« La construction et la manoeuvre des vaisseaux qui- y naviguent, dit cet offi-
» cier, sont particulières à cette mer, ainsi qu’aux Arabes, qui font le cabotage de
» Mokhâ, Geddah, Qoçeyr et Soueys. Le vent, premier mobile dans la marche
» des autres vaisseaux, est presque nul pour les bâtimcns Arabes ; le calme leur
» est plus avantageux : craignant autant un vent favorable qu’un vent contraire
» ils restent à l’ancre en attendant le calme; ils lèvent l’ancre pour profiter.de
» la brise; dès qu’elle devient un peu forte, ils regagnent les côtes environnées de
» rochers et de bancs de sable, ne se croyant jamais plus en sûreté qu’au milieu de
» ces dangers ; ils mouillent sur les deux heures après midi, car alors la brise
» fraîchit; ils jettent des ancres à proportion de sa force, jusqu’à cinq ou six;
» ils ont encore deux ou trois câbles pour s’amarrer sur les rochers ; la brise de
» terre s’élève sur les deux heures du matin, et dure jusqu’à neuf et dix : sans ces
» brises, la navigation des Arabes seroit interminable. Ceux qui n’ont pas fb.it leur
» traversée de Geddah à Soueys avant la fin de mai, risquent de ne pouvoir pas y
» arriver de la mousson ; car les vents de nord soufflent alors si constamment,
» qu’il est impossible que les vaisseaux manoeuvrent contre le vent, et passent
» l’étroit canal de Tor à Soueys. »
La navigation de Soueys à Geddah se fait, comme on la dit précédemment, par
( des zaïmes, espèce de vaisseaux sans pont, du port de nos petits bâtimens marchands
, et assez forts pour ne pas craindre l’échouage. Ils ne font ordinairement le
voyage qu une ou deux fois par an ; ce qui les rend préférables aux gros bâtimcns
qu’ils ont remplacés. Si cette mer eût présenté des dangers réels ou seulement des
difficultés dans sa navigation, auroit-on vu la compagnie des Indes d’Angleterre
solliciter et obtenir de la Porte la défense d’y laisser pénétrer aucun vaisseau Européen
! Voici un extrait de ce que rapporte à ce sujet le même officier Anglais :
« Des Anglais faisant le commerce par fraude (cetoit autant à leur avantage
i qu’au détriment de notre pays), plusieurs navires chargés dans l’Inde venoient
» à Soueys tous les ans, quoique le grand-seigneur en eût expressément défendu
» I entrée à tout vaisseau Chrétien ou étranger. C ’est pour nous un grand mal ;
» car nous n avons pas de voie plus courte pour expédier nos dépêches.
» Quand on sait que le. chemin de Londres à Madras, par Soueys, a été frit
» en soixante-trois jours, on est surpris de voir les Anglais négliger un si grand
» avantage, quand ils peuvent se le procurer. Je ne crois cependant pas qu’il faille
» en faire une route ordinaire pour les passagers, ni permettre même à aucun
g vaisseau d’aller à Soueys, excepté aux bâtimens chargés de dépêches; car on
au Cap de Bonne- Espérance, l’amiral Français fit voile lieu de neuf à dix que dure ordinairement cette naviga-
pour les Indes. M. Ro o k e , affoibli par les fatigues d’un tion ; il mit quarante-cinq jours de Geddah à Soueys
voyage de deux centsjours de navigation, des côtes d’An- pour une distance de deux cent vingt lieues environ’
gleterre a Morebat (situe sur les côtes de l’Arabie heureuse, dont le trajet, dit Niebuhr, n’est que de dix-sépt à vingt
vers le golfe Persique), et dans lequel l’escadre Anglaise jours : sur ce nombre il en mit douze pour passer de l’île
perdit beaucoup d hommes par les maladies, abandonna de Chedonan, située an Râs-el-Mohammcd, à Soueys
I expédition a Morebat, et de ce port s’embarqua sur un pour une distance de cinquante-trois lieues. ( Lettre v i t I ’
bâtiment Arabe pour Mokhl, où il arriva en quinze jours; datée de Souey s, du 25 avril 1782, p. S c -g S - ei
traversée qui n’est communément, dit-il, que de dix jours : Lettre XI, p . 121.)
il en mit vingt-huit à se rendre de Mokhâ à Geddah, au
faciliteroit
» frciliteroit alors une contrebande qui nuiroit au commerce de la compagnie des
» Indes et au revenu de l’État. »
Il pourra paroître intéressant de lire ici un liattescherif ou firman cité par cet
officier, dans lequel la Porte défend la navigation de la mer Rouge aux nations
Européennes, et particulièrement à la nation Anglaise (i).
On trouve dans les Mémoires de M. de Montigny, officier Français, qui navi-
guoit sur la mer Rouge en 1776, les détails suivans :
« La saison la plus propre pour se rendre de France dans l’Inde par la mer
» Rouge, est celle du printemps ; c’est le temps où les bâtimens de Marseille viennent
» ordinairement à Alexandrie, en dix, quinze et vingt jours au plus : on arrive
(1) Firman de la Porte Ottomane, qui défend l’entrée
de la mer Rouge aux Européens :
« Sa hautesse le Grand-Seigneur ne veut plus qu’aucun
»vaisseau vienne à Soueys, ou bien y trafique de
»Geddah, soit ouvertement, soit secrètement : la mer
» de Soueys est consacrée au noble pèlerinage de la
» Mekke; et quiconque favorisera le passage des vaisseaux
» Chrétiens, le tolérera, ou ne s’y opposera pas de toutes
»ses forces, est déclaré traître à sa religion, à son sou-
» verain et à toys les Musulmans: l’audacieux qui bravera
» cette défense, sera puni dans ce monde et dans l’autre;
» car elle est autant importante pour les affaires de l ’Etat
» que pour celles de la religion.
