Barca, règarda toujours la guerre comme deftriïc-
tive dans une république commerçante. La faftion
Barcine étoit perfuadée que c’étoit par les armes
qu’on pouvoit âflurer les profpérités publiques, en
ie rendant redoutable à fes voilins. Afdrubal, gendre
d’Amilcar, & fon fuceefleur dans le commandement
de l’armée d’Efpagne, pria le fénat de Carthage de
lui envoyer AnnibaL, âgé de vingt-deux ans, pour le
perfectionner dans l’art de la guerre. Hannon s’op-
pofa à cette demande, prévoyant que le feu de ce
jeune courage alloit allumer un incendie difficile à
éteindre ; fon oppofitiôn fut impuiffante. AnnibaL
partit pour faire l’effai de fes talens fous fon beau-
frere. Après la mort d’Afdrubal tous les yeux fe
fixèrent fur lui. Les vieux foldats qui avoient combattu
& triomphé fous fon pere, le demandèrent
pour marcher à leur tête, & le choix de l’armée fut
confirmé par le fuffrage du fénat. La conquête de
Sagonte fut le prélude de fes victoires : cette ville
alliée des Romains, étoit la feule qui eût confervé
fon indépendance. AnnibaL ne voulût pas laiffer fub-
fifter ce monument de la liberté qui fembloit reprocher
aux autres villes la honte de leur fervitude. Ce
fiege mémorable eft un trille & fublime témoignage
de ce que peut fouffrir un peuple fier qui combat
pour fon indépendance. Les Sagontins aimèrent
mieux mourir libres que de vivre efclaves : toute la
jeuneffe moiffonnée dans les premières attaques ne
laiffa à cette ville pour défenfeurs que des femmes
& des vieillards à qui AnnibaL offrit de conferver
la vie ; mais ces furieux aimèrent mieux s’enfevelir
fous les ruines de leurs remparts, que de laiffer un
monument de la clémence de leurs vainqueurs : ils
portent leur or & tout ce qu’ils ont déplus précieux
dans la place publique; ils allument un bûcher & fe
précipitent au milieu des flammes avec toutes leurs
richefles.
La ruine de cette ville fut la femence de la fécondé
guerre punique. Les Romains, vainqueurs des
Carthaginois dans la Sicile & la Sardaigne, parurent
à AnnibaL des ennemis faciles à vaincre au fein de
Tltalie. Hannon, perfécuteur déclaré de la faCtion
Barcine, né vit dans ce projet que l’ivreffe d’un
jeune préfomptueux qui croyoit pouvoir tout exécuter
, parce qu’il ofoit tout concevoir. AnnibaL qui
fe voyoit calomnié dans fes motifs, ne crut trouver
de meilleure apologie que dans fes victoires. Son en-
treprife étoit audacieufe, & il ne pouvoit trouver
de modèle que dans Pyrrhus, dont le début avoit
été brillant, mais qui avoit été trop malheureux
pour faire naître l’envie de l ’imiter. AnnibaL n’eut
d’autre1 guidé que fon génie, & c’eft lui feul que doivent
confulter les intelligences privilégiées qui n’arrivent
à leur but qu’en fuivant des fentiers qui n’ont
point encore été apperçus , parce qu’ils n’étoient
point frayés. Rien ne prouve mieux la fécondité de
les reffources, que les moyens qu’il employa pour
préparer fes fuccès & pour en affurer la durée : c’efl:
dans tous ces détails préliminaires qu’il faut chercher
le grand homme qui échappe aux yeux vulgaires
faciles à éblouir par l’éclat des fuccès. Son premier
foin fut d’éteindre dans le foldat cet attachement pu-
fillanime qui nous rappelle fans ceffe vers les lieux
qui nous ont vu naître : il leur exagéra les richeffes
de l’Italie qui dévoient être leur récompenfe. Rien
n’infpire plus de confiance en nous que d’en avoir
dans les autres, il parut affuré de la fidélité de fes
foldats ; il leur permit d’aller faire leurs adieux à
leurs parens , dont ils alloient être pour long-tems
éloignés, en leur faifant promettre de fe rendre fous
leurs drapeaux au retour du printems. Ils furent
fideles à leur engagement & tous eurent le même
empreffement.
Lorfqu’il fit la revue de fon armée, il s’apperçut
que quelques-uns murmuroient d’avoir les Alpes à
traverfer, & fur-tout d’abandonner leur famille pour
aller chercher les périls dans une terre étrangère.
