Quelques obfervations relatives à la bonté 6c à
la vérité des moeurs, achèveront d’en développer la
théorie.
Nous avons diftingué dans les moeurs les qualités
6c les inclinations de Taine. Par les qualités de l’ame,
le cara&ere eft décidé naturellement tel ou tel : par
les inclinations, il obéit, ou à la nature, ou à l’habitude,
6c à celle-ci, fécondant ou contrariant celle-
là : par les affe&ions , il reçoit une forme accidentelle
, fouvent analogue , quelquefois oppofée à fon
naturel 6c àfes penchans. « L’homme , dit Gravina,
» s’éloigne de fon cara&ere quand il eft violemment
» agité , comme l’arbre eft plié par les vents », Cet
effet naturel des paffions eft le grand objet de la
tragédie.
Diftinguons à préfent deux fortes de caratteres ;
les uns deftinés à intéreffer pour eux-mêmes ; les
autres deftinés à rendre ceux-là plus intéreffans.
Les moeurs du perfonnage dont vous voulez que
le péril infpire la crainte, 6c que le malheur infpire
la pitié, doivent être bonnes, dans le fens d’Ariftote.
« Il y a , dit-il, quatre choies à obferver dans les
» moeurs : qu’elles foient bonnes , convenables, refi
» femblantes 6c égales . . . . la première 6c la plus
» importante, eft qu’elles foient bonnes ». Mais
comment accorder ce paffage.avec celui-ci? « L’in-
» clination , la réfolution exprimée par les moeurs,
» peut être mauvaife ou bonne ; les moeurs doivent
» l’exprimer telle qu’elle eft ». Par la bonté des
moeurs, nVt-il entendu qu-e la vérité ? Non : il exige
que les moeurs foient bonnes, dans le même fens qu’il
a dit qu’un perfonnage doit être bon : ce qui le
prouve, c’eft l’exemple que lui-même il en a donné.
« Une femme , dit-il, peut être bonne , un valet
» peut être bon , quoique les femmes foient plutôt
» communément méchantes que bonnes, 6c que
» les valets foient abfolument méchans ».
« Je crois , dit Corneille, en tâchant de fixer l’idée
» que ce philofophe attachoit à la bonté des moeurs,
» je crois què c’eft le caractère brillant & élevé
» d’une habitude vertueufe ou criminelle , félon
» qu’elle eft propre 6c convenable à la perfonne
» qu’on introduit. » -
Mais fi l’on obferve qu’Ariftote ne s’occupe jamais
que du perfonnage intérefiant, il eft'bien aifé
de l’entendre. Son principe eft que ce perfonnage
doit être digne de pitié. Il exige donc pour lui;, non-
feulement cette vérité de moeurs- qu’on appelle bonté
poétique, 6c qu’il défigne lui-même par la convenance
, la reffemblance & l’égalité ; mais une bonté
morale, c’eft-à-dire , un fonds de bonté naturelle
qui perce à travers les erreurs , les foibleffes 6c les
pallions.
Il eft plus difficile de démêler ce caja&ere primitif
dans le vice que dans le crime : le vice eft une
pente habituelle , le crime n’eft qu’un mouvement.
Sur la fcene'on ne voit pas l’inftant où l’homme vicieux
ne l’étoit pas encore ; on n’y voit pas même
les progrès du vice : ainfi dans le vice on confond
l’habitude avec la nature ; au lieu que l’homme
innocent 6c même vertueux peut être coupable d’un
moment à l’autre : le fpeôateur voit le paffage 6c
la violence de l’impulfion. Or , plus l’impulfion eft
forte 6c moralement irréfiftible, plus aifément le
crime obtient grâce à nos yeux , 6c par conféquent
mieux la crainte qu’il infpire fe concilie avec l’ef-
time , la bienveillance & la pitié. Du crime on .fé-
pare le criminel, mais on confondprefque toujours
le vicieux avec le vice.
D ’ailleurs , le vice eft une habitude tranquille &
lente, peu fufceptible de combats 6c de mouve-
mens pathétiques ; au lieu que le crime eft précédé
du trouble 6c accompagné du remord. L’un ne fup-
pofe que molleffe 6c lâcheté dans l’ame ; l’autre y
.fuppofe une vigueur qui, dans d’autres cireonftan-
ces , pou voit fe changer en vertu. Enfin la durée de
l’a&ion théâtrale ne fuffit pas pour corriger le vice
6c un inftant fuffit pour paffer de l’innocence au
crime, 6c du crime au repentir : c’eft même la rapidité
de ces mouvemens qui fait la beauté, la chaleur
, le pathétique de l’adion.
