pris en divers climats ou dans des fiecles différens ?
c’eft-là qu’un poëte doit s’inftruire en parcourant les
annales du monde. Le culte, les loix, la difcipline,
les opinions , les ufages, les diverfes formes de gouvernement
, l’influence des moeurs fur les loix, des
loix fur le fort des empires ; en un mot la conftitu-
tion phyfique, morale 6c politique des divers peuples
de la terre, & tout ce., qui dans l’homme eft
naturel ou faûice, de naiffance ou d’inftitution, doit
entrer effentiellement dans le plan des études du
poëte : travail immenfe, mais d’où réfulte cette idée
univerfelle, qui, félon Gravina , eft la mere de la
fiftion , comme la nature eft la mere de la vérité.
Encore cette théorie feroit-elle infuffifante fans
l’étude pratique des moeurs. Le peintre le plus verfé
dans le deffin & dans l’étude de l’antique, ne rendra
jamais la nature avec cette vérité qui fait illu-
fiôn, s’il n’a fous les yeux fes modèles. Il en eft de
même du poëte ; la lefture &c la méditation ne lui
tiennent jamais lieu du commerce fréquent des hommes
: pour les bien peindre il faut les voir de près ,
les écouter, les obferver fans ceffe : Un mot, un
coup-d’oe il, un filence , une attitude , un gefte eft
quelquefois ce qui donne la v ie , l’expreffion, le
pathétique à un tableau qui fans cela manqueroit
d’ame & de vérité. Mais ce n’eft pas d’après tel ou
tel modèle que l’on peint la nature dans le moral,
c’eft d’après mille obfervations faites çà & l à , 6c
quifemblables à ces molécules organiques, imaginées
par un philofophe poëte, attendent au fond
de la penfée le moment d’éclorre 6c de fe placer:
Refpicere exemplar vîtes, morumque. jubsbo
JDoctum imitatorem, & veras hincducere vous.
C’eft dans un monde poli, cultivé , qu’il prendra
des idées de nobleffe 6c de décence; mais pour les
mouvemens du coeur humain, le dirai-je ? c’eft avec
des hommes incultes qu’il doit vivre, s’il veut les
voir au naturel. L’éloquence eft plus vraie , le fen-
timent plus naïf, la paffion plus énergique, l’ame
enfin plus libre & plus franche parmi le peuple qu’à
la cour ; ce n’eft pas que les hommes ne foient hommes
par tout ; mais la politeffe eft un fard qui efface
les couleurs naturelles. Le grand monde eft un bal
mafqué.
Je fais combien il eft effentiel au poëte de plaire
à ce monde qu’il a pour juge, & dont le goût éclairé
décidera de fes fuccès; mais quand le naturel eft une
fois faifi avec force , il eft facile d’y jetter les draperies
des bienféances.
La différence la plus marquée dans les moeurs fo-
ciales , eft celle qui diftingue les caraéleres des deux
fexes. Elle tient d’un côté à la nature , & de l’autre
à l’inftitution.
Ce qui dérive de la foibleffe 6c de l’irritabilité
des organes , la fineffe de perception , là délicateffe
de fentiment, la mobilité des idées, la docilité de
l’imagination , les caprices de la Volonté, la crédulité
fuperftitieufe, les craintes vaines, les fantaifies
& tous les vices des enfans; ce qui dérive du befoin
naturel d’apprivoifer & d’attendrir un être fauvage,
fier 6c fort, par lequel on eft dominé, la modeftie,
la .candeur, la fimple 6c timide innocence; ou , à
leur place , la difïimulation , J’adreffe , l’artifice , la
foupleffe, la complaifance, tous les raffinemens de
l’art de féduire 6c d’intéreffer ; enfin ce qui dérive
d’un état de dépendance &.de contrainte, quand ia
paffion fe révolte 6c rompt les liens qui l’enchaînent,
la violence, l’emportement 6c l’audace du défefpoir ;
voilà le fond des moeurs du côté du fexe le plus foi-
ble , 6c par-là le plus fufceptible des mouvemens
paffionnés.
