
d’être déclarés traîtres à l’etàt ôc de perdre leur honneur
& leurs biens. Ils obéirent tous, ôc Jean eut
encore l’indulgence de pardonner à fonfrere. Cependant
les deux rois Ce préparoient avec ardeur à pour-
fuivre la guerre, .& bientôt ils marchèrent l’un contre
l’autre, étant fui vis d’une armée formidable. Celle
de Caftille étoit néanmoins infiniment fupérieure ,
foit par le nombre, foit par la valeur des troupes
aguerries & accoutumées à vaincre: Bientôt elles fe
rencontrèrent-, & une bataille fanglante alloit décider
la querelle, lorfque les généraux de Ferdinand
lui faifant fentir les dangers d’une défaite , & les fâ-
cheufes fuites qu’elle auroit, il envoya des plénipotentiaires
au camp du roi de Caftille ; ôc pour obtenir
la paix, facrifia fes alliés & les intérêts du duc de
Lancaftre, pour lequel il avoit pris les armes avec
tant d’imprudence. Le traité qui fut conclu à cette
occafion , fit autant d’honneur à la fageffe ôc aux lumières
du roi de Caftille, que fes fuccès lui avoient
acquis de célébrité. Il fe félicitoit d’avoir aufli
avantageufement terminé cette guerre, lorfqu’un
événement malheureux Ôc inattendu changea fa joie
en amere douleur. La mort lui enleva la reine, dona
Léonore fon époufe, qui mourut d’une fauffe-cou-
che , ôc fut généralement regrettée comme elle avoit
été univerfellement aimée. Jean I cependant oublia
cette perte plutôt qu’on ne l’eût penfé , & avant le
tems même preferit par la bienféance, il époufa
dona Béatrix, infante de Portugal, promife depuis
quelques années à Ferdinand, infant de Caftille. Tandis
que Jean s’unifloit étroitement avec le Portugal,
par ce fécond mariage , don Alphonfe fon frere ,
toujours inquiet ôc toujours tracaflier, fe révolta
fans fujet, fans prétexte ; & fuivi de fes partifans, fe
retira à Gijon. Fatigué de tant d’infidélités, le roi
pourfuivit vivement ce prince fa&ieux, l’afliégea dans
fon château , le contraignit de fe rendre, lui reprocha
févérementfes trahifons réitérées, fes révoltes ,
fes Complots, Ôc fut cependant encore aflez bon pour
ne pas lui ôter la liberté.- C,e foulévement appaifé,-
le roi dë Caftille affembla les états ; & par fes ordres
, il fut ftatué , que déformais on ne compteroit
plus les années fuivant l’ancien ufage ôc par l’ere de
Céfar, mais par l’époque de la naiflance de Jefus-
Chrift. A-peu-près dans ce tems les Portugais perdirent
leur roi Ferdinand, dont le régné orageux
avoit plongé l ’état dans la plus grande confufion.
Jean I avoit époufé l’infante dona Béatrix , fille
unique de Ferdinand ; & , du chef de fa femme, le
feeptre Portugais paroiffoit lui appartenir incontef-
tablement. Mais don Juan, frere de Ferdinand, avoit
pour lui les voeux de la nation, l’eftime ôc lefuffrage
des grands; il étoit en Caftille lors de la mort de fon
frere. Et Jean, qui n’ignoroit pas combien les Portugais
defiroient ce prince pour ro i, le fit arrêter,
efpérant de faire plus aifément valoir les droits qu’il
avoit du chef de fon époufe. Il fut trompé dans fon
attente : le grand-maître d’Avis , don Juan , frere
naturel de Ferdinand, s’empara ? malgré les grands,
& appuyé par une partie du peuple, de la fuprême
autorité, dont il exerça les fondions fous le titre de
protecteur ÔC de régent du royaume , n’ofant encore
prendre le titre de roi. Jean I , connoiffant les difpo-
fitions des Portugais, leur fit déclarer qu’il confen-
toitque la reine Léonore, veuve de Ferdinand, gouvernât
le royaume en qualité de régente, ôc qu’il ne
demandoit la couronne, à laquelle fa femme avoit
des droits fi légitimes, que pour fes enfans : mais la
reine Léonore étoit odieufe à la nation Portugaife,
qui l’obligea de fe réfugier à Santaten, d’oii elle implora
le fecours du roi de Caftille fon gendre. II entra
en Portugal, bloqua encore le port de Lisbonne,
fe fignala par milles allions héroïques, ôc eût peut-
ê tre eu le fuccès qu’il defiroit, fi l’armée Caftillanne,
affoiblie & ravagée par la pefte , n’eût pas été forcée
d’abandonner cette importante expédition. Jean 1,
informé que Henri, comte deTranftamare, & amant
favorifé de la reine douairière de Portugal, étoit
dans le camp du protecteur, eut l’aviliffante ôc criminelle
foibleffe de lui écrire , ôc de lui promettre
les plus grandes récompenfes, s’il vouloir, tuer le
grand-maître d’Avis.. Lecomte deTranftamare, aflez
lâche, aflez bas pour accepter fes offres , fe ligua
avec deux feigtreurs , qui lui promirent d’aflafliner
le proteâeur. Mais celui-ci découvrit le complot,
fit arrêter les conjurés, ôc publia cette odieufe trame.