Le perfonnage qui, dans l’intention du poëte,
doit attirer fur lui l’intérêt, peut donc être coupai ,
b le , mais non pas vicieux ; 6c s’il l’a été , on ne doit
le favoir qu’au moment qu’il ceffe de l’être.C’éft
une leçon que nous a donnée l’auteur de l'Enfant
Prodigue. Encore le vice qu’on attribue au perfonnage
intérefiant, ne doit-il fuppofer ni méchanceté ,
ni baflëffe, mais une foibleffe compatible avec un
heureux naturel. Le jeune Euphémon en eft auflï
l’exemple. Voye{ T r a g é d i e , Suppl.
La bonté des moeurs théâtrales , dans le fens d’Ariftote
, n’eft donc que la bonté naturelle du perfonnage
intérefiant. Ce perfonnage étoit le feul qu’il
eût en vue ; & en effet, voulant qu’il fût malheu-.
reux par une faute involontaire, il n’avpit pas befoin
de lui oppofer des méchans : les dieux 6c les deftins
en tenoient lieu dans les fujets conduits par la fatalité
: auffi n’y a-t-il pas un méchant dans YOEdipe; 6c
dans YIphigénie en Tauride , il fuffit que Thoas foit
timidé & fuperftitieux. Il en eft de même des fujets
dan$ lefquels la paffion met l’homme en péril ou
le conduit dans le malheur : il ne faut que la laiffer
agir: pour rendre fes effets terribles 6c tôuchans, on
n’a pas befoin d’une caufe étrangère. Tous les caractères
font vertueux dans la tragédie de Zaïre , 6c
Zaïre finit par être égorgée de la main de fon amant.
C’eft même un défaut dans la fable d’Inès , que la
caufe du malheur foit la fcélérateffe , au lieu de la
paffion. L’a&ion en eft plus pathétique, je l’avoue ;
mais elle en eft beaucoup moins morale. La perfection
de la fable à l’égard des moeurs , eft que le malheur
foit l’effet du crime, & le crime l’effet de l’égarement.
Plus la paffion eft ^violente, plus le crime peut
être grand, & la peine qui le fuit douloureufe 6c terrible.
Alors en plaignant le coupable , on fe dit à
foi-même : « Le ciel qui le punit eft rigoureux, mais
» il eft jufte » ; 6c la pitié qu’on en reffent n’eft point
mêlée d’indignation. S i, au contraire, une paffion
foible fait commettre un crime atroce, cela fuppofe
un homme méchant : fi une faute légère eft punie
par un malheur affreux, cela fuppofe des dieux in-
juftes : fi un malheur léger eft la peine d’un crime
horrible, c’eft une forte d’impunité dont l’exemple
eft pernicieux. Le moyen de tout concilier, eft donc
de commencer par donner à la paffion le plus haut
dégré de chaleur 6c de force, 6c puis de la faire agir
dans fon accès, fans que la réflexion ait le tems de
la rallentir & de la modérer. La fcélérateffe du crime
d’Atrée vient, non pas de ce qu’il eft atroce , mais
de ce qu’il eft médité. Oferois-je le dire? Il y avoit
un moyen de rendre Médée intéreffante après fon
crime : c’étoit de rendre Jafon perfide avec audace ;
de révolter le coeur de Médée par l’indignité de fes
adieux ; de faifir ce moment de dépit, de rage , de
défefpoir , pour lui préfenter fes enfans; de les lui
faire poignarder foudain ; de glacer tout-à-coup fés
tranfports ; de faire fuccéder à l’inftant la mere fen-
fible à l’amante indignée, & de la ramener fur le
théâtre éperdue, égarée, hors d’elle-même, détef-
tant la vie 6c fe donnant la mort. Le tableau où l ’on
a peint les enfans de Médée lui tendant leurs mains
innocentes, & la careffant avec un doux fouriré ,
tandis que le poignard à la main , elle balance à les
égorger; ce tableau , dis-je , eft plus touchant, plus
terrible , plus fécond en mouvemens pathétiques ,
6c plus théâtral que celui que je viens de propofer ;
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mais j’ai voulu faire voir par cet exemple , qu’il
n’eft prefquç rien que l’on ne pardonne à la violence
de la paffion. Toutefois , pour qu’elle foit digne
de pitié dans ces mouvemens qui la rendent atroce,
il faut la peindre avec ce trouble , cet égarement,
ce défordre des fens & de la raifon , où Pâme ne fe
, confulte plus, ne fe poffede plus elle-même.
