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Mais qiif l’on s’imagine avec quelle lenteur les
Grecs, fans modelé & fans guide , cüayant les fous
de leur.langue en appréciant la valeur , durent
coiubincr ce l'vllèmc qui preferivoit i\ la parole des
tems fives 6c réguliers. Quelle longue habitude,
quelle ancienne alliance entre la/j^^s'/Ti 6c la miifiquc,
un tel accord ne luppole-t-il pas! 6c combien ces
deux artsavoient dû s’exercer pour former la langue
d'Homere !
Homere ell fur les bornc.s les pins reculées de
l’anriqiiité, comme cil fur l'horizon une tour élevée
au-dchi de laquelle on ne voit [)lus rien , 6c qui fem-
ble toucher au ciel. On ell tenté de croire qu’il a tout
invente; mais quand 11 n'avouerüit pas lui-méme
que la poé[îc lyj'ique fleurliroit avant lu i, la feule
profociie de fa langue eu feroit la preuve,évidente.
Le chant fut le modèle des vers. La poéfic lyrique
fut donc la premiere inventée ; 6c l’on fait combien
dans les fêtes, dans les jeux folemnels, à la table
des rois, de beaux vers chantés fur la lyre étoient
applaudis 6c vantés.
Le cara£lere dilUncHf des Grecs, entre tous les
peuples du monde, fut l’importance 6c le férieux
qu'ils attachoient à leurs oluifirs. Idolâtres de la
beauté , de la volupté en tout genre, tout ce qui
avoit le don de charmer leurs fens étoit divin pour
eux : un fculpteur , un peintre , un pocte les ravif-
foit d’admiration ; Homere avoit des temples. Une
courtifanne célébré par la beauté de fa taille, cil enceinte;
voilà un beau modelé perdu ; le peuple eft
dans la défolation : on appelle Hippocrate pour la
taire avorter; il la fait tomber, elle avorte : Athènes
ell dans la joie. Le modèle de Vénus ell fauve. Phri-
né aceufée d’impiété devant l’aréopage, l ’orateur
la voit convaincue ; il arrache fon voile 6c dit aux
vieillards ; hi bien, faius donc périr tant de beautés.
Phriné eil renvoyée.
Voilà le peuple chez qui les arts ôc la poéjîc ont
dû naître.
Mais de fes organes, le plus fenlîble, le plus
déliest , c’étoit foroille. Périclès demandoit aux
dieux tous les matins, non pas les lumières de la fa-
gefTe, mais l’clégance du langage, & qu’il ne lui
échappât aucune parole qui blelTât les oreilles du
pcujile Athénien.
Or, fl telle fut la fenfibilité des Grecs pour la fimple
mélodie de la pcrole , qu’elle fnfoit prefque tout le
charme, toute la force de l’éloquence, 6c que la
philofophie cUe-meme employoit plus de foins à
bien dire qu’à bien penfer, fûre de gagner les efprits,
fl elle capiivoit les oreilles ; quel devoir ctre l’af-
cendant d’une poéfu éloquente fécondée par la mu-
fique,6c d'une belle voix chantant des vers fubümes
fur des accords harmonieux r Nous croyons entendre
des fables , lorfqu’on nous dit que , chez les Grecs ,
une corde ajoutée à la lyre étoit une innovation politique
, que les (ages même en auguroient un chan-,
gement dans les moeurs, une révolution dans l’état,
que dans un plan de gouvernement ou dans un fy-
Àémc de loix on examinoit férieufement fi tel ou
tel mode de mufique y feroit admis, ou en feroit
exclus; ôc cependant rien n’eft plus vrai ni plus naturel
, chez un peuple qui étoit dominé par les fens.
Un poète lyrique fut donc chez les Grecs un per-
fonnage recommandable : ces peuples révéroient en
lui le pouvoir qu’il avoit fur e u x ;& de la haute
idée qu’ils en avoient conçue rélultent naturellement
les progrès que fit cc bel art. Foy. Ly r iq u e ,
Suppl.
C’eft donc bien chez les Grecs que l a l y r i q u e
a dû naître, fleurir 6c fervir de prélude à la poifie,
épique & dramatique, dont elle avoit formé la langue,
& , fl je l’ofe dire, accordé l’indrument.
La poéfu enfin put fe palfer du chant, fonlan-
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gage harmonieux lui fuHit pour charmer l’oreiüe.
