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I't I'll !
Ainfi, dansToi/t.-, I’ame s’abandonne ou à l’imagi-
nation , ou au fcmiment. Mais la marche du Sentiment
crt donnée par la nature ; & fi Timagmation eft
plus libre, c’ell un nouveau motif pour lui laiflér un
guide qui l’éclaire dans les écarts.
On ne doit jamais écrire fans dcffein, & ce deiïein
doit être bien conçu avant que l’on prenne la plume,
afin que la réflexion ne vienne pas ralentir la chaleur
du génie. Entendez un mulicien habile préluder fur
des touchcsharmonieufes :il Semble voltiger en liberté
d'un mode à l’autre ; mais il ne Sort point du cercle
étroit qui lui cft preScrit par la nature. L’art Se
cache , mais il le conduit, & dans ce délbrdre tout
elt régulier. Rien ne relTemble mieux à la marche
de Ÿode.
Gravina en donne une idée encore plus grande ,
en parlant de Pindare , dont il lemble avoir pris le
Ifyle peur le louer plus magnifiquement, « Pindare,
» dit-il, pouffe Son vaifl'eau Sur le Sein de la mer :
» il déploie toutes les voiles, il affronte la tempête
» & les écueils : les flots Se Soulèvent 6c Sont prêts
» à engloutir; déjà il a diSparu à la vue du Speéfa-
» teur, lorSque tout-ù-coup il s’élance du milieu des
» eaux, 6carriveheureuSementau rivage».
Cette allégorie , en déguifant le défaut effentiel
de Pindare, ne laiffe pas de caraftérifer Vode y dont
l’artifice confifte à cacher une marche régulière Sous
l’air de l’égarement, comme l’artifice de l’apologue
confide à cacher un dcffein rempli de fageffefous l’air
de la naïveté. Mais ces idées vagues dans les préceptes
font plus fenfibles dans les exemples. Etudions
l’art du poète dans ces belles odis d’Horace : Jujîum
& tinaum ^ ÔCC, Dcfcendi cccùOy 6cc. Coelo lonan-
tem , 6cc.
Dans l’ime , Horace vouloit combattre le delTein
propofé de relever les murs de Troie, 6cd’y tranf-
férer le fiege de l’empire. Voyez le détour qu’il a
pris. Il commence par louer la confiance dans le
bien. C ’efl par-là , dit-il, que Pollux , Hercule, Romulus
lui-même s’eft élevé au rang des dieux. Mais
quand il fallut y admettre le fondateur de Rome ,
Junon parla dans le confell des immortels 6c dit,
qu’elle vouloit bien oublier que Romulus fût le fang
des Troyens , 6c confemir à voir dans leurs neveux
les vainqueurs 5r lesmaîtres du monde , pourvu que
Troye ne fortît jamais de fes ruines , 6c que Rome
en fût réparée par l’immenfité des mers. Cette odi
ell pour la fageffe du deffein un modèle peut-être
unique ; mais ce qu’elle a de prodigieux , c’efl qu’à
mefure que le pcëre approche de fon bu t, il fem-
ble qu'il s’en écarte ; 6c qu’il a rempli fon objet lorf-
qu’on le croit tout-à-fait égaré.
Dans l’autre, il veut faire fentir à Augufle l’obligation
qu’il a aux mufes, non-feulement d’avoir
embelli fon repos, mais de lui avoir appris à bien
lifer de fa fortune 6c de fa piiiffance. Rien n’étoit
plus délicat, plus difficile à manier. Que fait le poète?
D ’abord il s’annonce comme le protégé des mufes.
Elles ont pris foin de fa vie dès le berceau ; elles
l'ont fauvé de tous les périls ; il efl fous la garde de
ces divinités tutélaires; 6c en aélions de graces, il
chante leurs louanges. Dcs-Iors il lui efl permis de
leur attribuer tout le bien qu’il imagine , 6c en particulier
la gloire de préfider aux confeils d’Augulle,
de lui infpirer la douceur , la générofité, la clémence
;
Vos Une conJîUum tS* datis y 6- daio
Gauditis aima.