Les pallions les plus intéreffantes font par là-
même les plus dangereufes : ainfi la terreur & la
pitié naiffent d’une même fource. La haine eft trille
& pénible, elle nous pefe 6c nous importune. L’envie
fuppofe de la baffefle dans l’ame 6c porte fon
fupplice avec elle. L’ambition a de la noblefiè;
mais comme l’orgueil, l’audace, la réfolution , la
fermeté qu’elle exige , ne font pas des qualités
touchantes, elle intéreffe foiblement. La vengeance,
la colere , le reffentiment des injures font plus dans
la nature des hommes nés fenfibles , 6c difpofés
à la vertu par la bonté de leur cara&ere : cette
fenfibilité, -cette bonté même , font quelquefois
le principe & l’aliment de ces pallions. C’eft ce
qu’Homere a merveilleufement exprimé dans la
colere d’Achille.
En général le même attrait qui fait le danger
de la paffion, fait l’intérêt du malheur qu’elle caule ;
& plus il eft doux 6c naturel de s’y livrer, plus
celui qui s’eft perdu en s’y livrant eft à plaindre,
& fon exemple à redouter. Des crimes & des
malheurs dont la bonté d’ame,~ dont la vertu même
ne défend pas, doivent faire trembler l’homme
vertueux, & à plus forte raifon l’homme foible.
On méprife, on détefte les pallions qui prennent
leur fource. dans un caraôere vil ou méchant, 6c
cette averfion naturelle en eft le préfervatif. Mais
celles qu’animent les fentimens les plus chers à
l’humanité nous intéreffent par leurs caufes, 6c
leurs excès même trouvent grâce à nos yeux.
Vpilà celles , dont il eft befoin que . les exemples
nous garantiffent ; 6c rien n’eft plus propre que ces
exemples à réunir les deux fins de la tragédie , le
plaifir qui naît de la pitié , 6c la prudence qui naît
de la crainte.
D ’où il s’enfuit qu’après les fentimens de la nature,
que je ne mets pas au nombre des paffions funeftes,
quoiqu’ils puiffent avoir leur danger & leur excès
comme dans Hécube; la plus théâtrale de toutes
les paffions, la plus terrible 6c la plus touchante
par elle-même , c’eft l’amour : non pas l’amour
fad»& langoureux , non pas la froide galanterie;
mais l’amour en fureur, l’amour au défefpoir,
qui s’irrite contre les obftacles, fe révolte contre
la vertu même, on ne lui cede qu’en frémiffanr.
C ’eft dans fes emportemens, fes tranfports, c’eft
au moment qu’il rompt les liens de la patrie &
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de la natur.e, au moment qu’il veut feeouer Me
frein de la honte ou le joug du devoir, c’eft alors
qu’il eft vraiment tragique. Mais c’eft alors, dit-on ,
qu’il dégrade & déshonore Tes héros: Il fait bien
plus , il dénature • l’homme , comme toutes les
paffions furreufes; 6c il n’en eft que plus dî®ne
d’être peint avec fes crimes & fes attraits. 11 femble
que le bannir du théâtre ce foit le bannir de la
nature. Mais s’il n’étoit plus fur la feene, en feroit-il
moins dans le coeur ? « Le théâtre, dit-on, le rend
» intérefiant , 6c par là même contagieux ». Le
théâtre, puis-je dire à mon tour, le peint redoutable
& funefte; il-enfeigne donc à le fuir. Mais avec
des réponfçs vagues on élude tout, 6c l’on n’éclaircit
rien. Allons au fait. Il eft bon qu’il y ait des
epoux, 6c il eft bon que ces époux s’aiment. Or
ce fentiment naturel, cette union j cette harmonie
de deux âmes, où fe cache l’attrait du plaifir, ce
n’eft pas l’amitié, c’eft l’amour. Il eft facile de
m’entendre. Cet amour chafte 6c légitime eft un
bien ; iï^ remplit les vues de la nature, il fuppofe
la bonté du coe rr, la fenfibilité, la tendreffe; car
les méchans ne s’aiment pas. L’amour eft donc
intereffanr dans fa caufe 6c dans fon principe.
