»» Partie ». Rien n’eft mieux fondé qu’une telle
. crainte : fi l’on n’étoit pas tombé dans l’erreur dont
je parle , auroit-on propofé & agité comme très-
importantes ees queftions fur lefquelles on eft fi fort
divifé ? fi le jugement appartient à l’entendement ou
à la volonté ? s’ils font l’un & l’autre également
âftifs, également libres ? fi la volonté eft capable de
cqnnoiffance, ou fi ce ii’eft qu’ime faculté aveugle ?
fi l’entendement guide la volonté 8c la détermine ,
ou fi la volonté eft indépendante de l’entendement,
&c.? S’exprimeroit-on autrement quand l’ame feroit
un être compofé de divers êtres, comme le jugement
, l’entendement & la volonté, 8c que ces êtres
exifteroient auffi féparément dans l’ame, qu’un pere
de famille, fa femme, fon fils & fon valet exiftent
féparément 8c individuellement dans une même mai-
fon ? Au lieu qu’il falloit fe fouvenir que toutes les
idées abftraites n’ont de réalité diftin&e que dans
notre efprit; que les diverfes idées que la connoif-
fance que nous avons d’un individu nous donne, ne
font le fruit que des diverfes faces fous lefquelles
iious l’envifageonsr, 8c des diverfes impreffions qu’il
peut faire fur nous , par un effet de la puiffance qui
eft en lui de les produire, 8c en nous de les recevoir ;
<jue nous ne fournies venus à les diftinguer, 8c à leur
donner des noms, que par l’incapacité où nous fom*
mes de voir en même tems, 8c par un feul afte de
l ’efprit, un fujet fous toutes les faces , & de nous en
faire, fans ¥abjlraction, des idées diftinéfes. Sa fub-
ftance , fes modes , fes relations ne font point différens
êtres , mais un feul 8c même être, qui n’exifte
point autrement. Envain l’on diftingue en Dieu des
attributs phyfiques, des attributs moraux, 8c dans
chacune de ces claffes divers attributs particuliers ;
il n’y a rien en Dieu de réellement diftinft. L’être
éternel eft en même tems l’être jufte ; le Dieu faint
& fage , eft en même tems l’être immortel & bon ;
il n’eft jamais l ’un fans l’autre, il ne laiffe pas une
de fes perfe&ions de cô té, & ne s’en dépouille pas
pour en exercer une autre.’ Ce font là les attributs,
les pouvoirs divers d’un être fimple ; c’eft fôn ef-
fence. L’homme a la faculté de marcher, de chanter,
de parler, depenfer, de choifir, de vouloir; ce
font bien dans notre efprit différentes facultés, mais
non pas différens êtres : cet homme qui marche, qui
chante, qui parle, eft le même que celui qui penfè.,
qui choifit, qui veut. C ’eft la réunion de tout ce
que nous diftinguons dans un fujet qui en conftitue
l’être ; y ajouter ou y retrancher, c’eft en faire un
être différent : ce n’eft donc pas de Dieu que vous
parlez quand, vous livrant au goût de Y abftraciion ,
vous parlez d’un être qui n’a qu’ime bonté, ou une
juftice, ou une miféricorde, ou une fainteté fans
bornes : qui dit Dieu, parle d’un être qui eft fouvé-
rainement parfait : qui dit ame, parle d’un être intelligent
; toutes les facultés ou qualités diverfes que
nous lui attribuons, ne font que les fuites ou effets
néceffaires de ce qu’elle eft.