Du côté de l’homme, un fond de rudeffe , d’âpreté,
de férocité même, vices naturels de la force;
plus de courage habituel, plus d’égalité , de confiance
;, les premiers mouvemens de la franchife ôc
de la droiture , parce que , fe fentant plus libre, il
en eft moins craintif & moins diffimulé ; un orgueil
plus altier, plus impérieux, plus ouvertement def-
potique, mais un amour-propre moins attentif &
moins adroit à ménager fes avantages ; un plus grand
nombre de paffions , 6c chacune moins violente,
parce que, moins captive & moins contrariée , elle
n’a point, comme dans les femmes , le reffort que
donne la contrainte aux paffions qu’elle retient ;
voilà le fond des moeurs du fexe le plus fort.
Viennent enfuite les différences des états de Ja
vie. Les moeurs d’un peuple chaffeur feront fauvages
6c cruelles : accoutumé à voir couler le fang, l’habitude
le rend prodigue, 6c du lien 6c de celui
d’autrui : la chaffe eft la foeur de la guerre. Les moeurs
d’un peuple pafteur font douces 6c voluptueufes ; il
a les vices de l’oifiveté & les vertus de la paix. Les
moeurs d’un peuple laboureur font pîus féveres &
plus pures : le pere 6c la mere de l’innocence font le
travail 6c la frugalité. Les moeurs d’un peuple navigateur
font corrompues par la foif des richeffes ,
car le commerce eft l’aliment 6c le germe de l’avarice
; 6c celui qui paffe fa vie à s’expofer pour de
l’argent, n’eft pas éloigné de fe vendre.
Nouvelle différence entre le peuple des campa*
gnes 6c le peuple des villes : dans l’un les defirs font
bornés comme les befoins,, & les befoins comme
les idées : dans l’autre , l’imagination, la cupidité ,
l’envie , font incefl'amment excitées par la vue des
jouiffances qui environnent la pauvreté. Plus de
'défiance , de rufe 6c d’opiniâtreté dans le villageois ,
parce qu’il eft fans ceffe expofé aux furprifes de la
fraude 6c de l’ufurpation ; plus de fécurité, de droiture
6c de bonne foi dans le citadin, parce qu’il eft
protégé de plus près par les loix , 6c qu’il n’eft pas
obligé d’être en garde contre l’injuftice 6c la force.
Parmi les différens ordres de citoyens, encore mille
nuances dans les moeurs: chaque condition a les fien-
nes, la nobleffe , la bourgeoifie , l’homme d’épée,
l’homme de robe, l’artifan & le financier ( je ne parle
point de l’églife, quoique la cenfure poétique ne
l’ait pas toujours épargnée ) ; tous les rangs, toutes
les profeffions, forment enfemble un tableau vivant
6c varié à l’infini, où l’éducation , l’habitude, le
préjugé, l’opinion, la mode 6c le travail continuel
de la vanité pour établir des diftinâions , donnent
aux moeurs de la fociété mille & mille couleurs diverfes.
Voilà le grand objet des études du poëte.
Mais avec ces moeurs générales fe combinent les
accidens qui les modifient diverfement félon les divers
cara&eres, 6c plus encore félon les circonftan-
ces de l’aâion ; d’où réfulte une variété inépuifable.
Le même caraâere a paru dix fois fur la feene , 6c
toujours différent par fa feule pofition : c’eft comme
le modèle d’une école de deffin , qui varie fes attitudes
, ou que chacun copie d’un côté différent.
Tous les raifonneurs, tous les amoureux de Molière
, fe reffemblent, 6c tous les amoureux comiques
reffemblent à ceux de Moliere. Dans Racine,
tous les amans , ou tendres , ou paffionnés , ne different
que par des nuances, ou plutôt par leur fitua-
tion : fuppofez qu’ils changent de place, Britannicus
fera Hippolyte ; Bajazet lera Xiphares ; Hermione
fera R o x an e ;& , pour aller plu,s loin, Ariane fera
Didon ; Inès fera Monime ; Monime , Ariane ou
Zaïre.
Au lieu que Racine avoit fait fes femmes paffionr-
nées 6c fes hommes tendres, un poète célébré après
lui a fait fes femmes tendres Sc fes hommes paffionnés;
6c de ce feul renverfement de la même combi*
naifon, il a tiré comme un nouveau théâtre.
