Toutefois n’allons pas jufqu’à prétendre que la poe-
fie de fty le, qui fait le mérite effentiél du poëte
didactique , l’éleve feule au rang des poèmes 011 !
l'invention domine. U y a plus de génie dans l’épi- :
fode d’Orphée que dans tout le refte du poëme des
géorgiques ; plus de génie dans une fcene de Britan-
nicus , du Mifantrope , ou de Rodogune , que dans
tout l’art poétique de Boileau.
Les divers fens qu’on attache au mot d'invention
font quelquefois li oppofés, que ce qui mérite à
peine le nom de poème aux yeux de l’un , eft un
poeme par excellence au gré de l’autre. D ’un cote
l’on refufe à la comédie le génie poétique , parce
qu’elle imite des chofes familières, & qui fe paflent
ali milieu de nous. De l’autre, on lui attribue la
gloire d’être plus-inventive que l’Epopée elle-même.
Tantum abejî ut comediapoèma non Jît, utpenè omnium
& primurn & verurn exifiimem. In eo enim ficta omnia
& materia quajita tota (Seal.). Airali chacun donne
dans l’excès. Je fuis bien perfuadé qu’il n’y a pas
moins de mérite à former dans fa penfée les caractères
du Mifantrope & du Tartuffe , qu’à imaginer
ceux d’Ulyffe , d’Achille & de Neftor ; mais pour
cela Moliere eft-il plus vraiment poëte qu’Ho-
mere ?
Que le fujet foit pris dans l’ordre des faits ou des
poffibles , près de nous ou loin de nous , cela eft
égal quant à l'invention; mais ce qui ne l’eft pas, c’eft
que le fonds en foit heureux & riche : de-là dépend
la facilité , l’agrément du tra vail, le courage &
l ’émulation du poëte , & fouvent le fuccès du
poëme.
Il eft poffible que l’hiftoire , la fable , la fociété
vous préfentent un tableau difpofé à fouhait ; mais
les exemples en font bien rares. Le fujet le plus
favorable eft toujours foible & défeftueux par quel-
qu’endroit. Il ne faut pas fe laiffer décourager aifé-
ment par la difficulté de fuppléer à ce qui lui manque
; mais auffi ne faut-il pas fe livrer avec trop de
'confiance à la féduétion d’un côté brillant.
Un poëme eft une machine dans laquelle tout
doit être combiné pour produire un mouvement
commun. Le morceau le mieux travaillé n’a de valeur
qu’autant qu’il eft une piece effentielle de la
machine, & qu’il y remplit exactement fa place &
fa deftination. Ce n’eft donc jamais la beauté de telle
ou telle partie qui doit déterminer le choix du fujet.
Dans l’épopée, dans la tragédie, le mouvement que
l’on veut produire , c’eft une aôion intéreffante , &
qui dans fon cours répande l’illufion , l’inquiétude ,
la furprife , la terreur & la pitié. Les premiers mobiles
de l’action chez les Grecs , ce font communément
les dieux & lesdeftins ; chez nous, les paffions
humaines ; les roues de la machine, ce font les ca-
rafteres ; l’intrigue en eft l’enchaînement ; & l’effet
qui réfulte de leur jeu combiné, c’eft l’illufion , le
pathétique , le plaifir & l’utilité. On dira la même
chofe de la comédie, en mettant le ridicule à la place
du pathétique : ainfi de tous les genres de poéfie,
relativement à leur cara&ere, & à la fin qu’ils fe pro-
pofent. On n’a donc pas inventé un fujet lorfqu’on a
trouvé quelques pièces de cette machine, mais lorfqu’on
a le fyftême complet de fa compofition & de
les mouvemens.
Il faut avoir éprouvé foi-même les difficultés de
cette première difpofition pour fentir combien frivoles
& puérilement importunes font ces réglés
dont on étourdit les poètes, d’inventer la fable avant
les perfonnages, & de généralifer d’abord fon aélion
avant d’y attacher les circonftances particulières des
tems, des lieux & des perfonnes. Peut-on vouloir
réduire en méthode la marche de l’imagination , &
la rencontre accidentelle &: fortuite des idées ? Il eft
certain que s’il le préfente aux yeux du poëte uèè
fable anonyme qui foit intéreffante , il cherchera
dans l’hiftoire une place qui lui convienne, & des
noms auxquels l’adapter ; mais falloit-il abandonner
le fujet de Cinna, de Brutus , de la mort de Céfar,
parce qu’il n’y avoit à changer ni lès noms , ni l’époque
, ni le lieu de la fcene ? Il eft tout fimple que les
fujets comiques fe préfentent fans aucune circon-
ftance particulière de lieu , de tems Sc de perfonnes
; mais combien de fujets héroïques ne viennent
dans l’efprit du poëte qu’à la leélure de l’hiftoire ?