Mais de peur que la vanité de fon héros n’en foit
bleffée , il ajoure qu’elles n’onr pas été moins utiles
à Jupiter lui-même dans la guerre contre les Titans;
& fous le nom de Jupiter 6c des divinités célefles
qui préfident aux arts 6c aux lettres, il repréfente
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Augufle environné d’hommes fages, humains, pacifiques
, qui modèrent dans fes mains l’ufage de la
force , de la force, dit le poète , L'infli^atrice de tous
Us forfaits :
Vires onine nefas animurn moventes.
Dans la troifieme , veut-il louer les triomphes
d’Augulle 6c l’influence de fon génie fur la difcipline
des armées Romaines ; il fait voir le foldat fidele ,
vaillant, invincible fous fes drapeaux, il le fait voir
fous Craffiis, lâche déferteur de fa patrie 6c de fes
dieux , s’alliant avec les Parthes, 6c fervant fous
leurs étendards. Il va plus loin, il remonte aux beaux
jours de la république ; 6c dans un difeours plein
d’héroïfme qu’il met dans la bouche de Régulus, il
repréfeme les anciens Romains pofant les armes 6c
recevant des chaînes de la main des Carthaginois ,
en oppofition avec les Romains du temps d’Augufle,
vainqueurs des Panhes, 6c qui vont, dit-il, fubju-
guer les Bretons.
Cet art de flatter efl comme imperceptible : le
poète n’a pas même l’air de s’appercevoir du parallele
qu’il préfente. ün le prendroit pour un homme
qui s’abandonne à fon imagination , 6c qui oublie les
triomphes préfens pour s’occuper des malheurs
paffés. T el efl le preftige de Vode.
C’eß-la qu'un beau défordre eß un effet de l'art.
_ En réfléchiffant fur ces exemples, on voit que
l’imagination , qui fenible égarer le poète , pouvoit
prendre mille autres routes ; au lieu que dans Vodt
oii le fentiment domine , la liberté du génie efl réglée
par les loix que la nature a preferites aux mou-
vemens du coeur humain.
L’arae a fon tadl comme l’oreille , elle a fa méthode
comme la raifon : or chaque fon a un générateur,
chaque conféquence un principe ; de même
chaque mouvement de i’ame a une force qui le produit
, une impreffion qui le détermine. Le défordre
de Vode pathétique ne confifle donc pas dans le ren-
verfement de cette fucceffion, ni dans l’interruption
totale de la chaîne , mais dans le choix de celle des
progreffions naturelles qui efl la moins familière ,
la plus inattendue, 6c s’il fe peut en même tems , la
plus favorable à la poéfie ; j’en vais donner un exemple
pris du même poète latin.
Virgile s’embarque pour Athènes. Horace fait des
voeux pour fon ami, & recommande à tous les dieux
favorables aux matelots ce navire où il a dépofé la
plus chere moitié de lui même. Mais tout-à-coup le
voyant en mer , il fe peint les dangers qu’il court,
& fa frayeur les exagere. Il ne peut concevoir l’audace
de celui qui le premier ofa s’abandonner fur un
fragile bois , à cet élément orageux 6c perfide. Les
dieux avoient féparé les divers climats de la terre
par le profond abyme des mers ; l’impiété des hommes
a franchi cet obflacle ; 6c voilà comme leur audace
ofe enfreindre toutes les loix. Que peut-il y
avoir de facré pour eux ? Ils ont dérobé le feu du
ciel ; 6c de-ià ce déluge de maux qui ont inondé la
terre 6c précipité les pas de la mort. N’a-t-on pas
vu Dédale traverfer les airs , Hercule forcer les demeures
fomores ? Il n’efl rien de trop pénible , de
trop périlleux pour les hommes. Dans notre folie ,
nous attaquons le c ie l, 6c nos crimes ne permettent
pas à Jupiter de pofer un moment la foudre.
Quelle efl la caufe de cette indignation ? le danger
qui menace les jours de Virgile ; cette frayeur,
ce tendre intérêt qui occupe Tarne du poète, efl
comme le Ion fondamental de toutes les modulations
de cette ode, à mon gré le chef-d’oeuvre d’Horace
dans le genre paffionné, qui efl le premier de
tous les genres.