Quelque loin que nous pouffions l’analyfe & la
décompofition d’une idée totale, avec quelque foin
que nous ayons étudié chacune des' idées partielles
qu’elle renferme, quelque diftinftemement que par
Y abftraciion nous les ayons confédérées, ne nous flattons
pas d’avoir jamais acquis une idée parfaitement
complette d’un individu quelconque : l’efprit le plus
pénétrant ne parviendra .»jamais jufqu’à une con-
noiffance parfaite d’aucun des êtres que nous offre
la nature. Le premier principe des fubftances, ou ce
qu’on nomme l ’ejfence des fubftances, nous fera toujours
caché; ainfi quelque diftinfte que nous paroiffe
l’idée que par Yabflraclion phyfique nous nous fom-
mes formée d’un être, ne jugeons pas témérairement
que nous l’avons approfondi, & qùîil ne nous refte
plus rien a y çonnoître : tant que l’eflènce même
- riôus èft incôrinité, nous fommes forcés de convenir
qu’il peut y avoir dans cette effence des côtés qui
ont échappé à nos regards, 8c qui nous fourniroient
bien de nouvelles idées que nous ne foupçonnons
pas, fi le voile qui nous cache l’effence de la chofe
étoit ievé : il n’y a que les idées que nous formons
nous-mêmes , dont nous puiffions dire que nous les
connoiffons entièrement.-
Tant que nous nous en tenons à cette première
abftraction, nous avons, il eft v ra i, des idées dif-
tinftes des individus : mais comme elle ne fait aucune
comparaifon d’un individu à un autre , pour en faifir
le réfultat, nous n’avons toujours par fon moyen
que des idées individuelles ; & tant que mon efprit
eft borné aux idées des individus, un objet ne m’aide
point à en çonnoître un autre ; chaque idée que je
découvre dans le dernier objet que j’examine , eft
pour moi une idée toute nouvelle, qui appartient en
propre à l’idée totale de cet individu : elle eft elle-
même une idée individuelle, pour laquelle je dois-
inventer un nouveau nom, 8c il m’en faudra inventer
autant que la nature m’offrira d’idées individuelles
dans l’immenfe variété des êtres : mais quelle imagination
feroit capable de les inventer ? quelle mémoire
pourroit les retenir ? & quels organes fufli-
roient à les prononcer ? Non-feulement la neige ,
les lis, le papier, le linge, la craie, le lait, le plâtre
& c . auront leurs noms propres, mais encore chacun
des modes de ces fubftances, qui ne s’offre à l’efprit
que comme mode d’un tel individu. La blancheur
par exemple, qui eft commune à ces divers êtres ,
ne pourra pas être défignée par un nom commun,'
elle exigera un nom particulier dans chaque fubftance
dont elle fera un mode, Je n’aurai nulle mefure ,
nulle notion , nulle idée commune à laquelle je
puiffe rapporter plus d’un fujet : chacun me paroîtra
ifolé 8c fans rapport ; 8c mon efprit accablé par la
multitude de ces idées individuelles , qu’aucune
claffificationne raffemble fous une idée commune,'
fous une dénomination générale, n’y verra aucun
ordre, & fe perdra dans ce cahos immenfe : mais
dès que je viens à comparer entr’eux les êtres, non-
feulement fous leur idée totale & individuelle, mais
auffi par les idées partielles: que j’ai abftraites de
l’idée totale ; quand, par exemple, je compare l’idée
de la fubftance, ou des modes, de la couleur, ou
de la figure, ou du mouvement, ou des relations'
d’un individu, avec l’idéè de la fubftance , ou de la
couleur , ou de la figure, ou du mouvement d’un
autre individu, je reconnois bientôt dans l’idée de
l’un des idées que j ’avois déjà découvertes dans
celle de l’autre ; j’y vois des traits de reffemblance
plus ou moins nombreux ; un troifieme mé les re-'
préfente. encore , puis un quatrième, un dixième, un
centième, un millième m’offrent fucceffivement le
même objet d’idée , quoique diverfement accompagné
chez chacun d’eux ; féparant cette idée de
toutes celles qui s’offrent à moi dans ces objets
mais qui ne fe reffemblent pas, je la confidere feule.,’
je l’ifole de tout ce qui l’accompagnoit, & je m’en
fais une idée à pa rt, à laquelle je donne un nom
qui la défigne également par-tout où fon objet exifte:-
ce n’eft plus une idée individuelle, c’eft une idée
commune & générale qui convient à tous les êtres
en qui fon objet fe trouve, quelque différens qu’ils-
foient à tout autre égard. La blancheur n’eft plus un
mode particulier du papier fur lequel j’écris maintenant,
c’eft le nom d’une idée commune à tous les
objets blancs, au la it, à la neige, au plâtre, ail
linge, au lis , à tous les papiers blancs de l’univers.
