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vevfiiîcatîon régulière nous met en droit de refufer
à un dlicours fimplement rhytmique le nom de poé-
mc, parce qu’il lui manque encore un des carafteres
diPinélifs de la poéfie. Avouons néanmoins qu’il le
trouve inèiilliblement dans tout dilcours qui cft le
fruit d’une verve poétique, quelque arrangement
périodique , qui ell tout autre que celui du dilcours
ordinaire, & même des morceaux d’éloquence. Ainfi
la profe poétique a toujours des tours & des tons
par lelquels elle fe diftingue. Il s’enfuit clairement
de-là que depuis que la poéfie ell devenue un art,
les regies de la verfification doivent être oblervces
dans tout poïme. ; mais que malgré cela le défaut de
cette obfervation ne tire pas de la cîafie des ouvrages
poétiques , ceux qui ont d’ailleurs les caraéteres
propres tl la poéfie.
Néanmoins la verfificatlon n’efl pas la feule chofe
qui donne le ton au po'cme. Celui qui efl clans la chaleur
du fentiment, cherche les mots dont le Ion a
le plus de rapport avec l’efpece de ce fentiment, &
en réunit la plus longue fuite qu’il lui ell polTible ; la
;oie aime les tons pleins & doux; la triilefie en veut
de coupés & de pénetrans. Ainfi le langage poétique
a une certaine vivacité d’exprelTion qui lui ell propre
; & le ton de ce que dit le pocte, quand même
on n’entendroit pas le fens des paroles , fuffit pour
mettre au fait de la fiîuation de fon aine. Que le
poerne folt envers ou en profe poétique, c’ellla meme
chofe : ce caraélere de l’cxprelîîon doit toujours
s'y trouver.
Il y a encore une trolfieme propriété du dlfcours
poétique que nous pourrons comprendre fous la
notion du ton. Comme le pocte ell tout livré à la
contemplation de fon objet, & ne voit ni n’entend
rien de ce qui l’enviionne, fon ctatrelTemble à celui
des longes qui rendent préfens les objets abfens. Il
ne met point de dittérence entre le palîé 6c l’avenir,
entre le réel & l’imaginaire. Cela donne à les dilcours
, par rapport à la liaifon des termes & à l’arrangement
grammatical, une tournure toute particulière
qu’il ellplus aifé de lémir que de décrire. Au
lieu des mors qui fignilient le palTé ou l’avenir, le
poète s’exprime fouvent au prefent. Quelquefois il
omet les conjonGions ; d’autres fois il en emploie
qui ne femblent pas à leur place : il parle à la fécondé
perlonne dans des cas où l’on emploie communément
la troifiemc. Ces écarts qui s’éloignent du langage
ordinaire qui font propres au ton poétique , appartiennent
nccelTairement à l’exprelfion du poëme.
Cela peut fulhre pour ce qui concerne le caraélere
du poè'/Tie, par rapportai! ton du difeours. Mais i’ex-
prelfion poétique exige encore d’autres conditions
que celles qui font comprifes dans le ton. Les figures
& les images font un eft'et très-naturel de la verve
poétique. La force imaginative du poète plus ou
moins échauffée, donne à chaque objet plus de vie
& d’aéUon qu’il n’en auroitfi l’ame ctoit tranquille
& capable de réflexion. Le poète n’emploiejamais,
pour exprimer fes idées, des termes abflraits : il ne
confidere point de notions unlvcrfclles : il a toujours
en vue des cas individuels & des objets qu’il fup-
pofe aéluellenient préfens. Tout ce qui feroit purement
idéal , il le revêt de matière ; & à chaque
matière il donne fes couleurs , fa figure , & s’il eff
polfible, fon ton & fes propriétés fenfibles. De-là
naiffent ce qu’on nomme couUurspoinqius&tableaux
poétiques. Et c’eff en cela, comme l’abbc Dubos l’a
fort bien remarqué , que conlifte le caraétere principal
du poème. « Ce langage poétique , dit cet habile
>> critique , eff ce qui fait proprement le poète , &
» non la mefure & la rime. On peut, fuivant ridée
M d’Horace, être un poète en profe, & n’être qu’un
» orateur en vers.. . . Mais la partie la plus impor-
f> tante & la plus difficile de la poefie, confide à
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>♦ trouver des images qui peignent en beau ce dont
» on veut parler ; à être maître des exprelfions pro-
» près qui donnent une conlillancefenfible aux idées:
» c’ell ici où le poète a befoin d’un feu divin qui
» ranime ; la rime ne fert qu’à le gêner.. . . Il n’y a
» qu’une tête née pour cei art qui puiffe animer les
>» vers par la poéfie des images ». Rèjkx. cru. fur U
poéjïe & la peinture, tome I. fe'cî. j j . Suivant ce la ,le
langage du poète annonce par-tout un homme, dont
fon objet s’eft tellement empare, qu’il volt corpe-
rellcment devant lui ce que d’autres ne font qu’imaginer,
que fon efprit en eft affeéle comme d’une
choie préfente , & qu’il communique aux autres
cette façon de voir &; de fentir. De-là réfulte naturellement
l’cftet par lequel le poème nous met préci-
fément dans le même état oîi efi le poète , &; nous
infpire les mêmes fentimens. Et cet effet a fur-tout
lieu , quand le poète n’a pas cherché à le produire ,
mais qu’il n’a travaillé que pour lui-même.