J’ai dit que la filuatlon du poète & la nature de
O D E fon fujet déterminent le ton de Vode. Or fa fitua-
tion peut être ou celle d’un homme infpiré qui le
livre à TimpuHion d’une caufe furnaturclle, velox
mente nova , ou celle d’un homme que l’imagination
ou le fentiment domine , 6c qui fe livre à leurs mou-
vemens. Dans le premier cas, il doit Ibutenir le
merveilleux de Tinlpiration par la hardieffe des images
6c la fublimirc des \:>zn{éQS: nil mortaU loquar.
On en voit des modèles divins dans les prophètes:
tel efl le cantique de Moïfé que le fage Rolin a cité :
tels font quelques-uns des plcauraesde David, que
Rouffeau a paraphrafés avec beaucoup d’harmonie
& de pompe : telle efl la prophétie de Joad dans
VAthalie àzVWw'àxe Racine, le plus beau morceau
de poéfie lyrique qui ibit forti de la main des hommes,
6c auquel il ne manque pour être une ode parfaite,
que la rondeur des périodes dans la contexture
du vers.
Mais d'où vient que mon coeur frémit d'un faint effroi
JLf-ce l'efprit divin qui s'empare de moi ?
C’ejl lui-même : il m'échauffe y U parle y mes yeux
s'ouvrent,
Et Us ffeclis olfeurs devant moi fe découvrent.
Lévites y de vos fons prece^-moi les accords y
E t de fes mouvemens feconde:(_ Us tranfports.
deux y ècouiei^ma VOIX ; terre y prête l'oreille.
Me dis plus y ô Jacoby que ton feigneur jornnieilU.
Pécheurs , difparoiffe:(^y U feigneur fe réveille.
Comment en un plomb vil l'or pur s'effil changé.^
Q_uel e f dans U lieu faine ce pontife égorgé.^
Pleure , JérufiUm , pleure , cité perfide ,
Des prophètes divins malheunufe homicide.
De ton amour pour toi ton dieu s'efi dépouillé :
Ton encens à fes yeux efl un encens fouillé.
Où menei~vous ces enfans & ces femmes.^
Le feigneur a détruit La reine des cités :
Ses piètres font captifs , fes rois font rejettés.
Dieu ne veut plus qu'on vienne à fes foUmnicés.
Temple y renverfe-toi ; cedres, jette^ des flammes.
JérufaUm , objet de ma douleur ,
Q_uclU main en ce jour t'u ravi tous tes charmes ?
Qwi changera mes yeux en deux foiirces de larmes y
Pour pleurer ton malheur é
Quelle JérufaUm nouvelle,
Sort du fond du défert brillante de clarté y
E t porte fur U front une marque immortelle ?
Peuples de la terre , chanter^ :
JérufaUm renaît plus charmante & plus belle.
D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfans qu'en fon fein elle n'a point portés?
Lève y JérufaUm , Uve ta tête ahiere ;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés.
Les rois des nations devant toi profiernés ,
De tes pieds baij'ent la pouffiere ;
Les peuples à Venvi y marchent à ta lumière.
Heureux qui pour Sion d'une J'ainte ferveur
Sentira fon ame tmbrafée !
deux y repande^ votre rofée ,
Et que la terre enfante fon fiuveur.
Dans cette infpiraiion Tordre des idées efl le
même que dans un fimple récit: c’ efl la chaleur, la
véhémence, l’élévation, le pathétique, en un mot,
c’efl le mouvement de Tame du prophète qui rend
comme naturel dans Tenthoufiafme de Joad la rapidité
des paffHges;6c voilà dans fon effor le plus hardi,
le plus fublime, le feul égarement qui l'oit permis à
Vode.
A plus forte raifon dans Tenthoufiafme purement
poétique , le délire du fentiment 6c de l’imagination
doit il cacher, comme je Tai dit, un deffein régulier
Tome IV,
O D E 9^ & lage, oii Tunité fe concilie avec la grandeur 6c
la variété. C ’ell peu de la plénitude de l’abondance
6c de Timpétuolitc qu’Horace attribue à Tindare,
lorfqiTil le compare à un fleuve qui tombe des montagnes,
6c qui, enflé par les pluies, iraverfe des
campagnes célébrés :
l'ervet, immtnfufque ruit profundo
Pindarus ore.
