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tête difforme ? & vous n’entreprenez pas de m’expliquer
pourquoi je me plais à confidérer un fleuve qui
coule dans une vallée ornée de prairies émaillées, 6c
de coteaux ombragés.....Jetais que les plaifirsdes
hommes font variés&mixtescommeleurspaffions; je
fais que les ouvrages de l’art me font fouvent plus
d’impreflion que ceux de la nature, parce qu’ils me
donnent une haute idée de mes propres facultés, ou
de celles de mon efpece, 6c qu’ils m’offrent encore
avec le plaifir de juger, de comparer, la fatisfa&ion
intérieure de connoître plus qu’un autre, de fentir
mieux qu’unautre. Mais antérieurement à toutes ces
impreflions feeondaires 6c fubordonnées, j’avois, je
partageois avec mes femblables la première impref-
fion que la beauté fait fur nos fens. L’artifte admire
dans un tableau l’ordonnance & la diflribution, l’entente
6c le paflage des couleurs ; il examine, il apprécie
; mais à côté de lui eft u n ignorant qui dit aufîi : Voilà
qui ejl beau ; & ce jugement renferme tous les autres.
Nul doute que tous les hommes ne foient nés avec
le defir de fe procurer des fenfations agréables: leur
induftrie eft donc conftammentemployée à les multiplier
; c’eft l’occupation habituelle de l’artifte 6c même
de l’artifan. Tandis qu’un peintre travaille à décorer
un plafond ou une coupole, le menuilier, le tapiflier ,
chargésd’arrangerl’appartementle plus limple, cherchent
encore à lui donner une forme élégante ; l’afforti-
ment descouleurs dans un meuble, dans un lambris,
n’eft pasfujetàdesloixmoins rigoureufes que la per-
fpeclive 6c le clair - obfeur. Rien de fi fimple, de fi
grolfier en apparence qui ne puifle produire uft effet
plus "011 moins agréable. Un banc, un fauteuil attirent
ou repouffent les regards fuivant la forme qu’on leur
a donnée, 6c cela indépendamment de toute idée de
convenance ou d’utilité. O r , fi l’on peut, à force de
tâtonnemens&d’eflais multipliés, parvenir à donner
à un vafe, à une armoire, à une. voiture, une forme
qui plaife généralement, ne pourroit-on pas trouver
également quel eft, dans les traits d’un homme
ou d’une femme, le rapport de proportion le plus
propre à charmer les regards? D ’un autre côté fi les
rapports qu’ont entr’elles les différentes parties qui
compofent unfeul individu, ne font pas moins varies
que ceux qui exiftent entre les différens fons de la
mufique, 6c qui produifent tant d’effets oppofés,
pourquoi donc l’art du peintre 6c du feupteur ne fe-
roit-ilpa sun art de création autant que d’imitation
? Pourquoi ne pourroit-on pas trouver la beauté,
comme on trouve le motif d’une fonate ou d’un menuet
?
Abandonnons u» moment les fpéculations méta-
phyfiques 6c fuivons l’homme dans les progrès de fon
induftrie. Il coupe les arbres d’une forêt 6c fe con-
ftruit une cabane qu’il s’efforce de rendre la plus fo-
lide qu’il eft poffible. S’il a fixé des troncs d’arbres
dans la terre pour foutenir l’édifice ; s’il en a fçu
équarrir d’autres 6c s’il les a pofés tranfverfalement
fur les premiers pour porter le toit ; s’il a compofé
ce toit de deux plans inclinés pour donner de l’écoulement
aux eaux du ciel, cette cabane vue par le
petit côté offrira l’afpeft d’une efpece de porche avec
iin fronton ; peut - être même la coupe des pièces de
bois qu’il aura employées, préfente.ra-t-elle quelque
légère efquiffe d’une architrave 6c d’une corniche.
