que chez un peuple qui les chérit; ce n’eïl
qu’au milieu d’une foule de tentatives malheureufes
que s’élèvent les grands fucccs. Il faut donc pour
cela des encouragemens, il en faut lur-tout au génie.
C ’efi l’émulation qui l’anime ; c’e fi, fi j’ofe le dire,
Je vent de la faveur publique qui enfle fes voiles &
qui le fait voguer. Or l’Efpagne plongée dans l’ignorance
& dans la fuperftition, ne s’eft jamais allez
palTionnée en faveur de la poéjh pour faire prendre
k l’imagination des poètes le grand effor de l’épopée.
Ajoutons que dans leur hifioire , le merveilleux
des faits étoit prelque le feiil que la poîjie pût employer.
Le Camoens a imagine une belle & grande
allégorie pour le cap de Bonne ■ Elpérance ; mais
l’allégorie n’a qu’un moment : & l’on fait dans quelles
fixions ridicules ce même poète s’efi perdu, lorfqu’il
a voulu employer la fable.
Le goût des Efpagnols pour le fpeéfacle donna
plus d’émulation à la poefu dramatique ; & la tragédie
pouvoit encore trouver des lu jets dignes d’elle
dans l’hiftoire de leur pays.
Cet efprit de chevalerie , qui a fait parmi nous de
l’amour une palfion morale , lérieufe , héroïque , en
attachant à la beautéune efpece de culte , en mêlant
au penchant phyfique un fentiment plus épuré, qui
de l’ame s’adrelTe à l’ame , ÔC l’éleve au-delTus des
fens; ce roman de l’amour enfin, que l’opinion,
l’habitude , rillufion de la jeunefi'e , l’imagination
exaltée 5c féduite par les defirs , ont rendu comme
naturel, fembloit otfrir à la tragédie efpagnole des
peintures plus fortes , des feenes plus terribles :
l’amour étant lui-même en Efpagne plus fier , plus
fougueux, plus jaloux, pluslbmbre dans fa jaloufie,
& plus cruel dans fes vengeances que dans aucun
autre pays du monde. t
Mais l’héroïfme efpagnol eft froid ; la fierté , la
hauteur, l’arrogance tranquille en eft le cara^^ere ;
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dans les peintures qu’on en a faites , Il ne fort de fa
gravité que pour donner dans l’extravagance : l’orgueil
alors devient de l’enflure ; le fublime , de l’ampoule;
l’héroïfme, delafolie. Du côté des moeurs
ce fut donc la vérité, le naturel qui manquèrent à la
tragédie efpagnole ; du côté de l’aélion, lafimplicité
& la vrail'emblance. Le défaut du génie efpagnol d l
de n’avoir lu donner des bornes , ni à l’imagination,
ni au fentiment. Avec le goût barbare des Vandales
& des Goths, pour des Ipeétacles tumultueux 6c
bruyans où il entrât du merveilleux, s’efl combiné
l’dprit romanelque & hyperbolique des Arabes &C
des Mauves : de-là le goût des Efpagnols. C ’efl dans
la complication de l ’intrigue, dans l’embarras des
incidens , dans la fingularité imprévue de l’événement
, qui rompt plutôt qu’il ne dénoue les fils embrouillés
de l’adion ; c’d t dans un mélange bizarre
de bouftbnncric 5c d’héroïfmc, de galanterie & de
dévotion, dans des caraderes outrés, dans des fen-
timens romaiielques, dans des expreffions emphatiques,
dans un merveilleux abliirde 6i. puérile, qu’ils
font confifier l’intérêt & la pompe de la tragédie. Et
lorfqu’im peuple eft accoutumé à ce défordre, à ce
fracas d’aventures & d’incidens, le mal eft prefque
fans remede : tout ce qui eft naturel lui paroîi foible
, tout ce qui ell fimple lui paroîi vuide , tout ce
qui eft fage lui paroît froid.
Quant à ce mélange fuperftitieux & abfurde du
facré avec le profane, que le peuple efpagnol aime
à voir fur la Icene , nous le trouvons majeftueux &
terrible chez les G recs, &C chez les Efpagnols abfurde
& ridicule ; foit parce que le merveilleux de la fable
ert plus poétique , foil parce qu’il eft mieux employé
, foit parce qu’il efi vu de plus loin, que
nous Ibmmes plus familiarifés avec les démons
qu’avec les furies.
Major è longinquo reverentla.
La même façon de compliquer l’intrigue & de la
charger d’incidens romanefques & merveilleux, fait
le fucccs de la comédie efpagnole : les diables en font
les bouffons.
Lopez de Vega & Calderon étolent nés pour tenir
leur place auprès de Moliere & de Corneille ; mais
dominés par la l’uperfiition, par l’ignorance & le
faux goût desOrientaux& des Barbares,que l’Efpagne
avoit contraêlé, ils ont été forcés de s’y foumet-
ire ; c ’efl ce que Lopez de Vega lui-même avouoit
dans ces vers, qu’a daigné traduire une plume qui
embellit tout :
Les Vandales^ Us Goihs^ dans leurs écrits bigarres y
Dédaionerent U goût des Grecs & des Romains :
Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins.
