réparèrent leur intérêt particulier de l’intérêt commun
; que la cupidité & le goût du luxe amollirent
le carattere , 1 es beaux-arts cefferent de fervir au
bien de l’état. Ils devinrent des ans de luxe oc
bientôt on perdit de vue leur véritable dignité.
Il ne feroit pas inutile, pour l’inftruûion de notre
fiecle, de lui mettre’fous les yeux l’énorme abus que
la Grece fit des beaux-arts, lorfqu’elle commença
à dégénérer. Mais il faut fe borner ici au tableau;
général qu’en a fait un judicieux anglois (M . Temple ,.
Hifloïrt de La Grece, par Stanian, Livre l l l , chap. j) ..
« Les Athéniens, d it- il, débarraffés de l’ennemi,,
qui les avoit fi bien tenus en haleine ( c’étoit Epa-
minondas ) , s’abandonnèrent aux plaifirs , & ne
s’occupèrent plus que de jeux & de fêtes ; ils donnèrent
à cet égard dans l’excès le plus étrange ; la
paflion pour le théâtre leur fit oublier toute affaire
d’état, & étouffa en eux tout fentiment de gloire.
Les poètes &c les aéteurs eurent feuls la faveur
du peuple ; on leur accorda les applaudiffemens, &
la conlidération qu’on de voit à ceux qui a voient
hazardé leur vie pour la défenfe de la liberté. Les
tréfors , deffinés à l’entretien de la flotte. & des
troupes.de terre , furent dépenfés en fpedaçles. Les
danfeurs & les chanteufes vivoient dans l’abondance
& dans les voluptés, tandis que les généraux
d’armée manquoient du fimple néceffaire, & qu’à
peine trouvoit-on fur les vaiffeaux , du pain , du
fromage & des oignons. La dépenfe du théâtre étoit
fi exceffive, qu’au rapport de Plutarque , la repré-
fentation d’une tragédie de Sophocle ou d’Euripide,
coûta plus à l’état , que la guerre de Perfe ne lui
avoit coûté. On y employa le tréfor qui avoit été
mis en réferve comme un dépôt facré pour les b.e-
foins extrêmes de l’état ; quoique par une fanétion
publique la fimple proposition de détourner ce tréfor
à d’autres ufages dût être punie de mort ».
Ce qui, dans fon origine, étoit deftiné à allumer
une vigueur patriotique dans le coeur des citoyens,
fervit donc alors à nourrir l’oifiveté, & à étouffer
tout fentiment du bien public. Les grands eurent
des artifles, comme ils avoient des cuifiniers ; & les
ans qui auparavant préparoient les remedes falu-
taires de l’ame, ne donnoient plus que du fard &
des parfums.
Tel étoit l’état des beaux-arts en Grece & en
Egypte, lorfque les Romains conquirent ces provinces
; & voilà pourquoi les arts conferverent ce
même caraétere à Rome. Dans le tems de-leur fplen-
deur, le noble ufage qu’on enfaifoit, donnoit de
la dignité à l’artifte. Sophocle , poète & aéteur,
fut en même tems archonte d’Athenes ; mais, dès le
tems de Céfar, un chevalier Romain crut, & avec
raifon , être deshonoré pour avoir été forcé de
monter fur le théâtre. Sous Néron, l’état du poète,
du muficien ou de l’aCteur, n’étoit guere plus relevé
que celui d’un danfeur de corde. Ainfi la dignité des
beaux - arts difparut infenfiblement, & dans les fie-
cles modernes encore ce n’eft qu’au luxe & au fafte
qu’ils doivent le dégré d’eftime qu’on leur accorde.
Il feroit bien mal-aifé de prouver qu’aucun des protecteurs
, ou des protectrices modernes des beaux-
arts , ait fait la moindre chofe en leur faveur, par
une connoiffance intime de leur véritable prix; auffi
les ans ne font-ils pas jufqu’à préfent que l’ombre
de ce qu’ils pourroient être.