Faut-il , pour les rendre dignes de la Poéfie, les dépouiller
des circonftances dont on les trouve revêtus
? Je veux croire, avec LebofTu, qu’Homere,
comme Lafontaine, commença par.inventer la moralité
de fes poèmes, & puis l’aftion & puis les per*-
fonnages. Mais fuppofons que de fon tems on fût
par tradition qu’au fiege de Troie les héros de la
Grece s’étoient difputé une efclave , qu’un fujet fi
vain les avoit divifés, que l’armée en avoit fouffert,
& que leur réconciliation avoit feule empêché leur
ruine ; fuppofons qu’Homere fe fut dit à lui-même :
Voilà comme les peuples font punis des folies des rois :
il faut faire de cet exemple une leçon qui les étonne. S,i
c’étoit ainfi que lui fût venu le deffein de l’Iliade,
Homère en feroit-il moins poëte , l’Iliade en feroit-
elle moins un poëme , parce que le fujet n’àuroit
pas été conçu par abftraftion & dénué de fes circonftances
? En vérité les arts de génie ont affez de
difficultés réelles, fans qu’on leur en faffe de chimériques.
Il faut prendre un fujet comme il fe préfente
, & ne regarder qu’à l’effet qu’il eft capable de
produire. Intéreffer, plaire, inftruire, voilà le comble
de l’art ; & rien de tout cela n’exige que le fujet
foit inventé de telle ou de telle façon.
Il y a pour le poëte, comme pour le peintre, des
modèles qui ne varient point. Pour fe les retracer
fidèlement, il faut une imagination vive & rien de
plus : pour les peindre, il fuffit de favoir manier la
langue, qui eft à-la-fois le pinceau & la palette de la
poéfie. Mais il y a des détails d’une nature mobile Sc
changeante , dont le modèle ne tient pas : l’artifte
alors eft obligé de peindre d’après le miroir de la
penfée, & c’eft-là qu’il eft difficile de donner à l’imitation
cet air de vérité qui nous féduit & qui nous
enchante. Auffi la Peinture & la Sculpture préferent-
elles la nature en repos à la nature en mouvement,
& cependant elles n’ont jamais qu’un moment à faifir
& à rendre-; au lieu que la Poéfie doit pouvoir fuivre
la nature dans fes progrès les plus infenfibles, dans
fes mouvemens les plus rapides, dans fes détours les
plus fecrets. Virgile & Racine avoient fupérieure-
ment ce génie inventeur des détails : Homere & Corneille
poffédoient au plus haut degré le génie inven-
[ teur de l’enfemble. Mai/un don plus rare que celui
! de l’invention, c’eft celui du choix. La nature eft préfente
à tous les hommes , & prefque la même à tous
les yeux. Voir n’eft rien ; difeerner eft tout : & l’avantage
de l’homme fupérieur fur l’homme médiocre ,
eft de mieux faifir ce qui lui convient.