Je vais plus loin encore, & féparant l’idée de blancheur
de l’idée de tous les êtres qui l’ont excitée chez
moi, par leur impreflion fur mes fens, je me la re-
- préfente elle-jrçême comme être à part, ré e l, ifolé
ctans mon efprit ; par ce moyen, j’ai l ’idée abftraite
métaphyfique de la blancheur, j’en* ai une idée que
je nomme univerfelle ou générale, parce qu’elle me
repréfente la blancheur par-tout ou exifte l’objet
qui m’en peut procurer la fenfation. L’opération de
l’efprit par laquelle je me forme ainfi des idées générales,
univerfelles, féparéesde celles de tout individu,
eft ce que nous nommons abftraciion métaphyfique.
Vabftraclion métaphyfique eft donc l’a&e de l’efprit
q ui, féparant de l’idée d’un individu ce qu’il a de
commun avec d’autres, en forme une idée commune
a tous, qui ne repréfente plus aucun individu, mais
uniquement les traits par lefquels ces divers êtres'fe
reffemblent. Tant que je me mis borné à décompofer
l ’idée de m o i, 8c à féparer par Yabftraciion phyfique
chacune dés idées que mes fens & le fentiment intime
de ce qui fe paffe en moi, pouvoient me découvrir,
je me fuis formé une idée diftinde , mais individuelle,
qui ne repréfente que moi : je me fuis donné
ou au moins j’ai pu me donner uh nom, celui
d’homme : de même j’ai pu donner un nom particulier
à chacune des idées partielles que j’ai diftinguées
& abftraites de mon idée totale, corps organifé,
ame râifonnable, fenfibilité phyfique, fentiment moral
, adion corporelle, mouvement fpontané, pen-
fé e , volonté , plaifir, peine, crainte, defir, &c. je
n’ai eu befoin que de m’étudier moi feul, pour parvenir
à me former par Yabftraciion phyfique toutes
ces idées ; j’ai vu d’autres individus, mais ne lés comparant
point avec moi, je ne les ai confidérés que
comme d’autres individus qui n’étoient point moi :
dans l’idée de chacun d’eux étaient renfermées les
idées de tout ce qui les fait être tels individus &
non d’autres : je leur ai donné auffi à chacun des
noms , Pierre, Alexandre, Frédéric , Louis, & ces
noms fe terminent à ces individus , 8c n’en défignent
point d’autres. Mais enfin à force de voir ce s individus
8c un nombre infini d’autres, & venant à les
comparer, en décompofant l’idée totale de chacun
d’eu x, 8c en m’en formant par Y abftraciion phyfique
des idées diftindes, j’ai apperçu que ces individus
fe reffembloient par nombre d’endroits ; j’ai reconnu
dans eux les mêmes objets d’idées partielles que
.j’avois découverts en moi : malgré quelques différences
détaillé , de couleur, d’habillement, d’attitude
, de lieu , de tems, & c. qui m’empêchent de les
confondre, je retrouve chez tous un corps organifé,
une ame raifonnable , une fenfibilité phyfique, un
fentiment moral : je raffemble tous ces traits communs,
j’en forme une idée qui ne renferme que ces
traits-là, 8c à laquelle je trouve que tous ces êtres
particuliers participent également. Je leur donne à
tous, comme à moi, le nom commun d’homme ; 8c ce
nom ne défigne plus un tel être particulier, mais
tous ceux qui participent à l’idée générale que je me
fuis formée; cette idée même à laquelle je compare
déformais tous les individus que je v o is , fe préfente
à mon efprit comme quelque chofe de déterminé ,
de ré e l, d’exiftant à part, comme ime mefure commune
pour juger de tous les êtres avec lefquels,je
me compare : cette idée reçoit de moi un nom qui
femble augmenter encore la réalité imaginaire de
l’exiftence de fon objet, je la défigne par le mot
humanité, par lequel je veux marquer l’idée com-
pofée de tous les traits par lefquels tous les hommes
fe reffemblent, 8c jamais ceux qui les diftinguent
les uns des autres,. Voye^ ci-après abstrait & abst
r a it e .