A plus forte raifon fi le poëte combine la même
paffion avec de nouveaux carafteres , ou deux paffions
oppofées dans un caraâere déjà connu , produirai
il de nouvelles moeurs. Phocas eft un tyran
atroce, mais il eft pere ; il defire ardemment de
perdre le roi légitime, mais il craint d’immolet fort
fils : voilà un cara&ere rare, & pourtant naturel
& vrai.
C ’eft dans la Angularité furprenante de ces con-
traftes que confifte le merveilleux naturel qui convient
à l’épopée & à la tragédie. Le modèle le plus
parfait dans ce genre, eft le caraftere d’Achille. Rien
de plus extraordinaire que l’extrême fenfibilité 6c
1 extreme inflexibilité reunies dans le même homme.
Mais joignez-y l’extrême fierté, révoltée par une in-
jufticë outrageante; dès-lors la bonté même & la droi*
ture de fon cara&ere profondément bleffées, doivent
le rendre inexorable; & ce ne fera que pour venger
un ami paffionnément aimé,yqu’il oubliera fa propre
injure & fon propre reffentiment.
Ce merveilleux naturel confifte auffi à contrarier
• les moeurs générales par les moeurs perfonnelles. Des
hommes réputés fauvages, qui ont reçu de la nature
les lumières , la grandeur d’ame, les vertus fimples
& touchantes cie Zamore 6c d’Alzire, avec ces principes
dans l’ame 7 qu’il eft honteux de manquer à fa
foi ; qu’il eft affreux d’être ingrat & parjure ; qu’il '
eft beau de mourir, plutôt que de trahir fa con-
fcience, 6c qu il eft jufte 6c grand de fe venger ;
font un compofé de cet ordre extraordinaire & merveilleux.
Par la meme raifon, lorfqu’on voit dans une
femme une vigueur de cafaftere dont l’homme eft
à peine capable , comme dans Pulchérie , dans Vi-
riate , dans Cornélie , dans la Cléopâtre de Rodo-
gune; ou,'mieux encore, lorfque dans la même
femme on voit le contrafle de la foibleffe naturelle
à fon fexe, avec des élans de fierté, de courage 6c
de force héroïque , ce phénomène doit exciter la
furprife 6c l’étonnement, i
Où eft donc alors la vérité de l’imitation ? Elle eft
dans les caufes morales, dont l’influence a dûmodifier
ainfi les moeurs, dans les circonftances de l’adlion qui
donnent plus ou moins de force à la nature, à l’habitude,
à la paffion du moment; & c’eft-là véritablement
ce qu’il y a de plus difficile. Un naturel fimple & commun
eft aifé à imiter ou à feindre avec vraifem* :
blance; mais un naturel extraordinaire 6c compofé
de qualités qui femblent fe contrarier, quand il eft
enfemble & d’accord, eft le chef-d’oeuvre de l’in*
vention : c’eft-là que l’éloquence eft néceffaire au
poëte : fans la véhémence de Caffius 6c les grands
mouvemens qu’il oppofe à l’horreur naturelle du
parricide, quelle apparence y auroit-il que le fils
de Céfar , jufte, fenfible & bon , confentît à l’af-
faffiner ? Quelle apparence y auroit-il qu’une mere
comme Cléopâtre eût fait poignarder un de fes fils,
& voulût empoifonner l’autre , fi l’éloquence de fa
paffion n’avoit rendu cette atrocité vràifemblable ,
& comme naturelle dans une ame où l’ambition s’eft
changée en fureur? Voy. É l o q u e n c e p o é t i q u e ,
Suppl.
Le comique a auffi fa façon de renchérir fur la
nature. Un caraftere dans la fociété ne fe montre
pas à chaque inftant ; l’Avare ne fe préfente pas
fans ceffe comme avare ; & tous les traits qui le
deffinent ne lui échappent pas en un jour ; la co*
médie les raffemble : elle écarte les traits indifférées
; elle rapproche ceux qui marquent ; tout ce
qu’elle fait dire ou faire au perfonnage ridicule ,
l’annonce & le carattérife : l’aftion n’en eft que le
tableau ; & ce tableau , formé de traits pris çà &
ï à , fait un enfemble plus continu & plus complet
qu’aucun modèle individuel ne peut l’être. Telle eft ;
la forte dlexagération que fe permet la comédie ; & |
pour la. rendre vraifemblable , il faut que tous les
incidens qui font fortir le caraftere, foient naturellement
amenés, de façon que chaque circonftancfe
paroiffe naître d’elle-même pour féconder l’intention
du peintre, & lui placer le modèle à fon gré. C’eft
le talent fublime de Moliere ; & aucun poëte jamais
fte l’a porté auffi loin que lui.