Mais en quittant la lyre elle prit le pinceau : ce fut
alors qu’elle dut fentir tous les avantages du climat
quiPavoit vu naître. Quel amas de beautés pour elle |
Dans le phyfique , une variété , une richefTe
inépuilàblcs; les plus beaux fires, les plus grands
phénomènes , les plus magniliques tableaux ; des
tlcuves, des mers, des montagnes, d’antiques forets,
(les vallons fertiles & délicieux ; des villes, des ports
flonlfans ; des états dont les arts les plus dignes de
l'homme, l’agriculture 6c le commeirce, fail'oient la
force 6c l’opulence; tout cela, dis-je , raffemblé
comme Ions les yeux du pocte.
Non loin dc-là, & comme en perfpeéHve, le
contralle des fertiles champs de l’Iîgypte & de la
Lybie , avec de vafies 6c brûlans déferrs , peuplés
de tigres 6cde lions; plus près, le magnifique fpec-
tade de vingt royaumes répandus fur les côtes de 1 A fie mineure ; d’un côté, ce riant ôc luperbe tableau
des îles de la mer Egée; de l’autre, les monts en-
fiammés 6c l'affreux détroit de Sicil^'; enfin tous les
alpeds de la nature, & l’abrégé de l’univers , dans
pL-lpace qu’un voyageur peut parcourir en moins
d’un an ; quel théâtre pour lapoéfc>'f\c\\-iç\
Dans le moral, tout ce qu’un mombreux affem-
blage de colonies de diverfe origine , tran fplantécs
fous un meme ciel, ayant chacune fcsdicuix tutélaires
, (es coutumes , fes loix, fes t'onclatcurs & fes
héros, pouvoir offrir de curieux à peindre: ; à chaque
pas, des moeurs nouvelles & fou vent oppo fées;
mais par-tout un caradere décidé, voifin de la nature
par Ibn ingénuité , par la franchife 6c le relief
des palTions , des vertus 6c des vic es ; ici plus doux
6c plus fenfible ; là, plus rigoureux , plus auftere;
ailleurs (auvage 6c même un peu. féroce mais nS'
turel, fimpie,énergique, & facile à peindre à grands
traits ; l’influence des peuples dans l’admiuillration,
lource de troubles pour un état 6c d’inciiiens pour
un poème; le melange des efclaves & de;; hommes
libres, ufage barbare, mais fécond en fiventures
pathétiques; l’exil volontaire après le critne, forte
d’expiation qui, de tant de héros, faifoit d’illuflres
vagabonds ; l’hofpitalité , ce devoir fi précieux à
l humanité 6c fi favorable à la padßc ; la piété envers
les étrangers, le refped pour lus fupplians, le ca-
radere inviolable qu’impriinoit la mort aux volontés
dernieres ; la foi que l’on donnolt aux fonges, aux
prefages, aux prédidions des niourans ; la force des
lèrmens, l’horreur attachée au parjure ; la religieufe
terreur qu’infpiroit aux enfans la malédidion des
peres, 6c l’imprécation des malheureux à ceux qui
les fail'oient fouffrir , dernieres armes de la foiblelfe,
dernier frein de la violence, derniere relTource de
l’innocence, qui dans fon abattement même étoit par-
là rédoutable aux méchans; d’un autre côté, les ré-
compenfes attachées à la gloire & à la vertu; les
éloges de la patrie, des ftatues ou des tombeaux ;
enfin la vie modelte & retirée des femmes, cette
décence auftere , cette fimplicité, cette picrié do*
meftique, ces devoirs d’époufe de mere fi reli-
gieufement remplis, & parmi ces moeurs dominantes
des fingularités locales : dans la Thrace, une
ardeur ,^une audace guerriere qui relevolt encore
l’éclat dè la beauté ; à Lacédémone, une fierté qui
ne rougilToit que de la folblefle, une vertu févere
& mâle , une honnêteté fans pudeur; la chaffeté
Milélienne, & la volupté de Lesbos ; tous extrêmes
que \zpoéJié efffiheureufe d’avoir à peindre, parce
qu’elle y emploie fes plus vives couleurs.