Il eft évident que nos inftitutions en général leur
ont retranché bien des occafions de déployer comme
autrefois leur énergie. Il manque à nos fêtes publiques
cette folemnité qui expofeles arts dans leur
plus beau jour.. Nos fêtes religieufes même n’ont
ordinairement rien de majeflueux ; ce n’eft plus qu’ac-
cidentellementque les beaux-arts y confervent encore
quelque chofe de leur deftination primitive,
& l’emploi qu’on en fait, montre affez qu’on a perdit
de vue leur vrai but. Qu’un a'rtifte réuflifie, ce
qui.n’arrive que trop rarement, à produire un ouvrage
plein d’énergie, ce fera plutôt l’effet de fon
génie heureufement guidé par fa raifon, que ce ne
fera le but de ceux qui Tau-ront mis en oeuvre.
D ’ailleurs , à n’en juger que par le choix peu réfléchi
des fujets fur lelquels on exerce. les beaux-
arts , il femble qu’à tous égards on ait perdu la jufte
idée de leur utilité & de leur importance ; pour une
feule fois qu’on introduit fur nos théâtres un héros
qui ait des droits à notre reconnoiffance , on y voit
paroître cent fois ou Diane,, ou Apollon, ou Aga-
memnon, ou (Edipe, ou tant d’autres personnages
vrais ou fabuleux, qui nous font parfaitement indifférons.,
Qu’un peintre prenne dans la mythologie un
fujet infipide, propre même à corrompfe les moeurs,
ou qu’il fafte un‘ choix plus utile , on lui a la même
obligation ; il fuffit que le tableau foit bon : & cette
façon de penfer s’étend à toutes les autres branches
des arts ; n’en exceptons pas même les ornement
des églifes: les tableaux qui décorent les temples catholiques,
que préfentent-ils quelquefois, finon une
dévote mythologie qui peut-être choque encore plus
la faine raifon que ne le faifoiènt les fables du paga-
nifme ?
Pour fe faire une jufte idée de l’efprit qui anime ,
ou plutôt qui énerve aujourd’hui les arts ^ jettons
les yeux fur celui de nos fpeûacles.qui réunit tous
les beaux - arts. Y a-t-il rien de moins Significatif,
de plus infipide, & qui réponde plus mal au but des
arts, que notre opéra? Et cependant ce même fpec-
tacle qui, dans l’état aCtuel, mérite à péine l’attention
des enfans., pourroit être exactement la plus,
noble & la plus utile production des beaux-arts
réunis.
Üne preuve bien claire que l’on méconnoit aujourd’hui
entièrement le pouvoir des beaux r arts,
& qu’on n’a qu’une idée âbjefte de leur emploi,
c’eft qu’on ne les fait guere fervir qu’au luxe & à
l’oftentation, ou on les confine dans les palais des
grands, dont l’entrée eft toujours interdite au peuple
; ou lorfqu’on lès étale aux fêtes & aux folem-
nités publiques, ce n’eft point dans la vue d’atteindre
plus fûrement le but auquel ces folemnités étoient
originairement deftinées ; mais c’eft pour éblouir le
peuple , étourdir les grands, & .empêcher les uns,
& les autres de fentir le dégoût qui accompagne
des fêtes d’une fi pitoyable invention. .
Les modernes ne manquent cependant ni de ta-;
lens, ni de génie ; à çes égards ils ne font point àuflî
inférieurs aux anciens, qu’on a quelquefois voulu,
le foutenir. Nous poffédons aufli bien , & en plu-
fieurs genres, mieux que les Grecs, la méchanique
des arts. Le ,goût du beau eft chez un bon nombre.
de nos artiftes, aufli délicat qu’ill’étoit chez les meilleurs
artiftes de l’antiquité. Bien loin que le génie des
modernes fe foit rétréci , on peut dire en général,
qu’il a au contraire acquis plus d’étendue, puifque,
les fciences font plus univerfellement répandues ,
& qu’on a fait de grands progrès dans l’étude des
hommes & de la nature. Ainfi les forces requifes,
pour rendre aux arts leur première fplendeur, existent
encore : mais aufli long-tems qu’on ne leur accordera
pas l’encouragement néceffaire, qu’on négligera
de les diriger vers leur véritable but, ou qu on
ne les fera fervir qu’au luxe & à une volupté raffinée,
l’artifte, quelques éloges qu’on donne à fes talens,
ne fera guere. diftingué d’un artifan induftrieux ; on
ne le confidérera que comme un homme qui fait
amufer le public & les grands, & délivrer l’opulence
defoeuvrée de l’ennui qui la pourfuit.