L’auteur du poëme fur l’art de peindre a fait voir
que la belle nature n’eft pas la même dans un Faune
que dans un Apollon , & dans une Vénus que dans
une Diane. En effet, l’idée du beau individuel dans
les arts varie fans ceffe, par la raifon qu’elle n’eft
point abfolue , & que tout ce qui dépend des relations
doit changer comme elles. Qu’on demande à
ceux qui ont voulu généralifer l’idée de la belle nature
quels font les traits qui conviennent à un bel
arbre ? pourquôi le peintre tk le poëte préfèrent le
vieux chêne brifé par les vents, brûlé, mutilé par la
foudre, au jeune orme dont les rameaux forment
un fi riant ombrage ? pourquoi l ’arbre déraciné qui
couvre la terre de fes débris
Spargtndo a terra le fue fpoglie ecelfê
Monftrando al fo l la fua fquallida Jlerpe,
( Dante. )
pourquoi cet arbre eft plus précieux au peintre Sc
au poète que l’arbre q u i, dans fa vigueur, fait l’ornement
des bords qui l’ont vu naître ? M. Racine le
fils diftingue dans l ’imitation deux fortes de v rai, le
fimple & l’idéal. « L’un, dit-il, imite la nature telle
» qu’elle eft , l’autre l’embellit ». Gela eft clair ;
mais il y ajoute un vrai compofé, ce qui n’eft plus
fi facile à entendre ; car chacun des traits répandus
dans la nature étant le vrai fimple, & leur affem-
blage étant le vrai idéal, quel fera le vrai compofé'
fi ce n’eft le vrai idéal lui-même ? Un mendiant fe
préfente à la porte d’Eumée , voilà le vrai fimple ;
ce mendiant eft U lyffe, voilà le vrai idéal ou compofé
: ces deux termes font fynonymes.
« Le vrai idéal raffemble des beautés que la nature
% a difperfées ». Je le veux bien. Maintenant à quel
figne les reconnoître ? Oîi eft le beau ? Oit n’eft-il
pas ? Voilà le noeud qu’il falloit dénouer. ( Voye{
B e a u , Suppl.)
L ’idée de grandeur & de merveilleux que M. Racine
attache au vrai id éal, & la néceffité dont il eft,
dit-il, dans les fujets les plus fimples ne nous éclaire
pas davantage. Il pofe en principe , que le poëte doit
parler à l’ame & l’enlever ; & il en conclut qu’on ne
doit pas employer le langage de la Poéfie à dire des
chofes communes.
II y a des chofes qu’on eft las de v o ir , & dont
l’imitation eft ufée : voilà celles qu’il eft bon d’éviter.
Mais il .y a des chofes communes fur Iefquelles nois
efprits n’ont jamais fait que voltiger fans réflexion,
& dont Je tableau fimple & naïf peut plaire, toucher,
émouvoir. Le poëte qui a fuies tirèr de la
fou le, les placer avec avantage, & les peindre avec
agrément , nous fait donc un plaifir nouveau ; &
pour nous caufer une douce furprife , ce vrai n’a
befoin d’aucun mélange de grandeur ni de merveilleux.
Dans le fait, fi M. Racine le fils exclut de la
poéfie les chofes.communes & Amplement décrites,
qu’eft-ce donc à fon avis que les détails qui nous
charment dans les Géorgiques de Virgile ? Lorfqu’un
des bergers de Théocrite ôte une épine du pied de
fon compagnon, & lui confeillede ne plus aller nuds
pieds, ce.tableau ne nous fait aucun plaifir, je l’avoue
; mais eft-ce à câufe de fa fimplicité ? non :
c’eft qu’il ne réveille en nous aucune idée, aucun
fentiment qui nous plaife. L’Idile de Gefner , oîi un
berger trouve fon pere endormi, n’a rien que de
très-fimple; cependant elle nous plaît, parce qu’elle
nous attendrit. Ce n’eft point une nature prife de
loin, c’eft la piété d’un fils pour un pere, & heureu-
fement rien n’eft plus commun. Lorfqu’un des bergers
de Virgile dit à fon troupeau :
Ite, mece, fatlix quondam pecus , ite capellce :
a Non ego vos poflhac, viridi projeclus in antro ,
JDurnofâ pendere procul de rupe videbo.
Ces v e r s , le plus parfait modèle du ftyle paftoral,
nous font un plaifir fenfible , & cependant oii en eft
le merveilleux? c’eft le naturel le plus pur; mais ce
naturel eft intéreffant, & la fimplicité même en fait
le charme.
Le vrai fimple n’a donc pas toujours befoin d’être
relevé, ennobli par des circonftances prifesçà & là.