Dans le génie,la liberté,qui éleve l’amedes poètes
comme celle des citoyens; Pefprit patriotique, fans
ce(Te aiguillonné par la jaloufie 6c la rivalité de vingt
républiques voifines; l’ivrefiè de la prol'périté qm,
en même tems qu’elle ôte la fageffe du conl'cil,
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donne l’audace de la penfe e ; la vanité des Grecs, qui
avoit prodigué l’héroïque 6c le merveilleux pour illu-
iirer leur origine ; leur imagination qui animoit tout
dans la nature , qui ennoblUfoit jufqu’aux détails les
plus familiers de la vie ; leur fenfibilité qui leur faiCoit
préférer à tout le plailir d’être émus, 6l qui fembloit
aller (ans ceffe au-devant de l’illufion, en admettant
fans répugnance tout ce qui la favorifoit, en écartant
toute réflexion qui en auroit détruit le charme ;
iiii peuple enfin dominé par fes fens, livré à leur
feduéfion 6c paflionnément amoureux de fes fonges.
Dans les connoifl'ances humaines , ce mélange
d’ombre 6c de lumière fi favorable à lapoéfie, lorf-
qu’il fe combine avccun génie incpiict ôc audacieux,
parce qu’il met en aêfivité les forces de l’aine 6c la
curiofitc de l’efprit; la phyfique 6c l’aflronomie couvertes
d’un voile myflérieux, 6c laifTant imaginer
aux hommes tout cc (ju’ils vouloient, pour fuppléer
aux loix de la nature ôc à fes relTorts qu’ils ne con-
noilTüient pas ; une curiofitc impuiffante d’en pénétrer
les phénomènes , fource intariffable d’erreurs
ingenieufes ôc poétiques ; car l’ignorance fut toujours
mere 6c nourrice de la fiéHon.
Dans les arts, la maniéré de s’armer & de combattre
de ces tems-là, oii l’homme livré à lui-même
fe développoit aux yeux du poète avec tant de no-
bleffe, de grace 6c de fierté; la navigation plus pé-
riileufe, ôc par-là plus iniérelTante, où le courage,
au défaut de l’art, étoit fans cefl'e mis à l’épreuve des
dangers les plus effrayans; oiice qui nous eft devenu
fl familier par l’habitude, étoit merveilleux par la
nouveauté ; où la mer que l’induflrie humaine fem-
ble avoir applanie Ôc domptée, ne préfentoit aux
yeux des matelots que des abymes 6c des écueils ;
le peu de progrès des méchaniques : car l’homme
n’efl jamais plus intérefTant 6c plus beau que lorfqu’il
agit par lui-même ; ÔC ce que diioit un Spartiate, en
voyant paroître à Samos la premiere machine de
guerre , céjifuit de la valeur ; OU put le dire auffi de
la poéfit épique, quand l'homme apprit à fe pafl’er
d’être robufte 6c vigoureux.
Dans rhiftolre, une tradition mêlée de toutes les
fables qu’ elle avoit pu recueillir en paffant par l’imagination
des peuples , ôc fufceptible de tout le merveilleux
que les poètes y vouloient répandre ; (le peu
de connoifiance qu’on avoit alors du paffé, leur laif-
fant labberté de feindre, fans jamais être démentis.)
Enfin une religion qui parloit aux yeux, 6c qui animoit
tout dans la nature, dont lesmyfteres croient
eux-mêmes des peintures dclicieufes, dont les cérémonies
étoient des fêtes riantes ou des fpeéfacles
majeftueux ; un dogme , où ce qu’il y a de plus terrible,
la mort 6c l’avenir, étoient embellis par les
plus brillantes peintures ; en un mot, une religion
poétique, puifque les poètes en étoient les oracles,
Ôc peut-être les inventeurs ; voilà ce qui envlronnoit
la poéfie épique dans fon berceau.
Mais ce qui intéreffe plus particuliérement la tragédie
que le poeme épique , une foule de dieux ,
comme je l’ai dit ailleurs, paifionnés, injuftes, vio-
lens, divifés entr’eux , 6c fournis à la dellinée ; des
•héros ifl'us de ces dieux , fervant leur haine ôc leur
fureur, ou les intérelTant eux-mêmes dans leurs querelles
Ôc leurs vengeances ; les hommes efclaves de
la fatalité, mlfcrablcs jouets des paflions des dieux
& de leur volonté bizarre ; des oracles obfcurs ,
captieux 6c terribles ; des expiations fanguinaires ,
des facrifices de fang humain ; des crimes avoués ,
commandés par le ciel ; un contrafle éternel entre
les loix de la nature & celles de la deftinée, entre la
morale 6c la religion ; des malheureux placés, comme
dans un détroit, fur le bord de deux précipices,
ôc n ayant bien Couvent que le choix des remords ;
voilà fans doute le Cyftême religieux le plus épou-
P O E 429 vantabic , mais , par-là même, le plus poétique , le
plus tragique qui fût jamais. L’hifloirc ne l’éioit pas
moins.
