
Je plus souvent teinte de sang noirâtre et fétide. Le pouls s’affoiblit, devient
vcrmiculaire et disparoît insensiblement; les forces de l’individu s’anéantissent totalement;
il a des syncopes fréquentes. Les taches noirâtres, qu’on doit considérer
d abord comme autant d’ecchymoses, prennent alors un vrai caractère de gangrène
qui frappe de mort les organes sur lesquels elles s’étendent ; l’hydropisie se
déclare, les fonctions vitales cessent, et le malade expire lentement, comme par
extinction.
Le scorbut peut être distingué, à raison de sa durée, en aigu et en chronique.
La marche du premier est assez rapide ; cependant je n’ai pas vu qu’il fût parvenu
au troisième degré avant le neuvième ou dixième jour : mais ensuite la marche
en est plus précipitée, et en quatre ou cinq jours le malade meurt. Lorsque le scorbut
est chronique, les accidens sont moins graves, mais souvent aussi fâcheux.
L’ouverture des cadavres des personnes mortes du scorbut nous a présenté,
outre les ecchymoses extérieures dont nous avons parlé, les intestins affaissés,
gorgés de sang noirâtre, le foie et la rate engorgés, les épiploons flétris, les poumons
remplis dune sérosité dun rouge violet, très-ramollis dans leur tissu, et
un épanchement plus ou moins considérable de la même liqueur dans les cavités.
Tels sont les principaux phénomènes que l’épidémie scorbutique d’Alexandrie
nous a offerts pendant la durée de la maladie et après la mort.
Le scorbut n’est pas contagieux ; cependant, lorsqu’il est arrivé au dernier
degre, il peut influer en mal sur celui du premier degré, incommoder même les
personnes saines qui coucheraient- près du malade, en les disposant au moins à
des affections putrides.: or il est important, dans cet état, d’isoler les scorbutiques
; mais on ne doit avoir aucune crainte de voir la maladie.se communiquer,
quand elle n’est qu’au premier et au second degré. Néanmoins, sous le rapport de
la tranqudlité morale, et des règles de la propreté, il faut éviter de laisser boire
un homme bien portant dans la coupe de son camarade dont la bouche serait
affectée.
Plusieurs causes majeures m’ont paru déterminer cette épidémie. Le passage
des eaux du lac Madyeh dans le lac Maréotis, et la perte que nous fîmes d’une
caravane immense de chameaux, nous ôtèrent toute communication avec 1 Egypte. Il fallut alors calculer nos ressources sur la durée du siège d’Alexandrie,
dont le blocus étoit complet. Le soldat fut bientôt privé de légumes aqueux
et de viande fraîche. On confectionna le pain, par la pénurie où nous étions de
froment, avec parties égales de riz et de blé. Outre les qualités indigestes que le
riz possède par sa nature, lorsqu’il est pris en grande quantité, il étoit encore
sursature de sel. (On le préparé ainsi pour le commerce.) Le pain étoit donc
extrêmement sale ; ce qui a du nécessairement altérer les organes digestifs, et en
général tous les systèmes.
Le soldat s’est nourri de ce pain pendant près de deux mois; il a fait aussi
une grande consommation de poisson salé, qu’il achetoit, à vil prix, du peuple
d Alexandrie ; il fâisoit usage de l’eau des citernes , laquelle se trouvoit viciée,
soit par 1 infiltration de 1 eau de mer ou du lac, parvenue à la hauteur de beaucoup
de ces citernes, soit par un état de putréfaction, causé par la quantité de vase qui
existoit dans ces mêmes citërnes, que, depuis long-temps, on n’avoit pu curer.
C’est à ce régime insalubre qu’on doit attribuer la présence du scorbut chez la
plupart de nos militaires.
L’ophtalmie et les blessures, qui en avoient déjà maltraité une grande partie ,
ont encore pu les disposer à le contracter, par l'état de foiblesse dans lequel ces
maladies les avoient laissés, et par le séjour qu’ils avoient fait dans les hôpitaux,
où ils respiraient en grande quantité des émanations animales très-propres au
développement de cette affection.
La principale cause prédisposante de cette maladie étoit l’humidité presque
continuelle à laquelle les soldats étoient exposés, depuis le débordement du lac
Ma’dyeh. Elle portoit avec elle une quantité de gaz méphitiques, provenant, d’une
part, de la décomposition d’un grand nombre de substances végétales et animales
qui se trouvoient dans le lac Maréotis; d’une autre part, des cloaques infects
répandus dans la ville d’Alexandrie. Les fosses d’aisance, dont le méphitisme aug-
mentoit en proportion des individus que l’armée fournissoit, et les vingt-cinq ou
trente hôpitaux que nous avions établis dans cette place, en avoient aussi rendu
le séjour dangereux. Enfin, l’air salin de la mer, et la nécessité où l’on fut longtemps,
à cause de l’approche de l’ennemi, de rester sur le qui-vive, presque toujours
au bivouac, ont pu coopérer à l’altération de la santé des troupes.
Dans les premiers temps, le scorbut ne se montra que sous des symptômes fort
légers : rougeur, ulcération superficielle aux gencives, quelques douleurs vagues
dans les membres, indolence et inquiétude. Il attaqua d’abord un nombre assez
considérable de nos soldats. Le changement du pain, qu’on ne mangea plus salé,
parce que nous fîmes laver le riz avant de le faire moudre, quelques distributions
de vinaigre, de dattes, de mélasse et de café, parurent dissiper cette affection, ou
du moins en retarder les effets ; mais, comme nous étions toujours privés de
viande fraîche, le mal fit des progrès, et prit un caractère épidémique. Une grande
partie de l’armée, et les habitans du pays, furent en même temps attaqués du scorbut;
en sorte que, les premiers jours de fructidor [août 18ot ], il se trouvoit quatorze
à quinze cents scorbutiques dans les hôpitaux d’Alexandrie : il en périssoit,
au terme moyen, depuis deux jusqu’à quatre et cinq par jour. Les habitans en
perdoient depuis six jusqu’à huit; ce qui supposoit chez eux un plus grand nombre
de malades, et plus d’intensité dans les causes propres à déterminer la maladie : ils
étoient, en effet, souvent privés d’eau douce, et ne possédoient d autre aliment
que de mauvais riz.
Il est à remarquer que, pendant tout le temps de cette épidémie, il ne s’est
déclaré que deux ou trois accidens de peste (le général en chef contracta cette
dernière maladie, qui se déclara chez lui peu de jours avant son départ pour la
France), tandis que ce fléau exerçoit déjà ses ravages au Kaire et dans 1 Egypte
supérieure. Ne peut-on pas inférer de là qu’une épidémie devient préservative
d’une autre dans la même contrée ! Ainsi les Égyptiens ont constamment
observé que, lorsque la petite vérole est épidémique, la peste ne se montre pas,