
Entre lî-le de Philæ et Syène, le Nil est parsemé d’une multitude innombrable
de rochers de granit qui s’élèvent du fond de son lit comme autant d’îlots. Le
fleuve court se briser contre ces écueils, ou s’engouffrer dans leurs intervalles avec
une impétuosité et une agitation extraordinaires: toute sa surface blanchit; on diroit
quil est entièrement réduit en écume. Le choc des vagues et le fracas des bri-
sans produisent un mugissement continu, que l’écho des montagnes répète et
prolonge au loin. Cet ensemble d’effets forme dans ces lieux déserts un spectacle
qui émeut profondément les ames.
Ce point est fameux sous le nom de cataracte de Sycne; cependant, à proprement
parler, ce n’est point une cataracte. Le Nil y est, à la vérité, rapide, tumultueux
et bruyant : mais on n’y voit point de ces grandes chutes d’eau que l’on est
accoutumé à désigner par le nom de cataractes ; une partie des eaux du fleuve
s ecoulc meme dans un canal continu, que les barques peuvent, remonter lorsqu'elles
sont favorisées par un bon vent, dans la saison des hautes eaux. La véritable
cataracte se trouve à plusieurs journées au-dessus de celle de Syène (i).
Au pied des rochers qui encaissent le Nil, on rencontre assez fréquemment des
espaces o u , 1 atterrissement étant favorisé par des accidens de configuration, les
dépôts annuels du fleuve ont formé et entretiennent un peu de terre cultivable.
Par-tout où cette circonstance favorable se présente, lesBarâbras ont planté des
dattiers et établi des roues à chapelet qui servent à élever l’eau pour l’arrosement
des champs, dans lesquels sont cultivées l’espèce de millet appelée dourah, et
quelques plantes légumineuses.
Il règne au milieu de ces rochers une chaleur accablante. Quoique nous fussions
déjà à l’équinoxe d’automne, le thermomètre de Réaumur, placé en plein air et à
l’ombre, se soutenoit pendant toute la journée à trente-cinq degrés. Cette chaleur
est supérieure à celle du sang : le thermomètre descendoit en effet de trois degrés
lorsqu’on le plaçoit sous les aisselles ou dans la bouche. La chaleur du sol se
faisoit sentir d’une manière incommode à travers la semelle de nos chaussures de
maroquin. Quelques jours auparavant, un Barbarin qu’on avoit chargé de porter
une lettre, refusa de se mettre en route avant le coucher du soleil, parce que
les pierres lui hrûloient les pieds.
On aperçoit de fort loin, auprès du village de Bâb, un long mur établi sur les
flancs de la montagne orientale, qu’il coupe transversalement. Nous gravîmes sur
cette montagne pour voir le mur de plus près; il est fort épais, bâti de fragmens
irréguliers de granit et de grès, sans aucune liaison de mortier. Il se prolonge fort
loin; nous ne pûmes en reconnoître l’extrémité la plus éloignée du Nil. Il nous
sembla qu’il avoit été construit dans l’intention d’opposer une barrière aux incursions
des peuples ennemis du pays.
Les Barâbras ont des embarcations avec lesquelles ils font, entre la petite
et la grande cataracte, le transport des choses qu’ils tirent d’Égypte pour leur
(*) Pour connoitre la cataracte de Syène dans tous d’une manière spéciale, et qui a traité ce sujet avec le
ses détails, il faut consulter la Description de Syène et soin qui distingue toutes ses recherches.
des Cataractes, par M . Jom ard , qui s’en est occupé
consommation ; ce commerce borné consiste principalement en toiles qu’ils
achètent à Esné, et qu’ils payent avec des dattes sèches. Dans leur navigation ,
ils font usage delà voile; leur voilure, semblable à celle des barques ou germes
Égyptiennes, donnant la facilité de courir fort près du vent, est très-propre à la
navigation des rivières. Malgré cet avantage, comme les serpentemens du fleuve
sont très-multipliés au-dessus de Syène, le même vent n’y est pas long-temps favorable
; on est souvent obligé de tirer les barques à la cordelle, et la navigation y
est nécessairement lente.
La police des villages est exercée par des magistrats qu’ils appellent siméliesj et
qui ont à-peu-près la même autorité que les cheykhs de village en Egypte.
Tout le pays, jusqu’à la grande cataracte, est soumis à la domination O ttomane,
dont, à la vérité, l’autorité est assez souvent méconnue à cette grande distance
: cependant les Barâbras payent au grand-seigneur, ou du moins à ceux qui
commandent en son nom, un tribut de dattes sèches et d’esclaves noirs. Ces
esclaves sont achetés des caravanes du Sennâr; car les Barâhras ne font point le
commerce des hommes de leur nation, et ils n’ont point le barbare usage de faire
des eunuques.
Les Barâbras sont en général d’un caractère doux : autant qu’ils le peuvent, ils
vivent en paix avec les Arabes leurs voisins ; quand ils sont attaqués, ils se réfugient
dans les rochers et s’y mettent en défense. Les Arabes semblent dégoûtés de
faire des entreprises contre un pays impraticable à leurs chevaux, et qui fournit
aux habitans des asiles assurés et des retranchemens que les agresseurs se sont
souvent repentis d’avoir voulu forcer.
Beaucoup de Barâbras , fuyant la pauvreté de leur pays natal, descendent
chaque année en Egypte pour y chercher de l’occupation, à-peu-près comme les
Savoyards et les Auvergnats viennent à Paris. Comme ceux-ci, ils conservent toujours
la passion de revenir finir leurs jours au milieu de leurs rochers : dès qu’ils
ont acquis de quoi vivre avec une petite aisance, ils s’empressent d’y retourner
pour se marier avec des femmes de leur nation. Les Barâbras sont très-nombreux
au Kaire, où ils sont connus des négocians Européens sous le nom de Barbarins :
ils y jouissent d’une grande réputation de probité ; leur fidélité, qui ne s’est jamais
démentie, inspire la confiance la plus absolue; la garde-de la porte de presque
toutes les maisons et celle de tous les bazars leur sont confiées. D ’où vient à cette
nation une supériorité de morale qui la distingue si avantageusement des Arabes
ses voisins, chez lesquels le métier de voleur est une profession honorée et en
quelque sorte nationale ! Il faut en chercher la cause dans les genres de vie auxquels
ces deux peuples sont adonnés : les Barâbras sont cultivateurs, et les Arabes sont
pasteurs. La vie agricole rend les hommes plus sensibles aux idées de justice,
d ordre et de propriété-; ceux qui l’ont embrassée sont plus aisément, atteints par
1 action des lois : dans la vie pastorale, au contraire, la facilité des déplacemens
assure 1 impunité de presque tous les crimes ; c’est pourquoi cette vie, si chère
aux poètes et tant regrettée par des hommes qui n’avoient pas observé la nature
humaine, incite au brigandage. Si la vérité de cette observation avoit besoin