Ce qui n’étoit donc d’abord qu’ime idée individuelle
, devient par Yabflraclion métaphyfique telle
que nous l’avons définie, une idée plus ou moins
générale, félon qu’elle convient à un plus ou moins
grand nombre d’individus. Ainfi Y abftraciion métaphyfique
8c l’ade par lequel l’efprit généralife fes
idées, ne font qu’un feul 8c même a d ë , qui, fous
l’une 8c l’autre dénominations, confifte à former, par
la réunion des traits femblables que l’on découvre
en divers fujets, des idées qui leur conviennent également
à tous ; 8c par le nom qu’on donne à ces
idées, nous procurer un mot commun qui les défigne
tou s, fans aucun égard aux traits par lefquels ils
font diftingués les uns des autres. : ^
Employant le terme d’homme pour défigrter un
certain,objet déterminé, tous les objets femblables
pourront être repféfentés par ce même terme. Si
l’ame porte enfuite fon attention fur tout ce qui eft
renfermé dans l’idée particulière de l’homme qu’elle'
a fous les y eux , & que par Y abftraclio/t phyfique
elle s’en forme autant d’idéês féparées, â chacune
defquelles elle donne un nom, elle trouvera dans
ces idées partielles les élémens d’une idée abftraite
métaphyfique , au moyen defquels elle s’élever»
par degré aux notions les plus univerfelles.
Détachant donc de l’idée particulière d’un certain
homme ce qu’elle a de propre ou d’accidentel, 8c ne
confervant que ce qu’elle a d’effentiel, ou plutôt
de commun à tous les hommes que je connois, mon
âme fe formera l’idée de l’homme en général. Si je
ne fixe mon attention que fur la nutrition, le mouvement
, le fentiment, j’acquerrai l’idée plus générale
d’animal. Si je me borne à ne confidérer dans
l’homme 8c dans les animaux, que cet arrangement
des parties phyfiques, qui rend les corps propres à
croître par une nourriture quelconque y qui s’incorpore
en eux , j’acquerrai l’idée plus générale encore
de corps organifé, qui conviendra aux hommes ,
aux animaux brutes 8c aux plantes. Laiffant là l’idée
d’organifation, pour ne confidérer que l’étendue 8t
la folidité, mon ame fe formera l’idée plus univerfelle
de corps en général. Faifant encore ab (traction,
de l’étendue fplide, pour ne m’arrêter qu’à l’exiftence
feule, l ’ame acquerra l’idée la plus générale
de toutes, celle de l’être. Par ces exemples de
Y abftraciion métaphyfique, on peut aifément comprendre
comment l’ame humaine s’eft formée cette
immenfe quantité d’idées abftraites qui font prefque
toujours l’objet de fes méditations 8c dé fon étude,
8c dont les termes qui les défignent compofent prefque
toute la richeffe des langues,
C ’eft au moyen de cette opération que, fans fur-
charger les langues de tous les mots néceffaires pour
égaler le nombre des individus, nous pouvons tous
les défigner, 8c que, fans avoir une idée de chacun
d’eu x , nous nous les repréfentons tous; c’eft par elle
que faififfantles traits par lefquels les êtres fe reffemblent,
nous les avons rangés fous des claffes dont
les limites font marquées ; de là les. genres 8c les
efpeces diverfes, qui nous facilitent fi fort l’étude &
la connoiffance de ce nombre immenfe de chofes que
la nature préferite à nos regards; par-là nous éta-
bliffons entre nos idées des rapports qui nous repré-
fentent les rapports des êtres entr’eux, 8c leur enchaînement
; nous tranfportons dans nos idées l’ordre
qui régné dans la nature ; nous ne courons plus le
rifque de nous perdre dans la foule innombrable des
êtres ; ils fe préfentent à nous chacun dans fon rang
8c dans l’ordre convenable, pour que nous les diftin-
nions. Sans les claflîfications, que feroit toute .
hiftoire naturelle? Et comment, fansYubftraction
métaphyfique , aurions-nous pu ranger nos idées
par claffes ? Comment aurions-nous diftingué fans
elle ces traits communs aux êtres de même genre
ou de même efpece ? Au lieu que par le fecours de
Y abftraciion, nous pouvons nous repréfenter diftinc-»
tement tout le fpeâacle de la nature, chaque genre,'
chaque claffe, chaque efpece fupérieure 8c inférieure
, chaque divifion 8c fousdivifion ; chaque idée
diftinfte ayant un nom connu, que la mémoire