Mais bientôt, ayant le loifir de confidérer fon ouvrag
e , il y cherchera autre chofe que l’utilité ; il fentira,
fans pouvoir s’en rendre raifon, que ces pilierségaux
dans toute leur longueur ont quelque chofe de
lourd & de mauffadejil verra que l’indinaifon des fo-
lives forme un angle trop obtus ou trop aigu; que les
rapports de diamètre qui exiftent entre les différentes
pièces qu’il a employées, n’offrent pas dans leurs jointures
& dans leurs féparations des proportions agréa--
blés: il fera dilparoître les points de contaft, 6c les
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indiquera par la fculpture dans les endroits oit ils
n’exifteront pas, 6c déformais ces piliers changés en
colonnes auront des bafes, des tores., des feoties ; des
aftragales, des diminutions 6c des renflemens ; l’architrave
, la frife & la corniche fe diftingueront & aur
ront des rapports déterminés: enfin la cabane qui n’é-
toit qu’un alÿle commode, deviendra un palais régu-
gulier. Maintenant je demande qui eft-ce qui a pu
conduire l’art à ce point de perfeâion, fi ce n’eft la
recherche des fenfations agréables ? je demande encore
fi la beauté à laquelle cet art a donné naiffanee
n’eft pas abfolument idéale, 6c fi elle n’a pas été produite
par le tâtonnement, c’eft-à-dire, par les différentes
tentatives que les hommes ont faites jufqu’à
ce qu’ils aient éprouvé cette fenfation agréable, l’objet
de toutes leurs recherches?
Suivons encore les progrès de la mufique; elle eft
compofée de trois élémens ; la mefure ou le rapport
des intervalles que les fons^ confervent entr’eux; la
mélodie ou la fucceflion des fons plus ou moins aigus ;
l’harmonie ou le rapport de plufieurs fons fimultanés.
Je place la mefure la première, parce que l’expérience
nous apprend que les payfans, les fauvages
même, font fenfibles à la mefure avant de l’être à
la mélodie; celle-ci vient immédiatement après,
parce que les hommes ont cherché à varier les accens
de leur vo ix, 6c qu’ayant trouvé du plaifir dans la
fucceflion de ces fons variés, ils ont peu-à-peu perfectionné
la mélodie : l’harmonie n’eft venue qu’a-
près une longue fuite de fiecles, 6c n’a même été
portée à fa perfection que par les modernes. Or,
par combien de nuances n’a - t - i l pas fallu paffer
avant de parvenir d’une chanfon pareille au calumet
des Iroquois, jufqu’à un morceau de mufique tel que
le finale de la Buona Figliola, ou celui de Yincognita
perfeguitata ? D’abord on aeffayé de joindre la mélodie
à la mefure ; enfuite on a voulu réunir plufieurs
voix enfemble, 6c avant que l’harmonie fût connue,
on a chanté à l’oCtave, 6c puis on a découvert la
quinte , 6c puis la tierce; enfin après avoir trouvé
plufieurs accords, on a exigé qu’il concouruffent à
embellir la mélodie 6c à augmenter l’expreflion. O r ,
je voudrois bien favoir quelle part a eu dans ce progrès
, l’imitation de la nature ? Le chant des oifeaux
n’eft pas mefuré , leurs concerts n’ont point d’harmonie
6c font fouvent très - difeordans. Qui ne voit que
les beautés de la mufique font toutes idéales 6c produites
par le tâtonnement, c’eft-à-dire, par cet
inftinCl qui nous fait augmenter & diminuer, retoucher
6c corriger jufqu’à ce que nous foyons contens
de notre ouvrage ? Soyons donc plus juftes envers les
beaux arts& rendons-leur les titres de nobleffe qu’on
veut leur ôter. Ils ne font pas feulement imitateurs,
mais créateurs; 6c non contens de copier la nature,
ils favent l’embellir, ils favent exprimer la penfée
de l’homme, penfée qui n’eft que le réfultat de fes
defirs ambitieux, 6c de l’ardeur avec laquelle il cherche
le plaifir.
Rien de plus admirable en même tems que la dé-
licateffe qu’il met dans cette recherche. Elle mérite
toute notre attention, 6c nous ne pouvons nous dif-
penfer de nous y arrêter quelques inftans.
La nature, il eft vrai, auffi riche que belle,eft pour
nous une fource féconde de fenfations vives 6c in-
téreffantes : mais comme les objets qui les excitent
fontfemés au hazard 6c vâriés à l’infini, comme les
vicifîïtudes des tems, des faifons, des modifications
communes à tous les êtres, ou particulières à notre
individu , nous empêchent fouvent de recevoir des
impreflions profondes 6c durables, l’art eft venu à
fon fecours; 6c fécondé par ces deux grands moyens
l’abftra&ion 6c l'exagération, il eft parvenu à nous
intéreffer & nous toucher plus que la nature même.
