Tendu vifible aux yeux,peut ne pas êtré puérile & mèf-
quiniwt lafcene: les peintres 6c les ftatuaires n’ont
fait des divinités d’Homere que de beaux hommes ,
& de-belles femmes; 6c peut-être feroit-il contraire
au bon fens d’être plus difficile fur le merveilleux
théâtral.
« Sera-il aifé de trouver des aâeurs pourles rôles
» du genre merveilleux » ?
Non, fans doute, les a&eurs accomplis font rares
dans tous les genres; mais il eft encore plus rare dé
trouver un afteur qui ait Pâme d’Agamemnon ou
d’Orofmane, une a&rice qui ait Partie de Clytem-
neftre ou d’Hermione, que d’en trouver qui aient
la figure que les fculpteurs ont donnée à Vénus, à
' Jupiter 6c à Cybele; Nous avons vu nous-mêmes
un atteur qui dans les rôles fabuleux d'Hercule & de
Pluton faifoit la même illufiôn qu’il aurOit faite dans'
le rôle d’Augufte. Pourquoi cela? parce que nos
yeux étoient accoutumés à voir en peinture 6c en
lculpture, des Hercules & des Plutons faits comme
lui. Au furplus, la difficulté de remplir dignement
le projet d’un fpeâacle ne prouve que le foin qu’on
y doit apporter. II y a quelque chofe de plus ridicule
que de voir un homme ordinaire jouer le rôle
d’un dieu ; c’eft de voir un grand enfant, un homme
dénaturé jouer le rôle d’un héros; 6c les Italiens s’en
font accommodés; mais que l’aâeur italien ne foit
pas un homme complet, ou que Payeur françoîs ne
foit pas un homme accompli, cela ne conclut rien
ni contre la müfique de Pergolefe, ni contre la poéfie
de Quinault. L’illufion dépend des moyens qu’on
emploie : 6c lorfqu’on manque de moyens pour rendre
le merveilleux vifible, il refté encore celui de le
rendre agiffant, & de le dérober aux yeux: fi, par
exemple, on n’avoit point d’afteur d’une figure affez
impofante pour représenter, dans l’opéra de Caftor,
le perfonnage de Jupiter, il feroit facile de fuppofer
ce dieu environné de nuages , d’où fa voix fe feroit
entendre accompagnée par un bruit fourd, imitant
celui du tonnerre ; & ce feroit du merveilleux.
Mais reprend le critique : « Des dieux de tradi-
» tion pourroient-ils émouvoir un peuple & l’inté—
» reffer comme les objets de fon culte 6c de fa
» croyance»?
A cela je réponds : Il n’eft pas befoin de croire au
merveilleux, pour qu’il nous faffe illufiôn. Dans la
poéfie dramatique , comme dans Pépopée, l’illufion
n’eft jamais complette ; elle n’exige donc pas une
croyance férieufe, mais une adhéfion de l’efprit au
fyftême qui lui eft offert ; 6c on l’obtient, cette adhéfion
, à tous les fpe&acles du monde. Foyeç Merveilleux
& Illusion , Suppl.
« Que faudroit-il penfer du goût de ce peuple
» ( il s’agit dés François ) , s’il pouvoit fouffrir fur
» fes théâtres une Hercule en taffetas couleur de
» chair , un Apollon en bas blancs 6c en habit
» brodé » ?
Il faudroit penfer que ce peuple a donné quelque
chofe aux bienféances théâtrales ; que par égard pour
la décence il a permis que les dieux 6c les héros ne
fuffent pas nuds fur la feene ; qu’il veut bien les fuppofer
vêtus comme on l’étoit dans le pays & dans
le tems oii l’aétion s’eft paflée; & que fi ces convenances
ne font pas affez obfervées , c’eft une négligence
à laquelle il eft facile de remédier. Eft-ce
bien férieufement qu’on critique des bas blancs 6c
un habit brodé ? Eft-ce que l’idée du dieu ,de la lu-
■ miere manque d’analogie avec l’éclat de Por ? Et que
fait la couleur ou des bas, ou du brodequin ? Sup-
pofez même que dans cette partie on ait manqué de
goût, le génie de Quinault eft-il refponfable des
mal - adreffes" du tailleur de l’opéra ? Le genre de
Corneille 6c de Racine eft-il mauvais ou ridicule
parce que nous avons vu long-tems Augufte 6c
Agamemnon en longue perruque 6c en chapeau avec
un panache, Hermione 6c Camille avec de grands
paniers ?