Nos aïeux éioient des barbares.
L'abus régné , l'art combe & la raifon s'enfuit ;
Q^ui veut écrire avec décence ,
Avec art, avec goût, nen recueille aucun fruit ;
I l vit dans le mépris & meurt dans l'indigence.
Je me vois obligé de fervir L'ignorance ,
D'enfermer fous quatre verroux
Sophocle , Euripide G Terence.
J'écris en infertfé ^ mais j'écris pour des foux.
L e public e[l mon maître , il fuut bien le fervir ;
IL fau t, pour fon argent, lui donner ce qu il aime ;
J'écris pour lui , non pour moi-même y
E l cherche des fuccïs dont je n'ai qu'à rougir.
Un peuple (crieux, réfléchi, peu fenfibleaux plai-
firs de l’imagination, peu délicat fur les plaifirs des
fens , &chez qui une raifon mélancolique domine
toutes les facultés de l’ame ; un peuple dès long-
tems occupé de fes intérêts politiques , taïuôt à fé-
couer les chaînes de la tyrannie , tantôt à s’ailèrmir
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<lans les droits de la liberté ; ce peuple cheî c|ul la
Icidflaiion , l'adminillration de l'ctat , la défcnie, la
ùireté, fou élévation, la piiiffance , les grands objets
de l’agriculture, de la navigation , de l’induArie 6c
du commerce , ont occupé tous les efprits , femble
avoir dû laiffer aux arts d’agrément peu de moyens
de profpcrer chez lui.
Cependant ce meme pays, qui n’a jamais produit
un grand peintre , un grand flatuaire , un bon mu-
ficien , l’Angleterre a produit d’excellens poètes,
foit parce que l’Anglois aime la gloire , & qu’il a vu
que hpoé/ie donnoit réellement un nouveau luflre
au génie des nations, foit parce que, naturellement
porté à la méditation & à la trifleffe, U n fenti le
befoin d’être ému & diflipé par les illufions ^que ce
bel art produit, foit enfin parce que fon génie, à
certains égards, étoit propre à la poé/ïe, dont le
fuccès ne tient pas abfolument aux mêmes facultés
que celui des autres talens.
En effet, fuppofez un peuple à qui la nature ait
refufé une certaine délicateffe dans les organes , ce
fens exquis , dont la finelfe apperçoit & faifit, dans
les arts d’agrément, toutes les nuances du beau ; un
peuple dont la langue ait encore trop de rudelfe èc
d’âpreté pour imiter les inflexions d’un chant mélodieux
, ou pour donner aux vers une douce harmonie
; un peuple dont l’oreille ne foit pas encore alfez
exercée , dont le goût même ne foit pas allez épuré
pour fentir le befoin d’une élocution facile , nom-
breufe , élégante ; un peuple enfin pour qui la vérité
brute, le naturel fans choix, la plus grofiîere ébauche
de l’imitation poétique , léroient le fublime de l’art ;
chez lui la poéfc auroit encore pour elle la force au
défaut de la grâce , la hardielfe & la vigueur en
échange de l’élégance & de la régularité, l’élévation
& la profondeur des fentimens & des idées, l’énergie
de l’expreflion, la chaleur de l’éloquence , la véhémence
des paffions, lafranchife des caraéleres, la
relfemblance des peintures , l’intérêt des fituations ,
l’ame & la vie répandue dans les images ÔC les tableaux
, enfin cette vérité naïve dans les moeurs &
dans l ’aélion , qui, toute inculte & fauvage qu’elle
e f t , peut avoir encore fa beauté. Telle fut là poéjïe
chez les Anglois, tant qvi’elle ne fut que conforme
au génie national ; & ce caraélere fut encore plus librement
& plus fortement prononcé dans leur ancienne
tragédie.
Mais, lorfque le goût des peuples voifins eut commencé
à fc former , & qu’un petit nombre d’excel-
ïens écrivains eurent appris à l’Europe à fentir les
véritables beautés de f a r t , il fe trouva , parmi les
Anglois comme ailleurs, des hommes doués d’un
efprit affez jufle , &c d’une fenfibilité alfez délicate,
pour difeerner dans la nature les traits qu’ il falloit
peindre &C ceux qu’il falloit rejetter , & pour juger
que de ce choix dépendoit la décence , la grâce , la
noblelfe , la beauté de l’imitation. Ce goût de la belle
nature , les Anglois le prirent en France à la cour de
Louis le Grand , 5c le portèrent dans leur patrie. Ce
fut à Moliere , à Racine , à Defpréaux , qu’ils durent
Dryden, Pope, Adilfon.
Mais, au lieu que par-tout ailleurs c’ eft le goût
d’un petit nombre d’hommes éclairés qui l’emporte
à la longue fur le goût de la multitude, en Angleterre
c’eft le goût du peuple qui domine &c qui fait la loi.