Jean ne pouvoit défavpuer cet inique projet,
reçut les plus humiliantes mortifications, ôc fut encore
plus.puni, quand il apprit que les états de Portugal
venoient d’élire le protecteur ôc de le proclamer
roi. 11 n’y avoit plus de moyen de pacification
entre les deux nations; ôc le roi de Caftille étoit
trop fier pour renoncer à fes prétentions fur le trône
de Portugal ; il étoit trop coupable envers le nouveau
fouverain , pour lui offrir ou lui demander la
paix. Aufli fe détermina-t-il à faire une irruption en
Portugal, ôc à attaquer en même tems ce royaume
par mer Ôc par terre : il fit les plus grands efforts
pour réuflir , mais fa flotte n’eut aucun avantage ,
Ôc fon armée de terre , quoiqu’infiniment fupérieure
à l’armée Portugaife, fut complètement battue,
difperfée ; ôc tandis qu’il tâchoit d’en raffembler
les débris , les Portugais firent à leur tour une violente
irruption en Caftille, où ils eurent les plus,
grands fuccès. Jean /, vaincu, mais non déconcerté ,
envoya des ambafladeurs au pape ôc à Charles V I ,
roi de France, pour les intéreffer à fa caufe & leur
demander du fecours. Le pape Clement VII n’envoya
ni argent ni fecours ; mais écrivit une fort longue
lettre au roi de Caftille, dans laquelle il lui don-
noit fa bénédiction paternelle , & lui offroit les motifs
de confolation les plus édifians. Charles VI répondit
plus .efficacement, ôc promit un fecours de
deux mille lances. Don Juan, roi de Portugal, fe
ligua avec l’Angleterre ; ôc pendant qu’il pénétroit
lui-même dans la Caftille , ôc qu’il s’emparoit des
places frontières les plus importantes, le duc de
Lancaftre débarqua en Galice, & entra fans obfta-
cles dans la ville de Saint-Jacques , où il fut reçu &
proclamé roi de Caftille, du chef de fon époufe,
dona Confiance. Il envoya enfuite un héraut d’armes
à Jean / , pour le fommër de lui cé'der le trône
de Caftille. Dans toute autre circonftance, Jean eût
répondu à cette fommation par les plus violentes
hoftilités, mais il étoit fatigué d’une guerre meurtrière
, ruineufe, Ôc dont le fuccès même ne pou-
yoit qu’épuifer inutilement fes états. Il envoya au
duc de Lancaftre le prince Jean Serrano, accompagné
de deux favans jurifconfultes, qui défendirent
avec la plus grande chaleur les droits du roi de Cafi-
tille; mais qui euffent fort inutilement plaidé la
caufe de leur maître, fi dans une audience particulière,
Serrano n’eût propofé au duc un moyen de conciliation
, qui parut très-propre à terminer cette con-
teftation. Ce moyen fut de marier dona Catherine ,
fille du duc, avec l’infant don Henri, fils ôc héritier
du roi de Caftille. Le duc de Lancaftre fe fût hâté
d’accepter cette prppofition ; mais, fon alliance avec
le Portugal, ne lui permettant point encore de fe
rendre à ces offres, il fit une réponfe honnête, ôc
par laquelle il témoignoit combien il defiroit de fui-
vre cet avis de pacification. Cependant les hoftilités
continuèrent encore quelque tems : les Anglois même
, liés avec les Portugais , firent une irruption.en
Caftille , où évitant de leur donner bataille , Jean I
les harcela fi vivement, ôc les fatigua fi fort, qu’ils
fe .retirèrent en Portugal, d’où le duc de Lancaftre
retourna en Gafcogne,après avoir fait prier Jean I
de lui.envoyer fes plénipotentiaires à Baïonne, Ils
s’y rendirent ; ôc le traité , tel que Jean Serrano en
avoit formé le plan, fut conclu : enforte qu’il fut
convenu que l’infant don Henri feroit marié à dona
Catherine; que s’ilmouroit avant la célébration du
mariage, don Ferdinand fon frere, la prendroit pour