Mais en le fuppofant, au moins faut-il favoir à quel
caraftere les diftingucr pour les recueillir; & cette
nature ideale eft un labyrinthe dont Socrate lui feul
nous a donné le fil. « Penfez-vous , difoit-il à Alci-
» biade , que ce qui eft bon ne foit pas beau? N’a-
Tpme III\
» Vez-vous pas remarqué que ces qualités fe confon-
» dent ? La vertu eft belle dans le même fens qu’eile
>» eft bonne.. . . La beauté des corps réfulte auffi de
» cette forme qui conftitue leur bonté y & dans
» toutes les circonftances de la vie le même objét'ëft
» conftamment regardé comme beau, lorfijti’il’eft
» tel que l’exige fa deftination & fon ufage » 'Voilà
précifément le point de réunion de la'bonté & de la
beaut© poétique , le parfait accord du moyen’ qilon
emploie avec la fin qu'on fe propofe. Or, les vues
dans Iefquelles opéré la poéfie ne font pas eelles de
la nature : la bonté, la beauté poétique n’eft donc
pas la beauté, la bonté naturelle. Ce qui même eft
beau pour un art peut ne l’être pas pour les autres!;
la beauté du peintre ou du ftatuaire peut être- où
n’etre pas celle'du poëte, & réciproquement, félon
1 effet qu’ils veulent produire. Enfin, ce qui fait
beaute dans un poëme, ou dans tel endroit d’iin
•poëme,. devient un défaut même en poéfie , dès
qu on le déplacé & qu’on l ’emploie mal-à-propos.
Il ne fuffit donc pas, il n’eft pas même béfoin
qu une chofe foit belle dans la nature, pour qu’elle
foit belle en poéfie ; il faut qu’elle foit telle que
l ’exige l’effet qu’on veut opérer. La nature, foit dans
le phyfique, foit dans le moral, eft pour le poète
comme la palette du peintre, fur laquelle il n’y a
point de laides couleurs. Le rapport des objets avec
nous-mêmes, voilà le principe dé la poéfie : l'intention
du poète, voilà fa réglé, & l’abrégé de toutes
les réglés.
« Il n’eft pas bien mal-aifé, me dira-t-on, de fa-
» voir l’effet qu’on veut opérer ; mais le difficile eft
» d’en inventer, d’en faifir les moyens ». Je l’avoue :
auffi le talent né fe donne-t-il pas. Démêler dans la
nature les traits dignes d’être imités, prévoir l’effet
qu ils doivent produire , c’eft le frujt d’une longue
étude ; les recueillir, les-avoir préferfc , c’eft le don
d’une imagination vive ; les choifir, les placer à propos,
c’eft l’avantage d’une raifon faine & d’un fentiment
délicat. Je parle ici de l’art & non pas du génie:
o r , toute la théorie-de l’art fe réduit à favoir quel
eft le but oîi l’on veut atteindre, & quelle eft dans
la nature la route qui nous y conduit. Avec le moins
obtenir le plus, c’eft le principe des beaux-arts
comme celui des arts méchaniques.
L’intention immédiate du poëte eft d’intéreffer en
imitant: o r ,, il y a deux fortes d’intérêt, celui de
l’art & celui de la chofe, & l’un & l’autre fe rédui-
fent à l’intérêt perfonnel. Voye^ ci-devant In t é r ê t ,
Suppl. ( M. Ma rm o n t e l . )
§ INVERNESS, ou In n e r n e s s , Nefium, ( Géogr.)
ville d’Ecoffe,avec un havre & un château fur une colline
, oii les rois d’Ecoffe ont fait autrefois leur réfi-
dence. Cromwely fit bâtir une citadelle pour tenir en
bride les Ecoffois feptentrionaux. C ’eft près de cette
ville qu’eft le château de Culloden, fameux par la
.bataille donnée entre le roi d’Angleterre & le prince
Edouard, prétendant à ce royaume, le 16 avril 1746.
Ce dernier, après des prodiges de valeur, fut obligé
de céder au nombre, &c expofé aux plus grands dangers.
Après avoir pafle la Nejff il entra dans d’affreux
déferts, fans provifions , toujours fur le point d’être
pris par les ennemis. Il fe fauva enfin , déguifé en
fille , dans le Lochabir, oix il évita, comme par miracle
, d’être découvert par des efpions qui le virent
fans le connoître. Il profita de deux vaiffeaux Ma-
louins équippés par le roi de France à fes dépens,
pour favorifer fa fuite , & arriva le 29 feptembre à
Rofcot, près de Saint-Malo, accompagné de plu-
fieurs compagnons de fa fortune. Nie. de la Croix ,
tome II. pag. x8. ( C. )
INVERSE , (MufiqVoyez R e n v e r s é , ( Mufiq.)
Suppl. ( F. D, C.)
M M m m ij