Il faut, s’il m’efl permis de fuivre Timage, que
lestorrens qui viennent groffir le fleuve fe perdent
dans fon fein; au lieu que dans la plupart des odes
qui nous refient de Pindare, fes fujets font de foibies
ruill'eaiix qui fe perdent dansde grands fleuves. Pindare
, il efl v ra i, mêle à fes récits de grandes idées
6c de belles images ; c’efl d’ailleurs un modèle dans
Tart de raconter 6c de peindre en touches rapides.
Mais pour le deffein de fes odes, il a beau dire qu’il
rafl'emble une multitude de chofes afin de prévenir
le dégoût de la faiiéié ; il néglige trop Tunité 6c Ten-
femble : lui • même il ne fait quelquefois comment
revenir à fon héros, 6c il Tavoue de bonne-foi. Il
efl facile fans doute de Texxufer parles circonllan-
ces ; mais fi la néceffiié d’enrichir des fujets flériles,
6c toujours les mêmes, par des épifodes iniéref-
fans 6c variés ; fi la gêne où devoir être fon génie
dans ces poèmes de commande ; fi les beautés qui
réfultent de fes écarts fuffifent à fon apologie, au
nîoinsn’autorifem-ellesperfonne à Timiter : c’efl ce
que j’ai voulu faire entendre.
Du relie, ceux qui ne connoiffent Pindare que
par tradition, s’imaginent qu’il efl fans ceffe dans le
tranfport, 6c rien ne lui reffenible moins : fonflyle
n’ellprefque jamais paffionne. II y a lieu de croire
que dans celles de fes poéfies oit ibn génie étoit en
liberté, il avoit plus de véhémence ; mais dans ce
que nous avons vu de lui, c’efl de tous les poètes
lyriques le plus tranquille 6c le plus égal.
Quant à ce qu’il devoit être en chantant les héros
6c les dieux, lorfqu’un fujet fublime 6c fécond lui
donnoit lieu d’exercer fon génie , le précis d’une de
fes odeszn va donner une idée : c’ell la première des
pytliiqiies adreffée à Hiéron, tyran de Syraciife ,
vainqueur dans la courfe des chars.
» Lyre d’Apollon, dit le poète, c’efl toi qui
» donnes le fignal de la jo ie , c’efl toi qui préludes
» au concert des mufes. Dès que tes fons fe font
» entendre, la foudre s’éteint, Taigle s’endort fous
» le feeptre de Jupiter ; fes ailes rapides s’abaifl'ent
» des deux côtés, relâchées par le fommell ; une
» fombre vapeur le répand fur le bec recourbé du
» roi des oileaux, 6c appefantit fes paupières; fon
» dos s’élève, 6c fon plumage s’enfle au doux fré-
» miffenient qu’excitent en lui tes accords. Mars,
» l’implacable Mars, laiffe tomlîer fa lance, 6c livre
» fon coeur à la volupté. Les dieux même font fen-
» fibles au charme des vers infpirés par le fage
» Apollon, 6c émanés du fein profond des mufes.
» Mais tout ce que Jupiter n'aime pas ne peutfouf-
» frir ces chants divins. T el eff ce géant à cent têtes,
» ce Typhee accablé fous le poids de TÆtna, de ce
» mont, colonne du ciel, qui nourrit des neiges éter-
» nelles,6c du flanc duquel jailliflénr à pleines fources
» des fleuvesd’un feu rapide 6c brillant. L’Ætna vo-
» mit le plus fouvent destoiirbillons d’une fumée ar-
» dente ; mais la nuit, des vagues enflammées coulent
» de fon fein , 6c roulent des rochers avec un bruit
» horrible jufques dans Tabyme des mers. C’efl; ce
» monflre rampant qui exhale ces torrens de feu :
» prodige incroyable pour ceux qui entendent
» raconter aux voyageurs , comment , enchaîné
» dans les gouffres profonds de TÆtna, le dos courbé
» de ce géant ébranle 6c fouleve fa prifon , dont le
» poids Técrafe fans ceffe »,
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