époufe ; que la Caftille céderoit cinq vill^ avec leurs
territoires & leurs revenus à dona Confiance, du-,
cheffe de Lancaftre, du chef de laquelle, le duc ôc
dona Catherine avaient des prétentions à la couronne
Caftillane ; ôc qu’au moyen dé ces conditions,
la ducheffe ôc fon époux fe départiroient de tous
les droits qu’ils avoient fur ce royaume. C e fut dans
ce même traité qu’il fut ftatué qu’à l’avenir l’héritier
préfomptif de la couronne de Caftille porterojt
le titre de prince des AJluries. Vraifemblablement ce
traité déplut au roi de Portugal, qui eût bien defiré
de continuer la guerre ; ôc qui pourtant, ne pouvant
feul en foutenir le poids, ne confentit qu’avec beaucoup
de peine, & après bien de difficultés, à renou-
veller la treve qu’il y avoit eu entre les deux nations,
ôc que cette conteftation avoit interrompue; Cependant
quelque fatisfaélion que donnât à Jean I la paix
qu’il venoit de procurer à fes fujets , il ne put fonger
fans douleur à l’énormité des dépenfes occafionnées
par cette derniereguerre; l’épuifement de fes coffres
ôc les abus multipliés ôc toujours inévitables dans
les tems orageux, qui s’étoient introduits dans l’ad-
miniftration des finances, lui cauferent le chagrin
le plus amer ; il compara la fituation aéluelle du
royaume , avec fon état floriffant pendant les dernières
années du régné de fon pere, ôc le réfultat
de ce parallèle l’affligea profondément. Il devint
trifte ôc mélancolique : il aimoit fes fujets en pere ; ôc
n’ayant pu les rendre aiifli heureux qu’il l’eût defiré
& qu’il s’en étoit flatté, il convoqua les états ; ôc
quoique l’infant don Henri n’eût encore que dix ans,
il fît part aux états du deffein où il étoit d’abdiquer la
couronne, & de remettre le gouvernement à un
confeil de régence, dont la fageffe ôc les lumières
puffent rétablir les affaires. Jean I ne. confultoit, en
fe déterminant à ce généreux facrifice, que fa ten-
dreffe pour fes peuples ; & il ne connoiffoit point la
force ôc l’étendue de l’attachement que fes. fujets
avoient pour lui. Les états refuferent de donner leur
confentementà cette abdication : ils remercièrent le
roi des motifs qui lui en avoient infpiré le projet,
ôc ils lui représentèrent qu’une pareille réfolution
étoit communément fuivie des plus grands inconvé-
niens ; que la fituation du royaume n’étoitrien moins
que déplorable ; qu’ils fe chargeaient volontiers ,
pour foulager leur maître, de l’adminiftration des
finances; qu’il efpérât mieux de lui-même ôc du zele,
ainfi que de l’inviolable fidélité de fes fujets ; qu’ils
étoient perfuadés enfin , qu’en très-peu de tems, le
bon ordre fe rétabliroit dans toutes les parties du
gouvernement, qui ne pouvoit tarder a fleurir fous,
les loix d’un monarque aufli bienfaifant. Ces preuves
de confiance ôc d’attachement ranimèrent les efpé-
rances du roi de Caftille : il ne fongea plus à quitter
les rênes de l’état , ôc ne s’occupa que des
moyens de remédier aux maux que le royaume
avoit foufferts pendant les dernieres guerres. Deux
evenemens heureux arrivés en même tems , comblèrent
les voeux de ce bon monarque : le roi de Grenade
lui envoya des ambafladeurs, chargés, de lui
offrir de magnifiques préfens , & de lui demander le
Renouvellement-de la,treve , qui fut volontiers ac-,
cordee pour plufieurs années. Ces ambafladeurs
etoientencoreàlacourde Caftille , lorfque le roi de
Portugal lui envoya aufli demander la prolongation
de là treve : c’étoit là tout ce çjue defiroit Jean 1 ; Ôc
il l’eut demandée lui-même, s’il n’eût craint que cette
démarche n’eût été prifepour un aveu de fa foibleffe.