»Jamais aucun vaisseau étranger, et sur-tout ceux des
» enfans des ténèbres, n’avoient coutume de venir dans
» la mer de Soueys; les Anglais n’avoient pas passé au-delà
» d e Geddah, jusqu’au temps d’A Iy -b e y . Alors un ou
» deux bâtimens Anglais vinrent à Soueys apporter audit
» Aly-bey despresensde la part d’unepersonne inconnue;
» ils dirent qu’ils venoient chercher une cargaison : d’après
» cettepremièredcmarche, les Anglais crurent qu’ils pour-
» roient en tout temps faire les mêmes choses ; ils sont
s> donc venus à Soueys, avec des bâtimens chargés des
» marchandises de l’inde.
3> Nous .en avons été instruits; et regardant ce com-
» merce comme aussi dangereux pour la police de notre
»royaume que pour la religion, nous défendons expres-
» sèment à tout vaisseau Chrétien de venir dorénavant
» à Soueys ; nous en avons signifié notre volonté à leurs
» ambassadeurs, pour en faire part chacun à leur souverain
»»qui s’y est conformé. Ainsi quiconque enfreindra nos
»défenses, sera emprisonné, ses effets seront confisqués,
» et l’on traduira cette affaire à notre illustre Porte.
»D e s sages, des hommes profonds dans la connois-
»sance de l’histoire, et ceux qui savent tous les mal-
» heurs qu’a produits l’obscure politique des Chrétiens,
» nous ont appris qu’ils voyagent par terre et par mer,
» qu ils lèvent les plans des différens pays par où ils
»passent, pour s’en rendre maîtres, comme ils l’ont fait
» dans l’Inde et dans d’autres contrées.
» Le cherif de la Mekke nous a aussi représenté que
» ces Chrétiens, non contens de leur commerce de l’Inde,
»ont tire du café et d’autres marchandises de l’Yemen,
»> pour les transporter a Soueys ; ce qui a fait beaucoup
» de tort à notre port de Geddah.
» E n réfléchissant sur ces malheurs passés, notre royale
É. M .
» indignation s’est enflammée, sur-tout lorsque nous avons
»appris la conduite que ces Chrétiens tiennent dans
»l'Inde. Pend ant quelques années, ils entreprirent de
»longs voyages, et s’annoncèrent pour des marchands
» qui ne cherchoient ni à nuire ni à tromper. Les stupides
» Indiens ne soupçonnèrent pas la fourberie, se laissèrent
» abuser, et les Chrétiens ont fini par prendre leurs villes et
»> les réduire en esclavage. O n sait, en outre, combien iis
»> haïssent les Musulmans, à cause de leur religion, et com-
» bien ils sont fâchés de voir Jérusalem entre nos mains.
»> Nous ordonnons, par ce firman, que si un vaisseau
» Chrétien, et particulièrement un vaisseau Anglais, vient
» à Soueys, on mette le capitaine ainsi que tout l’équi-
»page dans les fers, puisqu’ils sont rebelles à nos ordres
»> et à ceux de leur prince, d’après la déclaration même
33 de leurs ambassadeurs ; ils méritent donc d’être empri-
» sonnés et d’avoir leurs effets confisqués.Voyage de JVI. Rooke.) »> (Extrait du.
C ’est en 1774 que les Anglais envoyèrent pour la
première fois des bâtimens de commerce, de Calcutta et
de M adras, dans les ports de la mer R ouge, jusqu’à
Soueys, à l’effet aussi de faire passer dans les ports de
l’Inde des dépêches assez fraîches pour n’avoir que quatre-
vingts à quatre-vingt-dix jours de date.
E n 1777, le conseil de Calcutta fit passer, d’après les
ordres de la cour de Londres, dans la mer Rouge, la
corvette le Swallow, et en 1778, le Cormoran.
Le Swallow protégea la marche de six bâtimens qui
arrivèrent au commencement de mars à Soueys, où ils
attendirent le commandant de Madras: ce commandant,
après soixante-six jours de navigation, et soixante-onze de
son départ de Londres, arriva à Madras sur cette corvette.
Le Cormoran, qui attendoit également à Soueys des
dépêches de L ondres, arriva à Madras avec des lettres
de quatre-vingt-quinze jours de date.
En 1778, un vaisseau particulier arriva de Soueys à
Madras en cinquante-un jours de traversée; un second
vaisseau parti de Soueys arriva au même port en quarante
cinq jours, et y apporta des lettres de Londres, de
quatre-vingt-treize jours de date.
Les deux bâtimens Anglais cités dans le firman sont
ceux dont parloit M . Rooke, en 1779 (lot. Vin,p.gy),
ainsi que M. de Volney (tome 1.", p. 206), et dont la
caravane richement chargée de marchandises des Indes,
et composée d’officiers et négocians Anglais, fut entièrement
pillée par les Arabes.
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