Je me fouviens d’avoir entendu tourner en ridicule
les ciels de l’opéra, parce que c’étoient des lambeaux
de toile. Et les ciels de Claude Lorrain ne
font-ils pas des lambeaux de toile? Demandez que
les ciels foient peints à faire illufiôn; demandez de
même que les dieux 6c les héros foient vêtus avec
goût, felori leur caraéiere; mais ne jugez ni de Racine,
ni de Quinault, ni de Métaftaze par le^pégli-
gences accidentelles qui vous choquent fur leur
théâtre ; 6c ne nous donnez pas pour un défaut du
genre ce qui eft commun à tous les genres, 6c ce qui
leur eft étranger à tous.
Le critique me fait encore l’honneur de me demander:
« Si le bon goût & le bon fens permettroient
» de perfonnifier tous les êtres que l’imagination
» des poètes a enfantés, un génie aérien, un jeu ,
» un ris , un plaifir , une heure , une conftella-
» tion, &c ».
Pourquoi non, fi la poéfie leur a donné une exi-
ftence 6c une forme idéale, fi la peinture l’a fécondée
, 6c fi nos yeux, par elle, y font accoutumés ?
La fable 6c la féerie une fois reçues, tout le fyftême
en exifte dans notre imagination. Dès qu’Armide
paroît, on s’attend à Vdir des génies ; dès que Vénus
ou l’Amour s’annonce , oh feroit fur pris de
ne pas voir les grâces, les jeux, les plaifirs. Le
Guide a peint les heures entourrant le char de l’Aurore
; il en a fait un tableau divin. Pourquoi ce qui
nous charmé dans le tableau du Guide choqueroit-
il le bon fens 6c le goût fur le théâtre du merveilleux
?
Le critique févere dé l’opéra françoîs attaque
d’après fés principes, l’allégorie de la haine dans l’opéra
d’Armide. J’en aVois fait l’éloge, il en a fait
un détail burlefque-, & dit: « Voilà le tableau de
» Quinault ».
Une parodie n’eft pas une critique, comme une
injure n’eft pas une raifôn. Jamais allégorie, je le
répété, ne fut plus jufte ni plus ingénieufe. Elle eft
d’autant plus belle qu’en laiffant d’un côté à la vérité
fimple tout ce qu’elle a de pathétique, de l’autre
, elle le faifird’une idée abftraite qui nous feroit
échappée, 6c dont elle fait un tableau frappant. Je
• vais tâcher de me faire entendre. Armide aime Re-
nâuld 6c defire de le haïr ; ainfi dans l’âme d’Armide
l’amour eft en réalité , & la haine n’eft qu’en idée.
On ne parle point le langage d’une paffion que l’on
ne fent pas. Le poète ne pouvoit doue, au naturel,
exprimer vivement que l’amour d’Armide. Comment
s’y eft- il pris pour rendre fenfible, aftif &
théâtral le féntiment qu’Armide n’a pas dans le coeur ?
Il en a fait un perfonnage, & quel développement
eût jamais eu le relief de ce tableau, la chaleur 6c la
véhémence de ce dialogue ?
L a H a i n e .
Sors, fors dufein d’Armide, amour ± brife la chainei
A r m i d e .
Arrête, arrête, affreufe haine!
Eft - ce-là mettre l’allégorie à la place de la paffion?
Nullement. Je fuppofe qu’au lieu du tableau que je
viens de rappeller, on vît fur le théâtre Armide endormie
, 6c l'amour 6c la haine perfonnifiés fe députant
fon coeur; ce combat purement allégorique
feroit froid. Mais la fiélion de Quinault ne prend rien
fur la nature : la paffion qui poffede Armide eft exprimée
dans fa vérité toute fimple ; 6c le poète ne
fait que lui oppofer, au moyen de l’allégorie, la
paffion qu’Armide n’a pas. Plus on réfléchit fur
la
la beauté de cette fable, plus on y trouve de génie
& de goût.