Jufqu’ici nous avons montré comment le poème
différé du dlfcours ordinaire parie ton & par l’ex-
preffion. Mais il a outre cela la manière ])ropre de
traiter les iiijets fur lefquels peut rouler le dilcours.
Et cela mérite une attention jjarticuliere.
T o u t e f f un dilcours rempli de fentiment,
ou du moins d’une verve animée, ôc excitée par
l’objet dont le poète s’occupe. Dans cet état il n’a
ou ne paroîi avoir d’autre defiein que celui d’exjiri-
mer ce qu’il lent, parce que la vivacité même de ce
fentiment ne lui permet pas de fe taire. Ici fe pré-
lentent deux cas qui déterminent le contenu du difeours.
L’un eff celui où le poéte,uniquement attaché
à fou objet, le confidere fous toutes fes faces ,
emploie les exprefîîons à décrire ce qu’il voit : le
fécond ell celui oît il ne s’occupe pas tant de l’objet
même que du i'entiment que cet objet produit en luî.
Dans le premier cas le poète peint fon objet ; dans
le fécond il peint fon fentiment. On ne fauroic
concevoir une troifieme étoffe convenable au poème.
Il s’agit à prélent d’examiner comment le poète s’y
prend, &: en quoi il différé des autres écrivains qui
auroient les mêmes fujets à traiter. On a déjà rendu
compte de cette différence par rapport à l’expreffion :
il n’ell donc plus queflion que de la maniéré de traiter
les fujets qui efl propre au poète, & qui fait aulîi
par conféquent un des caraêleres diüinflifs du
poème.
Quand le poète s’attache à la confideration de fon
objet, il n’a.d’autre vue que de le reprélènter tel
que Ion imagination fortement affeêlée le lui offre.
1! ne veut, ni comme le philofophe, le connoître bc
l’approfondir davantage ; ni comme l’hiftoricn, le
décrire de maniéré à en donner aux autres une jufic
idée; ni comme l’orateur , obtenir notre luffrage ,
& nous faire pénétrer d’un côté j)lutôt que de l’autre.
Son imagination agit feule, l ’efprit d’oblerva-
tion 6c les facultés Intelleâuelles n’entrent pour rien
clans fon travail. Il ne fe foucic pas même que l’objec
loit repréfenté d’une maniéré exafle : il le dépeint
de la maniéré qui s’accorde le mieux avec la pa/fioii
qui l’anime ; il lui attribue tout ce qu’il fouhaiie d’y
trouver, fans fe mettre en peine s’il s’y trouve en
effet : car le polfible l’accommode tout autant que
l’acluel. Il grolfit certaines choies, il en diminue
d’autres, julqu’à ce que le tout foit à fon grc. 11 agit
en cela comme tout homme qui fe berce de fes propres
rêveries, 6c s’amufe à faire des pians imaginaires.
Son bon plaifir préfide à tous les arrangemens ;
il omet certaines circonfiances, il en invente d’autres,
chaque perfonnage reçoit de lui la figure 6c
les qualités que fon imagination juge à jiropos do
lui donner. Ainfi procédé le poète à l’égard de tout
objet qu’il a choili pour la matière de fes chants.