Sept mille de ces murmurateurs furent licenciés
avec ignominie, & l’armée moins nombreufe n’en
fut que plus redoutable, parce que la lâcheté eft
contagieule. Ce fut dans le choix des nations dont il
forma fon armée, qu’il montra le plus de difcerne-
ment. La Niynidie & l’Efpagne renommées par la
bonté de leurs chevaux, furent les pépinières d’où
il tira fa cavalerie. Les îles Baléares lui fournirent
des frondeurs, & la Crete des archers. Chaque peuple
fut mis dans l’exercice de fon talent ; il arma fes
foldats à la Romaine, & ne rougit pas d’emprunter
de fes ennemis le fecret de les vaincre. Avant de s’é-.
loigner, il pourvut à la défenfe de Carthage, en
tranfportant les Efpagnols en Afrique & les Africains
en Elpagne, afin que les deux nations euffent des
gages réciproques de leur fidélité.
AnnibaL s'alfura de l’amitié de tous les petits rois
dont il avoit les états à traverfer. Il fe mit en marche
avec une armée de quatre-vingts mille hommes de
pied, de douze mille chevaux & de trente-fept élé-
phans. La religion qui fert la politique des grands ,
fut encore employée à élever le courage des foldats;
il fit publier qu’il avoit vu en fonge un jeune homme
d’une taille extraordinaire, que Jupiter envoyoit
pour le conduire en Italie : ce menfonge ne trouva
point d’incrédules. Son armée étoit un affemblage
d’hommes dont la guerre étoit l’unique reffource.
La plupart qui avoient combattu fous Amilcar, fe
flattoient de vaincre encore fous fon fils. La licence
efl bannie du camp, & le néceffaire fe trouve fous
la tente où l’on ne connoît pas le fuperflu. Les petits
fouverains des Pyrénées & des Gaules qui ont à négocier
avec lui, n’exigent que fa parole pour gage
des traites. Sa franchife militaire infpire une confiance
qui réfute les calomnies dont les écrivains Romains
ont flétri fa candeur. Les rois qu’il ne peut s’attacher
par des bienfaits éprouvent fes vengeances; quoiqu’il
évitât de multiplier fes ennemis, il eut toujours à
combattre jufqu’à fa defcente dans l’Italie : fon efprit
fécond en inventions, fe manifefla dans les moyens
qu’il employa pour faire pafferle Rhône à fes élé-
phans. Son armée tombe dans le découragement, à
la vue des Alpes couvertes de neiges & dé glaces.'.
Les habitans, avec leur barbe fale & longue, étoient
vêtus de peaux, & reffembloient plutôt àd es animaux
féroces qu’à des hommes. Ils avoient tout à
craindre des Allobroges, habitans de ces montagnes
arides & glacées, qui feuls en connoiffoient les abîmes
& les défilés. Le général Carthaginois frappé de leur
pauvreté, les crut plus acceffibles à la féduCtion de
les préfens; mais ils affeCterent d’être généreux &
défintereffes, afin qu’il ne fe précautionnât point
contre le deffein qu’ils avoient formé de s’enrichir
de toutes fes dépouilles. Ils le fuivirent dans fa marche
, & ils fe tinrent le jour perchés fur la cime des
rochers, d’où ils rouloient des pierres qui écrafoient
dans leur chûte les hommes & les chevaux. Leurs
hurlemens devenus plus affreux par l’écho des montagnes
, effrayoient les bêtes de fomme qui fe précipitaient
dans les abîmes avec le bagage. AnnibaL
s’étant apperçu qu’ils quittaient leurs rochers pendant
la nuit, profita des ténèbres pour s’en empare
r , & quand à la. renaiffance du jour ils vinrent
pour reprendre leur pofition. ordinaire, ils furent
étonnés de voir les Carthaginois maîtres des hauteurs
qui dominoient fur leurs têtes.
AnnibaL{orti de ce danger, eut de nouveaux combats
à foutenir contre line nation Gauloife qui avoit
formé des établiffemens dans ces lieux difgraciés de
la nature. Ces Gaulois tranfplantés avoient fubfti-
tué à la candeur de leur première patrie les rufe$
italiennes : ils s’offrirent à lui fournir des guides qui
l’engagerent dans des défilés où tous les Carthaginois
euffent péri fous un général moins fécond en reffources.