A l’égard de la vraifemblance, la haine eft un perfonnage
réalifé par l’opinion dans le fyftême de la
mythologie, comme l’envie, la vengeance, le dé-
fefpoir , &c. Dans le fyftême de la féerie c’eft un
démon, c’eft l’ûn des elprits infernaux auxquels le
magicien commande. Le fyftême une fois reçu, ce
perfonnage a donc fa vraifemblance, comme celui
d’Armide & comme celui de Pluton.
Quant au parallèle que le critique a fait de cette
■ feene traveftie avec la feene de Phedre expirante,
quelle conséquence eh tirer ? Une feene moins pathétique
que la mort de Phedre ne peut-elle pas être
belle encore? l’opéra pour être un fpeftacle enchanteur
a - 1 - il befoin d’être auffi terrible, auffi touchant
que la tragédie? Et en général une chofe eft-elle ridicule
6c mauvaife par la feulé raifon que l’on peut
faire mieux? Voyons fi le cenfeur n’a rien de plus
fort à nous oppofer.
« Le merveilleux rifible ainfi repréfenté, n’auroit-
» il pas banni tout intérêt de la feene lyrique ? Un
» dieu peut étonner, il peut paroître grand & redou-
» table ; mais peut-il intéreffer ? Comment s’y pren-
» dra-t-il pour me toucher» ?
La réponfe eft facilerll ne vous touchera point;mais
les malheifrs dont il fera la caufe vous toucheront,
& c eft affez. Le critique fe feroit — il mépris au point
de confondre la caufe ou l’agent de l’aâion avec le
fujet qu’elle affeéte ? & lorfqu’lfis eft pourfuivie par
la colere de Junon, penfert-il que ce foit Junon
qu’on veuille rendre intéreffanre ? Affurément il n’a
pu le croire; qu’eft-ce donc qu’il a voulu dire?
Dans la tragédie de Phedre, eft-ce Vénus qui nous
touche? Eft-ce Apollon ouïes Euménides dans la
tragédie d’Orefte ? Eft-ce Diane dans l’Iphigénie en
Auîicle? Seroit-ce Jupiter qui nous toucheroit dans
l ’opéra de Didon ? Avons- nous befoin de nous intéreffer
à Cybelle pour être émus 6c attendris fur lé
malheur d’Atys? Ce feroit fans doute une grande
bévue, que de vouloir faire d’un perfonnage merveilleux
l’objet de l’intêret théâtral ; il n’en doit être
que le mobile, & ce mot tranche la difficulté. Le
critique enfin l’a fenti ; mais voici comme il fe retranche.
• « Suppofez que la colere d’un dieu ou-fa bien-
» veillance influe fur le fort d’un héros, quelle part
» pourrois-je prendre à une a&ion où rien ne fe
» paffe en conféquence de la nature & de la nécef-
» fité des chofes » ?
tïi_VjOUS ne* Prenez ^onc aucune part au malheur de
Phedre brûlant d’un amour inceftueux & adultéré,
parce qu’on le dit allumé par la colere de Vénus ?
Aucune part au malheur d’Orefte, parce qu’un ordre
exprès des dieux l’a condamné au parricide ? Aucune
part a la fuite d’Enée & au défefpoir de Didon, parce
que telle a été la volonté de Jupiter ?
Je vous demande à mon tour fi ce ne fbnt-là que
des jeux propres à émouvoir des enfans'? Tout ce que
vous direz d’un opéra je le dirai de ces tragédies;
& il fera egalement faux que le merveilleux ÿ foit
incompatible avec l’unité d’adion & qu’il en faffe
une fuite d’incidens fans noeud, fans liaifon , fans
ordre 6* fans mefure. Et qu’importe que le reffort,
le mobile de l’adion foit naturel ou merveilleux ?
fouvenez-vous qu’il eft merveilleux dans prefque
toutes les tragfclies grecques ; & l’adion n’en eft pas
moins une, moins régulière , ni moins complette;
elle n en eft même que plus fimple & plus étroitement
rédiiite à l’unité.
r ‘ki cr*t*clue Pourfuit , & il nous prend par notre
fmble : « Comment le ftyfe mufical fe feroit-il formé, .