^ Sa grande méthode , en imitant les moeurs , éroit
d’en marquer les contraftes, en oppofant les deux
extrêmes l’un à l’autre, & quelquefois à tpus les
deux un caraûere modéré ; enforte que ces deux
vers d’Horace :
EJl modus in rébus, funl certi denique fines,
Ultra quos citraque nequit conjifiere rectum .
renferment tout l’art de Moliere.
A un pere avare, il oppofe des enfans prodigues,
des valets fripons , une intrigante intéreffée. Au<
fourbe hypocrite, il oppofe d’un côté un bon homme
& une bonne femme, crédules, fimples, engoués de
fa fauffe dévotion ; d’un autre côté, un jeune homme
impétueux qui détefte l’hypocrifie ; une foubrettè
fine, adroite & pénétrante, qui dit tout ce qu’elle a
dans l’ame ; & au milieu un homme fage & une femme
vertueufe qui., l’un par fa raifon, l’autre par fa corf*
duite, preffent le fourbe & le démafquent. Après
ce grouppe le plus étonnamment conçu, le plus fa*
vamment compofé qui fut jamais fur aucun théâtre ,
& qu’on peut regarder comme le prodige du géniè
comique, il eft inutile de citer les contraftés des
Fernmes fayantes, du Mifanthropt, du Bourgeois gentilhomme
, & de l’Ecole des Maris. Dans prefque
toutes fes compofitions, Moliere a fuivi fa méthode ;
& c eft bien-là vraiment le moule qu’il femble avoir
caffé , pour être inimitable.
On ne lit pas fans impatience, dans le difeours
de Brumoi fur la comédie , que le coloris d’Àrifto*-
phane eft un coloris outré ; celui de Ménandre, un
coloris trop foible ; celui de Moliere, un vernis fiH-
gulitr compofé de Vun & de l'autre. Moliere avoit
peint le Tartuffe ; & le vernis de ce tableau ne piai-
foit pas à tout le monde.
Rapin examine fi , dans la comédie ; on peut faire
des images plus grandes que le naturel ; un avare
plus avare ; un fâcheux plus impertinent & plus incommode
qu’il ne l’eft ordinairement ; & il dit :
Plaute , qui vouloit plaire au peuple, C a fait ainfi ;
mais Terence , qui vouloit plaire aux honnêtes gens ,
fe renfermait dans les bornes de la nature, & il reprê-
fentoit les vices fans les grof/îr. Ce même Rapin n’ai-
moit pas Moliere , & fous le norti de Plaute on voit
qu’il l’attaquoit. Mais qui avoit dit à Rapin jufqu’où
l’importunité d’un fâcheux& l’avarice d’un Arpagon
pouvoient aller naturellement? Qui lui avoit dit que
la comédie dût fe borner à l’imitation individuelle
de telle ou de telle perfonne? Pourquoi fi, d’une
feule aélion de deux ou trois heures, un poëte a le
génie & l’art de faire le tableau d’un vice préfenté
fous toutes fes faces & dans tous feS effets, fans que
l’intrigue foit trop chargée, fans que les incidens
foient trop accumulés, fans qu’en un mot la vrai*
femblance ou l’air de vérité y manquent ; pourquoi
ne le feroit-il pas ? Rapin auroit dû favoir qu’imiter
ce n’eft pas faire une chofe femblable, mais une
chofe reffemblante ; & que ce ne féreit pas la peine
d’aller au théâtre pour ne voir qùe la copie exaôe
de ce que l’on voit dans le monde ; qu’enfin toute
efpece de poéfie doit embellir la nature ; que l’em*
bellir dans le comique , c’eft rendre la peinture du
ridicule plus vive & plus faillante que la réalité , &
que cela ne peut fe faire qu’en réunifiant les traits
les plus marqués du caraflere que l’on peint dans le
plus grand nombre poffible, fans faire violence ^ la
nature & à la vérité.