Après neuf jours de marche, fon armée
épuiîée de fatigues, arrive au fommet des Alpes,
d’où elle découvre les plaines riantes & fertiles de
l ’Italie. Cette armée nombreufe & brillante, en partant
de la nouvelle Carthage, fe trouva réduite à
vingt mille hommes en entrant en Italie : il n’avoit
alors ni places, ni magafins, ni alliés ; toute fa confiance
étoit dans la bonté de fes troupes, dans la fu-
périorité de fes talens. Si on lui eût lourni Une flotte
pçur tranfporter fes troupes, on eût prévenu la
perte que devoit naturellement caufer une marche fi
longue & fi pénible ; mais Carthage follement am-
bitieufe avoit négligé fa marine au moment même
qu’elle avoit eu la vanité d’être conquérante.
AnnibaL ne , pouvoit réparer fes pertes qu’en fe
faifant des alliés. Il publia qu’il n’é to i t venu dans
l’Italie que pour l’affranchir du joug de fes tyrans,
motif dont fe couvre l’ambitieux & qui féduit toujours
un peuple chargé de fers. Turin rejetta fon
amitié, elle en fut punie par le carnage de fes habitans.
Cette f é v é r i té lui parut néceffaire pour déterminer
les efprits flottans entre les Romains & lui :
on croit aifément que celui qui punit eft le plus fort.
La cruauté, fi l’on en croit les hiftoriens Romains ,
lu i étoit naturelle ; mais il paroît qu’elle lui fut inf-
pirée par la politique. Il fut . cruel quand il fut dans
la néceffité de l’être ; mais toujours maître de fes
’ penchans, il fut généreux & clément pour le fuccès
des affaires , & fon caraCtere fut toujours affervi à
fes intérêts. Les Gaulois ennemis fecrets des Romains,
dont ils avoient à fe plaindre, penchoient pour les
Carthaginois qui pouvoient lés venger ; mais ils
n’ofoient fe déclarer avant que la v ic to i r e eût décidé
du fort des deux peuples rivaux. AnnibaL réduit à la
néceffité d’être heureux dans la guerre, ne pouvoit
fe diffimuler qu’une feule défaite décidoit de fa ruine,
& qu’il lui falloir une continuité de v ic to i r e s pour fe
•maintenir dans une terre étrangère. Les Romains en
temporifant l’auroient ruiné infenfiblement : mais
leurs généraux qui avoient plus de courage que de
capacité, auroient cru bleffer la gloire de la république
, s’ils n’avoient accepté la bataille que les
Carthaginois leur préfenterent. Les deux armées en
vinrent aux mains fur les bords du Teffin. AnnibaL
avant d’engager l’aCtion, immole un agneau dont il
écrafe la tête, en conjurant Jupiter de l’écrafer de
même , s’il n’abandorinoit pas à fes foldats tout le
butin, promeffe bien féduifante pour des hommes
qui faifoient la guerre moins par un motif de gloire,
que par un fentiment d’avarice. La victoire fe déclara
pour les Carthaginois, & ce furent les Numi-
cles q u i eurent tout l’honneur de cette journée. Les
anciens Romains faifoient confifter leurs forces dans
l’infanterie, & leur mépris pour la cavalerie fubfifta ;
ntfqu’à la guerre de Pyrrhus qui, avec fes efcadrons j
Theffaliens, leur fit changer de fentiment. La cava- '
lerie Numide d'AnnibaL infpira tant de terreur aux
légions, qu’elles n’oferent plus defcendre dans la
plaine pendant tout'le cours de cette guerre.
Dès »qu'AnnibaL fut heureux, fon alliance fut recherchée.