Lu Grèce avoit etc peuplée par une foule de colonies
, dont chacune avoit eu pour chef un aventurier
courageux. La rivalité de ces fondateurs , dans
des tems de férocité, avoit produit des difeordes
fanglantes. La jaloufie des peuple.s 6c leur vanité
avoient grofli tousles traits de Thiftoirede leur pays,
foit en exagérant les crimes des ancêtres de leurs
voifins , foit en rehaulTant les vertus & les faits héroïques
de leurs propres ancêtres. Delà ce mélange
d’horrej-irs 6c de vertus dans les mêmes héros. Chaque
famille avoit fes forfaits 6c fes malheurs héréditaires.
Le rapt, le viol, i’adultere , l’incefte, le
parricide, formoient l’hifloire de ces premiers brigands
; hiftoire abominable , 6c d’autant plus tragique.
Les Danaïdes , les Pélopides , les Atrides, les
fables de Méléagre, de Minos ôc de Jafon, les guerres
de Thebes 6c de Troye , font l’effroi de Phiimanito
ôc les trefors du théâtre : tréfors d’autant plus précieux
(jue ces horreurs étoient ennoblies par le
mélange du merveilleux. Pas un de ces illuflres fcé-
lérats qui n’eût un dieu pour pere ou pour complice :
c’étoit la reponfe 6c l’exeufe que ces peuples don-
noient fans doute au reproche qu’on leur failoit fur
les crimes de leurs aïeux : la volonté des dieux, les
décrets de la deftinée, un alcendant irrefiftible, une
erreur fatale avoit tout fait ; 6c ce fut-là comme la
bafe de tout le fyftcme tragique : car la fatalité qui
laifTe la bonté morale au coupable, qui attache le
crime à la vertu, 6c le remords à l’innocence , eft le
moyen le plus puiffant qu’on ait imaginé pour effrayer
6c attendrir l’homme fur le deftin de fon femblable.
Auffi l’hiftoire fabulaufe des Grecs eft-elle la feule
vraiment tragique dans les annales du monde entier;
6c ce mélange en eft la caufe.
Mais ce qui tenoit de plus près encore aux évene-
mens politiques, c’ eft cette ivreffe de la gloire 6c des
profperites, que les Athéniens avoient rapportéc|de
Marathon, de Salamine 6c de Platée ; femiment qui
exaltoit les âmes, Ôc fur-tout celles des poètes ; c’eft:
ce même orgueil, ennemi de toute domination , ôc
charmé de voir dans les rois les jouets de la deftinée;
cet orgueil fans ceffe irrité par la menace des monarques
de l’Orient, ôc par le danger de tomber fous les
griffes de ces vautours ; c’eft-là, dis-je, ce qui donna
une impullion fi rapide 6c fi forte au génie tragique,
6c lui fit faire en un demi-fiecle de fi incroyables
progrès.
Du côté de la comédie, les moeurs grecques
avoient auffi des avantages qui leur font propres , 6c
qu’on ne trouve point ailleurs. Chez un peuple v i f ,
enjoué 5 naturellement fatyrique , 6c dont le goût
exquis pour la plaifantcrie a fait palfer en proverbe
le f'el piquant 6c fin dont il l’affailbnncit ; chez c«
peuple républicain, ÔC libre cenl'eur de lui-même,
que l'on s’imagine un théâtre où il étoit permis de
livrera lariféede la Grèce entière, non-feulement
un citoyen ridicule ou vicieux, mais un juge inique
6c vénal, un dépofitaire du bien public, négligent,
avare, infidèle; un magiftrat fans talens ou fans
moeurs, un général d’armée fans capacité, un riche
ambitieux qui brlguoit la faveur du peuple , ou un
fripon qui le trompoit ; en un mot le peuple lui-
même, qui fe laiflbit traduire en plein théâtre comme
un vieillard chagrin, bizarre , crédule, imbécille ,
efclave 6c dupe de ces brigands publics qui le flat-
loient 6c l’opprimoienf. Qu’on s’imagine cesperf'on-
nages d’abord expolés fur la (cene ÔC nommés par
leur nom ; enfuite (lorfqu’il fut défendu de nommer)
fl bien défignés par leurs traits ÔC par toute
efpece de relfemblance , qu’on les reconnoilfoit en
les voyant paroître ; 6c qu’on juge de-là combien le
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