Quand certaines parties de l’ objet font une plus
vrande
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grande Impreffion fur lu i, il cherche au fil à les dépeindre
avec une plus grande vivacité ; il raffemble
de tous côtes tout ce qui peut fervir à les rendre
aulfi fenfibles que fi on les voyoir ou on les enten-
doit. C’eft de là que viennent quelquefois dans les
ces deferiptions circonffanciées , qui s’étendent
jufqu’aux moindresbagatelles, parce qu’en effet
ce font ces deferiptions qui font propres à donner
une vie réelle aux objets reprefentes à l’imagination.
Le poète feroit bientôt reconnoiffable par ce fcul
endroit, quand même il voudroit déguifer fon ton
& fon expreflîon. Qu’on falTe une auffi mauvaife
trackiélion d’Homere qu’on voudra, pourvu que Ton
y conferve la fuite des images, jamais on ne mé-
connoîtra le poète. C ’eft ce qu’Horace a exprimé
en difant :
Invenies etiarn disjecH mtmhra poetez.
Ainfi, dans tout bon poème ^ indépendamment des
carafteres qu’il emprunte du langage , il doit demeurer
d’autres indices qui trahiffent le j)oère. Les ouvrages
auxquels de mauvaifes traductions font perdre
toute apparence poétique , n’ont jamais été des
poèmes qui aient réuni tous les carafteres effentiels
à la poéfie.
Quand le poète eft plus occupé de fon propre fen-
tlment que de l’objet qui l’excite ; alors, il luit une
autre marche dont la rouie n’ell pas moins reconnoil-
fable. Quelquefois il dit intelligiblement ce qui l ’a jette
dans le tranfport de quelque palfion ; d’autres fois
il le laiffe feulement deviner ; mais, dans l’un & dans
l’autre cas, fon dilcours ne diffère de celui qui n’cft
pas poète, que par la vivacité du fentiment ou par le
feu de la verve. On ne tardé pas à s’appercevoir que
le poète ne fepoffede pas; la joie ou la douleur fe font
emparées de lui. La raifon 6c la réflexion font obligées
de céder au lentiment. Tantôt il ne fait, pour
ainfi dire, que tourner fur le même point, tantôt il
s’arrête à plufieurs circonftances acceffoires, il fait
des digreflions, des écarts, & nous étonne par leur
rapidité & leur défordre. Mais ce délbrdre eft toujours
joint à une grande vivacité dans les repréfenta-
iions,il produit des images frappantes, des idées fortes
& hardies, qui jettent l’auditeur dans la furprife
& dans le trouble.
Tels font les caraéleres principaux par lefquels le
poème le diftingue de toute autre efpece de dilcours.
Comme ces carafteres font d’efpcce différente, 6c
qu’avec cela chacun d’eux a fes degrés en grand nombre
, il réfulte de-là une grande variété clans la forme
6c les qualités des poèmes ^ lors même que leurs objets
fereflèmblent. Combien VOdyfféent différé-t-elle
pas de VIliade ; 6c l'Enéide de l’une & de l’autre ?
Il faut nccelTairement qu’il y ait dans tout poème
plus ou moins de traits de ces caraéleres, pour que
fon origine puifle être rapportée à une fituation d’ef-
prit véritablement poétique dans celui qui l’a com-
pofe. Mais , comme il exifte plufieurs poèmes qui ne
font que de pures imitations, 6c que le poète s’eft
mis à la gêne pour paroître dans renthoufiafme,
prendre le ton & parler le langage de la poéfie naturelle,
cela eft caulè que bien fouvent de femblables
ouvrages n’ont qiAme écorce poétique, & que ce
font de fimples dilcours empruntés du langage ordinaire
, traveftis en poéfies par des verfificatciirs. Ce
traveftifTement ne fuffit pas pour les élever à la dignité
d’ouvrages poétiques: ce font plutôt des pro-
duélions monftrueufes qu’on ne fauroit ranger dans
aucune claffe, rapporter à aucune efpece de dilcours.