Ce n’eft pas la faute des artiftes fi les «m font
avilis ; plufieurs d’entr’eux prendroient volontiers
Am,vol plus élevé ; mais quê peuvent produire line
ou deux tentatives répétées de loin en loin, s’il ne
s’élève quelque part une fage légiflation qui s’applique
à relever les arts de leur aviliffement, & à ,
lès ramener à leur grande ' deftination ?
Ün intérêt médiocre n’excita jamais de grands
efforts; aufli long-tems que l’artifte, livré au préjugé
commun , que les grands n’appuient que trop,
ne fe connoîtra d’autre vocation que celle de les
amufer, les plus beaux dons du génie languiront
dans l’inaCtion : qu’au contraire l’artifte foit appelle,
non dans le cabinet du prince , oit celui-ci n’eft
qu’un homme privé , mais au pied clu trône pour y
recevoir des commiffions tout aufli intéreffantes que
Celles qu’on y donne aux chefs de l’armée, de la
juftice, ou delà police : que le plan général du lé-
giflateur embraffe les grandes vues de porter le
peuple à l’obéiffance envers lesloix, &à.lapratique
des vertus fociales par le miniftere des beaux -arts,
on verra bien vite toutes les forces du génie fe déployer
pour remplir ce grand objet; on pourra
s’attendre à voir renaître des chefs - d’oeuvre, & des
chefs - d’oeuvre vraifemblablement fupérieurs à Ceux
deT’antiquité. Quel puiffant aiguillon pour des coeurs
généreux, pour dés hommes de génie , que de voir
les yeux de la nation entière attachés fur leurs ouvrages
, & de fentir que ces mêmes ouvrages vont
Contribuer au bonheur de fes concitoyens!
Après avoir examiné l’effence , le but & l’emploi
des beaux-arts, nous pouvons préfentement en déduire
la véritable théorie. Elle rèfulte de la folution
de ce problème moitié pfychologique & moitié politique:'
« l’homme ayant naturellement du goût
pour les idées fenfibles, comment faut-il s’y prendre
pour que ce penchant ferve à_ l’élévation de
fes fentimens, & foit en certains cas un moyen irré-
fiftible de le porter à fon devoir ? » La folution de
ce problème indiquera à l’artifte la route qu’il doit
tenir, & au fouverainjes moyens qu’il doit employer
pour amener les beaux-arts à là perfeétion,
& en retirer les plus grands avantages.
Ce n’eft pas ici le lieu de réfôudre ce problème
dans toute fon étendue ; nous ne pouvons qu’indiquer
lés points capitaux.
La théorie des perceptions fenfibles eft fans contredit
la partie Ja plus difficile de la philofophie.
Un philofophe Allemand,M. Baumgarten, a entrepris
le premier de la traiter fous le nom de Science
ejihétique, comme une nouvelle branche des con-
noiffances philofophiques. (Voy. fart. Esth étiqu e.
Suppl.) : fcience quimérite d’autant plus d’être cultivée
& approfondie, que c’eft elle qui peut enfei-
- gner à la philofophie la route à un empire abfolu
fur l’homme.
Lés beaux-ans fe divifent en autant de branches
principales , que la nature a ouvert de voies différentes
aux perceptions fenfibles pouf éleVer les fentimens
de l’homme ; & chaque branche principale
fe fubdivife en autant de rameaux qu’il y a de diffé-
rens'genres & de diverfes efpeces de forcés efthé-
tiques, ou de beautés fenfibles , qui peuvent agir
fur l’ame par chacune de ces différentes voies.
Nous allons voir f i, d’après ces principes , il feroit
poflible de conftruire l’arbre généalogique des Beaux-
arts.