» dit-il, dans-un pays où l’on ne fait chanter que
Tome ///,
L Y R m
■ », des‘êtres de fantaifie, dont Jes accens n’ont nul
» modèle dans la nature »?
Il me permettra de regarder ceci comme un fo-
phifme ; & en effet le ftyle mufical aura été en France’
tout ce;q.u’il lui plaira ; mais le merveilleux n’y fait
rien, foit parce que les dieux 6c les perfonnages
allégoriques notant que des hommes fur la feene,
rien n empêche qu’on ne les faffe parler & chanter
comme des hommes ; foit parce qu’il eft abfolument
taux^qu on ne faffe chanter dans l’opéra françoîs que
. * des êtres de fantaifie, puifque Roland, Théfée, Atis,
Armide, A m a d i s font des hommes comme Régulas
6cXaton ; foit enfin parce que les accens des êtres
meme fantaftiques ou allégoriques comme l’amour,
la haine, la vengeance, ont pour modèles dans la nature
les accens dés mêmes paffions.
En fuppofant donc à la mufique françoife tous les
defauts que le critique lui attribue, il fera vrai que
le fyftême du merveilleux fe trouve affocié avec une
mauvaife mufique, mais non pas que cette mufique
foit un vice adhérent au fyftême du merveilleux.
Mais , « l’hypothefe. d’un fpe&acle où les per-
» fonnages parlent quoiqu’en chantant , n’eft-élle
» pas beaucoup trop voifine de notre nature, pour
» être employée dans un drame dont les atteurs font
» des dieux » ?
,t Q f un antre nous fît c e t t e o b j e c t i o n , voici comme
1Y répondrois : « Le poème lyrique ne .repréfente pas des
etres d une organifation différente de la nôtre, mais feu-
lement d une organifation plus,parfaite. O r , les dieux
6c les héros fabuleux, tels que les poètes & les peintres
nous ont accoutumés à les concevoir, ne font
autre chofe que des hommes perfectionnés; la langue
muficale eft donc comme leur langue naturelle ; 6c
voilà ce qui donne à l’opéra françois une vérité relative
que l ’opéra italien n’aura jamais : car l’imagination
déjà exaltée par le merveilleux de la fable ou de la'
; tnagie, attribue aifément un accent fabuleux ou magique
aux perfonnages de l’un ou de l’autre fyftême;
au lieu' que fi l’aétion théâtrale ne me préfente que
la vérité hiftorique, 6c que des hommes tels que
j’en vois 6c que j’en entends tous les jours, c’eft alors
que j’ai de la peine à me perfuader qu’ils parloient
en chantant. La conféquence me paroît jufte ; or le
printipe d’où je l’ai tirée, le critique doit le recon-'
noître, c’eft lui-même, qui me l’a donne, 6c je le
prends par fes paroles.
Il peut me dire qu’on s’accoutume à tout, & même'
à entendre un héros avec une voix efféminée, froidement
immobile fur le bord d’un théâtre, dans la
fituation la plus violente , fredonner un air de bravoure
& faire affaut de jufteffe 6c de légéreté avec
les violons ; mais il doit convenir du moins , qu’eu
égard à la vraifemblance, l’hypothefe du merveilleux
s’accommode mille fois mieux du langage mufical
que la vérité hiftorique ;ôc c’eft un point fur
lequel il me femble que tout le monde eft affez d’accord.
- L’Italie avoit d’abord adopté pour l’opéra le
» genre du merveilleux ». Le critique prétend que
c ’etoit la barbarie du goût qui l’avoit introduit. « D ès
» qu’on a voulu chanter fur la feene, ajoute-t-il on
» a fenti qu’il n’y avoit que la tragédie 6c la comé-
» die qui puffent être mifes en mufique ».
La vérité fimple eft que les premiers effais du
fpe&acle lyrique, en Italie, furent faits aux dépens
des ducs de’ Florence, de Mantoue 6c de Ferrare-
qiïe leur magnificence n’y épargna rien ; qu’alors le
merveilleux, qui exige de grands frais, put paroître
fur leur théâtre; & que dans la fuiteles villes d’Italie
obligées de faire elles-mêmes les dépenfes de leur -
fpeâacle, allèrent à l’épargne, 6c donnèrent, par
économie -, la préférence à la tragédie dénuée de
merveilleux.
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