« Mais cet amour, fi pur & fi doux , devient
» fouvent furieux 6c coupable ». Oui fans doute,
6c c eft-là ce qui le rend digne d’eflroi dans fes
effets, comme il eft digne de pitié dans fa caufe.
S’il y a quelque paffion en même temps plus fédui*
fante 6c plus funefte que celle de l’amour, elle
mérite la préférence ; mais fi l’amour eft celle des
paffions qui reunit le plus de charmes 6c de dangers ,
c’eft de toutes les paffions celle dont la peinture eft
en même temps la plus tragique 6c la plus morale.
Les moeurs de l’épopée, je l’ai déjà dit font les
memes que celles.de la tragédie, aux différences
près qu’exigent l’étendue 6c la durée de l’adion.
L’épopée demande que le paffage d’un état de
fortune à l’autre , pu fi l’on veut de la caufe à
1 effet, foit progreffif 6c affez lent pour donner aux
incidens le temps de fe développer. Les paffions
qu’elle emploie ne doivent donc pas être des
mouvemens rapides 6c paffagers, mais des fentimens
vifs 6c durables, comme le reffentiment des injures,
jÇamour, l’ambition, le defir de la gloire, l’amour
de la patrie j &c. De là vient que le Boflii croit
devoir préférer pour l’épopée des moeurs habituelles
à des moeurs paffionnëes ; mais il fe trompe,
6c la preuve en eft dans l’avantage du poëme
pathétique fur le poëme qui n’eft que moral. Les
habitudes font fortes, mais elles font prefque toutes
froides, fi la paffion ne s’y mêle, 6c ne les fauve
de la langueur.
« La beauté de l’aftion tragique confifte, dit le
» Taffe, dans une révolutionfoudaine&inattendue,
» & dans la grandeur des événemens qui excitent
» la terreur 6c la pitié. La beauté de l’aftion épique
» eft fondée fur la haute vertu militaire , lur la
» magnanime réfolution de mourir pour fon pays,
» &c. La tragédie admet des perfonnages qui ne
»■ font ni bons ni méchans, mais d’une qualité mixte.
» Le poëme épique demande des vertus éminentes ,
» comme la piété dans Enée, la valeur dans Achille,
» la prudence dans Ulyffe ; & fi quelquefois la
» tragédie & l’épopée prennent le même fujet, elles
» le confiderentdiverfement. Dans Hercule, Théfée,
» &c. L’épopée confidere la valeur 6c la grandeur
» d’ame ; la tragédie les regarde comme tombés
» dans le malheur par -quelque faute involon-
» taire ».
Cette diftinûion n’eft fondée ni en exemple, ni
en raifon ; 6c Gravina me femble avoir mieux vu
que le Taffe , lorfqu’il demande pour l ’épopée,
comme po.ur la tragédie, des caractères mêlés de
vices & de vertus. « Homere, dit-il, voulant peindre
» des moeurs véritables & des paffions naturelles
» aux hommes, ne repréfenta jamais ceux-ci comme
» parfaits ; il ne leur fuppofé pas même toujours
»un car-aôere égal & fans quelque variation.
» Quiconque peint autrement que lui a un pinceau
» fans vérité & qui ne peut faire illufion ».
« Les hommes, ajoute-t-il, foit bons, foit mau-
»vais , ne font pas toujours occupés de malice
» ou de bonté. Le coeur humain flotte dans le
» tourbillon de fes defirs 6c de fes affeétions, comme
» un vaiffeau battu dé la tempête ; jufques-là qu’on
» voit dans le même perfonnage la baffefle d’ame
» fuccéder à la magnanimité, la cruauté faire place
» à la compaffion, 6c celle-ci céder à fon tour à
» la rigueur. Dans certaines occafions le vieillard
» agit en jeune homme , & le jeune homme en
»vieillard. L’homme jufte ne'réfifte pas toujours
» à la puiffance de l’or ; 6c l’ambition porte quel-
» quefois le tyran à un a&e de juftice ».
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