Dans un état oii le peuple régné, c’efl au peuple que
l’on cherche à plaire , 5c c’eft lur-tout dans lés Ipe-
élacles qu’il veut qu’on l’amufe à fon gré. Ainfi,
tandis qu’à la leélure les poètes du fécond âge char-
moient la cour de Charles II, 5c que la partie la plus
cultivée de la nation, d’accord avec toute l’Europe,
admiroit lamajcftueufefimplicitéduCaton d’Adiifon,
l’élégance & la grâce des contes de Prior, 6c tous
les trclors de la poeft de llyle répandus dans les épi-
Tome IL,
P O E 43 f très de Pope ; l’ancien goût, le goût populaire', n’ap-
plaudillbit fur les théâtres , cïi il regne impérieulc-
ment, que ce qui pouvoit égayer ou émouvoir la
multitude , un comique grolfier , obfccne , outré
dans toutes fes peintures, un tragique aufli peu décent
, oîi toute vrailémblance étoit lâcrifice à l ’effet
de quclquesfcenes terribles, & qui, ne tendant qu’à
remuer fortement des efprits flegmatiques, y em-
ployoit indifîéremment tous les moyens les plus
violens : car le peuple dans un fpeélacle veut qu’on
l’émeuve , n’importe par quelles peintures, comme
dans une fête il veut qu’on l’enivre, n’importe avec
quelle liqueur. 11 efl donc de l’effence, Sc peut-être de rintcrct
de la confliiution politique de l’Angleterre , que le
mauvais goût fubfirte fur fes théâtres ; qu’à cote
d’une Icenc d’un i)athctique noble ôc d’une beauté
pure , il y ait pour la multitude au moins quelques
traits plus grolfiers ; & que les hommes éclairés qui
font par-tout le petit nombre , n’aient jamais droit
de preferire au peuple le choix de fes amiifemcns.
Mais hors du théâtre, & quand chacun efl libre
de juger d’après foi, ce petit nombre devrais juges
rentre dans fes droits naturels, & la multitude qui
ne Ut point, laiïfe les gens de lettres, comme devant
leurs pairs, recevoir d’eux le tribut de louange que
leurs écrits ont mérité. C ’ert alors que l’opinion du
petit nombre commande à l’opinion publique : voilà
pourquoi l’on voit deux efpeces de goût, incompatibles
en apparence , fe concilier en Angleterre , 5d
les beautés 5i les défauts contraires prefque également
applaudis.
Le génie de Shakefpear ne fut pas éclairé ; mais
fon inflinél lui fit faifir la vérité ôc l’exprimer par
des traits énergiques : il fut inculte & déréglé dans
fes compofitions , mais il ne fut point romanefque.
Il n’évita ni la balfeife, ni la grofliércté qu’autori-
foieni les moeurs 6c le goût de fon tems ; mais il
connut le coeur humain 6c les refforts du pathétique.
Il fut répandre une terreur profonde ; il fut enfoncer
dans les aines les traits déchirans de la pitié ; il ne
fut ni noble , ni décent, il fut véhément Sc fublime :
chez lui, nulle efpcce de régularité ni de vraifem-
blance dans le tilfu de l’action , quoique dansles détails
il foit regardé comme le plus vrai de tous les
poètes : vérité fans doute admirable , lorfqu’elle efl
le trait fimple, énergique 5c profond qu’il a pris dans
le coeur humain ; mais vérité fouvent commune 5c
triviale qu’une populace grofiîere aime feule à voir
imiter.
Shakefpear a un mérite rc e l& tranfeendant qui
frappe tout le monde. II efl tragique , il touche , il
émeut fortement : ce n’eftpas cette pitié douce qui
pénétré infenfiblement, qui fe faifit des coeurs , 6c
qui lesprefl'ant par degrés, leur fait goûter ce plai-
ür fi doux de fe foulager par des larmes ; c’efl une
terreur fombre , une douleur profonde, Ôc des fe-
couffes violentes qu’il donne à l’ame desfpeélateurs,
en cela peut-être plus cher à une nation qui a befoin
de ces émotions violentes. C’eft ce qui l’a fait préférer
à tous les tragiques qui l’ont fuivi. Mais tout
l’enthoufiafme de fes admirateurs n’impofera jamais
aux gens de bon fens ôc de goût fur fes grolfiéretés
barbares.
A voir la liberté avec laquelle les Anglois fe permettent
de parler, de penfer 6c d’écrire lur leurs
intérêts publics, 6c les avantages que la nation
retire de cette liberté, on ne peut s’étonner affez
que la comédie ne foit pas devenue à Londres une
latyre politique, comme elle l’étoit dans Athènes,
6c aue cliacun des deux partis n’ait pas eu fon théâtre
o ù ’le parti contraire auroit été joué. Seroit-ce
qu’ayant l’un S: l’autre des myfteres trop dangereux
à révéler en plein théâtre, ils auroient voulu fe
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