Il n’y a exa&ement qu’une feule voie de péné-
.trer dans l’ame , celle des fens externes ; mais cette
v o ie . fe multiplie en raifon de la différente nature
de ces fens. Le même objet, la même perception
paroît changer de nature , acquérir plus ou
moins d’aftivité, félon la conftitution de l’organe
qui le tranfmet à l’ame. Les fens les plus grofîiers,
le taft, le goût & l’odorat, font ceux qui agiffent
. le plus fortement fur famé, mais ce font trois routes
, , Tome I . •
qui ne conviennent point aux beaux -arts, parce
qu’elles ne tiennent qu’à l’animal. Si les beaux-arts
étoient aux gages de la volupté , leiirs principales
branches feroient occupées à travailler pour ces trois
fens : Y art de préparer des mets favouf eux, de dif-
tiller des eaux de fenteur, feroit le premier des
ans ; mais la fenfualité qui doit fervir à élever le
cara&ere de l’homme, eft d’une plus noble efpece;
elle ne fe borne pas au matériel, elle y joint de
l’ame & de l’efprit. Ce n’eft que dans des c'irconf-*
tances particulières qu’à l’aide de l’imagination les
beaux-arts peuvent tirer quelque parti des fen.fa-
t'ions qui proviennent des fens inférieurs, fans néanmoins
le faire d’une maniéré aufli grofliere que Ta
fait Mahomet, dont le fyftême n’ëtoit que trop ap*.
puyé fur l’appât des plaifirs fenfuels»
L’ouie eft le premier de nos fens qui tranfmet à
l’ame des perceptions dont nous pouvons démêlef
l’origine & la caufé. Le fon peut exprimer la ten-1
drefle, la bienveillance, la haine , la colère , ledé-
fefpoxr, & diverfes autres pafîions dont l’ame eft
agitée. Au moyen des fons une ame peut donc fe
faire fentir à une autre ame ; & il n’y a que lés perceptions
de Cette nature qui puiffent faire fur le
coeur des impreflions capables de l’élever, C’eft
ici donc que commence l’empire des beaux-arts. Le
premier, le plus puiffant de tous, C’eft Yârt de la
Mufiqüe ; elle pénétré dans l’ame par le fens de
l’ôuie : tous les arts de la parole, il eu v rai, agiffent
auffi fur l’oteille ; mais leur but principal n’eft point
de l’émouvoir; leur objet va bien au-delà du fiege
immédiat des fens ; leur énergie ne confifte pas danâ
les fons , mais dans la fignification des mots ; l’harmonie
des paroles eft néanmoins un des moyens ac-
cèfloires qu’ils emploient pour donner plus dé
force au difcours, & pour faire des impreflions plus
profondes fur l’efprit de l’auditeur:
Après le fens de l’ouie vient celui de la vue , dont
les impreflions font moins fortes, mais aufli beaucoup
plus diverfifiées & d’une étendue bien plus
vafte. L’oeil pénétré incomparablement plus loin quê
l’oreille dans l’empire des efprits ; il fait lire prefque
tout ce qui fe pâffe dans l’ame. Le beau, qui fait
une impreffiôn fi favorable fur l’efprit, l’oeil le faifit
prefque fous toutes fes formes; & de plus-if découvre
encore le bon & le parfait. Il n’eft prefque
rien qu’un oeil exercé n’apperçoive dans Iaphyfiono-
nomie , dans la figure , dans l’attitude & dans là
démarche d’un homme ; c’eft à ce fens . que nous de*
vons tous les ans du Deflin.
La vue confine de fi près à l ’entendement pur,
que la nature n’a point établi de fens moyen entré
la vue & les perceptions internes. Nous croyons fou-
vent n’êtfe occupés que de nos propres idées, parce
que nous n’avons pas le fentiment de l’impreflion quê
fait fur nous quélqu’objet extérieur, tandis qu’au
fond c’eft cet objet que nous voyons. 11 n’y a donc au-
delà de la vue aucun autre fens pour les arts. Mais
la providence avoit ménagé au génie l’invention d’un
moyen très-étendu, pour pénétrer dans tous les
recoins de l’ame. On a inventé l’art de revêtir d’images
fenfibles , des penfées & des notions qui
n’ont rien de matériel; fous cette nouvelle forme,,
elles s’infinuent par les fens, & paffent dans les
âmes des autres. Le difcours peut, à l’aide de 1 ouie
bu de la vu e , porter chaque idee dans 1 ame ,-fanS
que ces fens l’alterent, ou lui donnent une forme ana-
* logue à leurs propres organes ; ni le fon du m ot, ni
la maniéré de l’écrire , ne renferment point fa force
fignificative ; c’eft donc quelque chofe de purement-
intellectuel revêtu d’une figure arbitraire, inventée
pour le faire paffer dans l’efprit d’un autre par le
canal des fens ; c’eft de ce merveilleux expédient
dont les arts de la parole fe fervent. En force
F F f f ij