Les Gaulois furent les plus empreffés à
le ranger fous fon drapeau, & Rome fe vit pour la
P ^ u e r e fois.abandonnée de fes alliés. Le conful
aftoibh par leur défection , fut dansl’impuiffancede
tenter la fortune d’un nouvèau combat, il fe retrancha
fur une hauteur inacceffible à la cavalerie;
i ^rn^I’e"g.arde eût été défaite dans fa marche fi
es Numides ne fe fuffent occupés à piller le camp
qui venoit de quitter. AnnibaL, laborieux & toujours
occupé dans fon loifir, étudia le caradere du
nouveau general qu’on venoi't dêlui oppofer. C’étoit
le conful Sempronîus dont la fougue impétueufe
auroit fait un foldat intrépide & qui n’avoit aucun
des talens d’un général. Quelques avantages mal
difputés augmentèrent fa vanité ; & dès qu’il fe crut
redoutable, il agit fans précaution. Ce fut en irritant
on orgueil o^C AnnibaL l’attira dans des embûches
qui coûtèrent cher aux Romains, à la journée de
i renie. Ce fut dans cette occafion qu’il fe montra
lupeneur à lui-meme : il fut vainqueur, parce qu’il
employa tous les moyens qui affurent les vidoires -
habile à choifir fon camp & à profiter de tous les
avantages du terrein, il dirigea tous les mouvemens
de fon armee avec le même calme que s’il eut été
dans le filence du cabinet. Ses plus brillans fuccès ne
pouvoient que l’affoiblir, & en étendant fes conquêtes
, il divifoit fes forces pour contenir les peuples
fubjugués. Il s’arrêta dans le cours de fes prof-
perités pour fe fortifier par de nouvelles alliances.
»•w* ^ ors montra auffi grand politique
qu u étoit habile général; il ufa de la plus grande rigueur
envers les Romains prifonniers; mais généreux
envers leurs alliés, il les renvoya comblés de préfens
pour mieux les détacher de l’amitié de leurs tyrans.
Ce fut par cette conduite qu’il fe montra bien
fuperieur à Pyrrhus qui ne fut généreux qu’envers
les Romains, & qui ne maltraita que leurs alliés.
Les Gaulois fatigués de nourrir une armée d’étrangers
fur leurs terres, murmurent de fupporter tout
le poids de la guerre. Il eft difficile de faire fubfifter
f lJn? armée fur les poffeffions de fes alliés, à qui l’on
doit toujours des ménagemens. AnnibaL pour faire
ceffer d’auffi juftes plaintes, tourna fes armes contre
la Tofcane. Il lui fallut traverfer des marais dont les
vapeurs meurtrières lui enlevèrent beaucoup de
foldats ; & comme ü donnoit à tous l’exemple de la
fatigue & de la patience, il perdit un oeil dans cette
marche pénible; il choifit fon camp dans une.plaine
vafte & fertile qui pouvoit fournir aux hommes &
aux animaux des fubfiftances abondantes & faciles.
Rome lui avoit oppofé un général vain & audacieux
qui, admirateur de lui-même, fe croyoit l’arbitre
des événemens. AnnibaL connoiffant l’efprit fuperbe
t eJ^am’n*lw ’ irrita fa témérité préfomptueufe en
brûlant à fes yeux les villages des alliés des Romains.
Le conful, témoin impatient de tant de ravages,
s abandonna aux faillies de fon courage imprudent;
il prit la réfolution de combattre, & c’étoit où vouloir
le réduire AnnibaL qui n’avoit que l’alternative
ou de vaincre ou d’abandonner l’Italie. L’aClion s’engagea
près du lac de Trafimene, & le conful imprudent
perdit la bataille avec la vie.
Après la journée de Trafimene, Rome créa un
dictateur qui, par caraCtere & par fyftême, s’écarta
des maximes de ceux qui l’âvoient précédé dans le
commandement. Avant de fe livrer à l’ambition de
vaincre, il prit toutes fortes de précautions pour
n’êtr-e pas vaincu ; il falloit raffurer les foldats épouvantés
par trois fanglàntes défaites. Il releva leur
courage avant de s’expofer à en faire l’expérience:
telle fut la conduite du dictateur Quintus Fabius ,
homme froid & réfléchi qui préféroit l’utile à l’éclat.
On lui avoit donné pour général de la cavalerie
Marcus Minutius, homme plus violent que courageux,
qui mettoit de la hauteur où il falloit de la fa-
geflè, de l’audace où il falloit de la circonfpeftion.
Fabius, revêtu d’un titre ftérile, gémiffoit fur fa patrie
qui proftituoit fa confiance à un téméraire qui
Téblouiffoit par l’éclat de fes promeffes. AnnibaL ne
fut pas long-tems fans s’appercevoir de l’oppofition
de leur caraCtere ; il préfenta plufieurs fois le combat
à Fabius qui jamais ne fuecomba à la tentation de '
l’accepter. Minutius au contraire regardoû ces défis
comme autant d’affronts faits au nom Romain, & il
taxoit de lâcheté la çirconfpedion du di&ateur.
K k k |