L homme le plus adroit & le plus ingénieux, aura
bien de la peine, s’il n’ eft pas réellement poète , à
faire un ouvrage auquel 11 imprime tous les caraéle-
res naturels de la poéfie. 11 n’y aura jamais de poème
Tome IV^
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parfait, que celui quia pris nailTancc dans le cerveau
d’un poète redevable à la nature de fon talent, dont
la verve n’eft point fimulée, mais qui en même tems
poffede les regies de l’art, 6c les emploie avec un
gout délicat 6c lù r , pour conduire fes produéHons au
degré de perfefHon dont elles font fufoeptib!c.s.
Une confequence non moins évidente de routes
les r^iiarques que nous avons faites jiifqii’ici fur les
caracrcres naturels (.\i\poèmc, c’eft que la verve poétique
eft la fource naturelle & unique de la poéfie.
Mais, pour que k poème ait quelque prix, il faut que
cette verve loit excitée par un objet conlidérable ;
car ,_il y a des efprits foibles, qui ayant d’ailleurs l’imagination
vive, entrent en verve pour des fujets
puériles ; & alors perfonne ne daigne leur accorder
fon attention. Ajoutons que cette verve doit être
fouteniie par l’éloquence rear, quiconque n’eft pas en
état d’énoncer avec aiiance ce qu’il penfe 6c ce qu’il
fent _, peut bien s’attirer nos regards, mais ne fauroit
captiver notre attention : ainfi le poète doit être un
homme éloquent, qui ait en partage la facilité & la
nobleffe de l’expreflion. Enfin, la verve 6c Tcloquen-
cc doivent être accompagnées de la bc-auté, du génie
& de la foîidité du jugement. Ces difeours coii-
lans qui lortent de la verve comme un torrent, doivent
exciter des idées Sc des fentimens qui aient
quelque chofe de neuf, d’important 6c de grand ;
afin d’éviter le reproche qu’Horace fait à ceux qui
ouvrent trop la bouche pour ne rien dire, & ne font
point entendre digna canto kiatu. Sans cela le poète
devient ridicule, pour s’être annoncé par fon ton 6r.
par Ion cxprefiion, comme s’il avoit de grandes choies
à dire. Car tout poète veut être regardé comme
un homme qui a droit d’exiger l’attention, 6c qui ne
manquera pas de la larisfaire. C ’eft ce qui a fait dire
à Horace, que ni les dieu.x ni les hommes ne peuvent
élever au rang de pocte, celui qui n’a que la incdio-
critc en partage ; parce qu’un ton auffi élevé que celui
de la poélie, eft incompatible avec des chofes
médiocres. Quand un acieur fe produit fur la feene
avec un air & un ton important, quoiqu’il n’ait rien
à dire qui vaille la peine d’être écouté, il mérite d’être
chaffé.
Je crois en avoir affez dit pour le développement
exaft du vrai caraêlcre de la poéfie ; 6c tout homme
capible de réflexion peut en déduire les regies d’après
lefquelles on doit juger des ouvrages poétiques.
On pourra aufli en inférer qu’un poème parfait ne
fauroit être une chofe commune, pinfquc dans une nation
, il n’y a que très-peu de génies dans lefquels le
trouvent raffemble tout ce qui eft requis pour faire
un vrai poète. A l’aide des mêmes principes, unhom-
nie intelligent fera en état d’apprécier les poéfies qui
fourmillent chez les peuples où les beaux arts font en
vogue, 6c de dilcerner le petit nombre de vrais ouvrages
poétiques , qui le trouvent dans cette ftérile
abondance, pour rejetter tous les autres, & les regarder
comme de chétives broflàilles qui croifl'ent
dans les forêts autour des grands arbres, & qui ne
font bonnes qu’à être arrachées pour en faire des fagots
les briller.
On a tenté à dlverfes reprifes de bien diflinguer
toutes les efpcccs différentes de poéfies, pour les ranger
dans leurs claffes , ou divifions naturelles ; mais ,
on n’a pas encore bien pu s’accorder fur le principe
qui ferviroit à déterminer les caraéleres de chaque
efpece. Au fond, cela n’eft pas d’une grande importance,
quoiqu’à toute rigueur il pût en réfulter quelque
utilité.
Un critique moderne, M. l’abbé Batteux, à qui
la maniéré agréable dont il traite les fujets,a peut-être
donné trop de vogue 6c de crédit, parle de cette di-
vifionôcrédii^Uon des poéfies dans leurs efpeccs ou
Hhh
M