Développons cette idée. Il eft arrivé à plufieurs
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hommes de voir une amante trahie , une époufe
abandonnée , un pere outragé, un maître irrité, &c.
mais différentes cireonftances ont pu empêcher les |
témoins de ces fpe&acles terribles ou attendriffans j
d’en être touchés, autant que leur fenfibilité naturelle
pouvoir le permettre. Si la figure de l’époufe
en larmes eft dépourvue de grâces & de beauté ; fi
la douleur du pere outragé eft aigre ou querelleufe ;
fi le magiftrat, ou le prince irrité, manque ou de
majeftédans les traits, ou de force dans l’expreflion,
l’effet doit néceffairement s’affoiblir, il manque par
quelque chofe; & cette exception, fi petitequ’elle
foit, fuflit pour aliéner notre ame 6c détruire notre
fenfibilité : que feroit - ce encore fi nous confidérions
l’influence de nos difpofitions particulières 6c momentanées?
notre fanté, nos affe&ions, nos craintes,
nos efpérances perfonnelles, tout peut influer fur
l’impreflion que nous devons recevoir. Maintenant
que l’art vienne remplacer la nature, qu’un peintre
nous repréfente Ariane abandonnée ; lé fite qu'il
aura choifi, la couleur du ciel, le moment de la journée
, la figure de l’amante trahie, fa taille, fon habillement
; tout fera calculé, préparé pour concourir
à l’effet total de la feene. Qu’un Racine, qu’un
Voltaire ait entrepris de peindre la paflion de l’a-
mour aveccette force 6c cette énergie dont elle a
befoin pour être noble 6c théâtrale, tout ce qu’il
aura fait entrer dans fa tragédie fera dirigé vers cet
objet principal; tout contribuera à rendre Phedre
plus intéreffante , Aménaïde plus touchante : nul détail,
nul accident épifodique , qui ne concoure à
l ’effet principal, nul acceffoire qui ne modifie, pour
ainfi dire, l’ame dufpeftateur, dans le ton où l’auteur
a préludé : 6c voilà comment le beau zWca/appartient
aufli à la tragédie. C ’eft auffi ce qu’il faut bien fentir
avant de répondre aux critiques que les étrangers ont
hazardées contre nos poètes les plus eftimés. Quiconque
ne voudra pas rapporter la plupart de nos belles
tragédies à quelque chofe d’abftrait 6c d’idéal, à certaines
beautés de convention 6c de création, ne fera
jamais en état de réfuter tant d’obje&ions vulgaires
fur l’imitation de la nature 6c fur la vérité de l’ex-
preflion théâtrale. Que l’homme fans imagination
qui ne cherchera dans les héros de l’antiquité qu’une
reffemblance exa&e avec fes contemporains 6c fes
fociétés habituelles, qui ne regardera pas la poëfie
comme un langage particulier, qui ne goûtera aucun
plaifir à voir un ro i, un héros n’agir, ne parler
que comme un roi, comme un héros; qui ne
fentira pas enfin l’impreffion qu’il éprouve s’augmenter
par l’abftraélion de tout fentiment vulgaire ; que
cet homme, dis-je, à qui l’admiration eft interdite ,
n’entende jamais ni Sémiramis, ni Iphigénie ; qu’il
aille voir des drames, ou plutôt qu’il fréquente des
académies de jeu, ou le combat du taureau. Il en eft
de même pour la mufique. Ceux qui veulent qu’un
art tout magique , tout idéal, foit borné à l’imitation
6c à l’expreffion, ne font pas dignes d’entendre les
accens mélodieux dont les Buranello, les Piccini,
les Sachini ont rempli toute l’Europe, 6c qui vont
jufqu’à Archangel fondre les glaces du Nord ; tandis
qu’on les foumet ici à une critique ftérile & pédan-
tefque, comme s’il étoit défendu à l’art d’avdir des
richeffes, 6c qu’il exiftât des plaifirs qui fuffent de
contrebande. La paflion a coutume de proférer des
paroles fans ordre 6c fans méthode ; la poéfie les
compte 6c les arrange ; la mufique les prolonge 6c
les répété ; ôtèz à ces deux dernieres leurs privilèges,
vous n aurez ni poéfie ni mufique, 6c il ne vous
reftera que de l’efprit, le meuble du monde le plus
inutile, cjuand il eft dépourvu d’imagination 6c de
fenfibilité.
Mais ce n’eft pas affez de faire voir que l’idéal entre
pour beaucoup dans les plus beaux ouvrages de l’art,
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il faut aller plus loin , & prouver qu’il en forme la
partie la plus noble & la plus précieufe ; or pour y
parvenir, il fuflit de faire obferverquele genre idéal
réunit trois avantages particuliers , qui lui affurent
la prééminence fur le genre imitatif; i° . il excite des
fenfations nouvelles; z°. il infpire à l’homme une
haute idée de fes propres forces; 30. il donne un
grand effor à l’imagination.
I l excite des fenfations nouvelles, puifque la nature
ne nous offre rien d’égal à ce qui vient frapper nos
regards : tout le monde a vu des vaches pareilles à
celles de Berghen; des chevaux femblables à ceux
de Wouvermans : mais perfonne n’a vu d’objets femblables
à ceux que raffemble ce beau plafond du palais
Rofpigliofi , où le foleil eft repréfenté précédé
par l’aurore, 6c accompagné des heures, qui forment
une danfe myftérieufe autour de fon char.
Qui a jamais vu douze belles femmes dans un tourbillon
de lumière ; un char s’élancer dans les airs enflammés
; deschevaux refpirant le feu dont ils font
environnés , &c. ? J’en dirai autant du plafond, non
moins agréable, & peut-être plus piquant de la
ville Ludovifi, où le Guercin, digne émule du Guide
, a peint l’aurore avec tous fes attributs. Là, tout
eft imaginé, tout eft idéal-, là, différens tableaux placés
dans les angles, dans les voltes, concourent à un
effet unique ; là , tout ce qui cara&erife le point du
jour, vou&place fi parfaitement au milieu de la feene*
qu’à peine êtes-vous entré, que vous vous fentez
faifi parle froid du matin. La beauté de la déeffe eft
telle , qu’elle ne peut être que celle de l’aurore :
c’eft de la fraîcheur fans éclat ; des grâces fans vivacité;
je ne fais quoi de vaporeux, d’endormi dans
toute la couleur, dans toute la compofition ; on
fe perfuade qu’on eft arraché des bras du fommeil ,
6c l’on croit ne regarder ces peintures enchanteref-
fes qu’avec des yeux à demi ouverts.... 6c cette femme
qui repréfente l’étude , elle s’eft enfin affoupie
après avoir veillé toute la nuit ; fa lampe vient de
s’éteindre, mais fon livre eft encore ouvert ; le génie
qui eft à fes pieds paroît plongé dans un profond
fommeil ; mais' on voit que ce bel enfant ne
s’eft pas couché ; qu’il eft tombé de laffitude, 6c
qu,’il n’a pas changé de place depuis ce moment-là.
Oh ! fi le beau idéal n’a pas de charme particulier
qui trouble l’ame 6c lui infpire une forte d’ivreffe ,
d’où m’eft venu ce mouvement involontaire qui
me faifoit fortir du lieu où j ’étois pour aller exprimer
mon enthoufiafme & mon admiration à l’auteur
de cet ouvrage divin ? Pourquoi, lorfque je me fuis
rappellé qu’il étoit mort depuis deux cens ans, ai-je
fenti mes larmes couler, & fuis-je rentré chez moi
avec l’impreffion d’une mélancolie profonde?
Le genre idéal nous donne une grande idée de nos
propres forces. Oui fans doute , puifque l’artifte s’eft
élevé au - deflùs de la nature ; puifqu’il a fu repré-
fenter & l’aélion 6c la penfée ; puifqu’il eft même parvenu
à exprimer une penfée fupérieure & divine ;
c’eft ainfi que l’archange Michel , en terraffant le
prince des démons, annonce par la férénité de fon
front & par le calme de fon vifage, que fans efforts &
fans colere , il remplit les décrets du ciel & fert la
vengeance du Très-Haut : c’eft ainfi que l’Apollon
du belvedere, lance fes fléchés avec une forte de dé-
dain,. qui cara&erife fi bien la divinité , qu’un païen
ne pourroit voir cette ftatue fans l’adorer ; & pour
ne pas emprunter tous nos exemples de Part du peintre
ou du fculpteur, c’eft ainfi qu’Homere peint le même
Apollon, defeendant du ciel pour punir les Grecs
& marchant femblable à la nuit : 0 <f»/s wkIi tomuc.
Le genre idéal donne un grand effor à notre imagina-
tion. Car du moment que notre ame eft élevée au-
deflùs des objets vulgaires & familiers, elle reprend
toute fa liberté ; de forte que le fujet préfenté,