Enchanté de ce double événement, & voulant don-*
ner aux grands un nouveau motif d’émulation, il
înftxtua un nouvel ordre de chevalerie , fous le nom
d ordre du Saint-Efprit, ÔC dont les attributs étoient
une colombe entourée de rayons , fufpendue à un
collier d’or. La fortune paroiffoit féconder dans leur
execution tous les projets de ce bon fouverain : les,
finances étoient fagement adminiftrées ; l’agriculture
& le commerce avoient déjà repris leur ancienne
a&iyité , trop long-tems engourdie ; les arts étoient
cultivés, les loixrefpeétées ,-la.juftice exaftement
rendue ; mais la Caftille paya cher ce bonheur re-
naiffant. Jean / , informé qu’il y avoit à Maroc plufieurs
chrétiens Efpagnols, qui, foit par mécontentement,
foit pour d’autres raifons, avoient quitté
leur patrie, où ils defiroient ardemment de revenir ,
mais qui n’ofoient demander leur retour, s’intéreffa
pour eux auprès du roi de Maroc, ôc le fit prier de
permettre à ces fugitifs de repaffer en Efpagne. Le
roi de Maroc confentit au retour de ces cavaliers
Efpagnols, ils fe hâtèrent de s’embarquer, arrivèrent
lur les côtes d’Andaloufie , où le roi voyageoit
alors , ôc defirerent de le voir &.de lui témoigner
leur reconnoiffance. Jean fachant que ces cavaliers
excelloient dans l’art de l’équitation , fut curieux de
leur voir faire l’exercice ; ôc comme il étoit lui-même
excellent cavalier, il fortità cheval d’Alcala, fuivi
de l’archevêque de Tolede ôc de toute fa cour. Il
étoit monté fur un cheval très-vif ; & à l’exemple
des cavaliers Africains, ayant animé fon cheval, &c
l’ayant pouffé imprudemment dans des terres récemment
labourées, l’inégalité du terrein & la profondeur
des filions , firent broncher le cheval, qui tomba
fi rudement, cpi’il écrafa le roi par fa chute, elle
fut fi cruelle, qu’il mourut à l’inftant même : & ce fut
par prudence que l’archevêque de Tolede fit dreffer
au plutôt une tente fur le champ, où il fit tranfpor-
ter le corps du monarque , en faifant publier que le
roi n’étoit pas mort, afin de donner à ton fils le tems
de monter fur le trône. Ainfi périt Jean I , à l’âge de
trente-trois ans , dans la treizième année de fon régné.
Il aima fes fujets, il en fut adoré, il eût rendu
les peuples heureux, s’il eût vécu plus long-tems,
car il ne defiroit que la félicité publique. Et les peuples
peuvent-ils être malheureux, lorfqu’un tel fen-
timent anime les fouyerains qui les gouvernent
ffiSBË
J e a n I I , roi de Léon & de Caftille, (ffi/î. d*Efpagne.
) Le goût du defpotifme eft la paffion dominante
des rois foibles & ignorans : la caufe de ce
goût ne me paroît pas difficile à découvrir. Les rois
foibles & ignorans font communément entourés
d’adulateurs, de lâches, de dénonciateurs, de coeurs
faux, d’ames vénale.s, de mauvais citoyens. La fuprême
puiffance, qui a tant de bien à faire, tant de
mal à reprimer, flatte les fouverains éclairés, parce
qu’en effet,- il n’eft rien de plus flatteur, de plus délicieux
que de favoir & d’éprouver qu’on eft foi-
même & la caufe & la fource de la félicité publique.
Les rois foibles & ignorans ne voient au contraire,
dans l’autorité fuprême, que l’excès de la puiffance,
l’abus de la puiffance ; & une feule chofe.Ies flatte,
c’eft que rien ne leur réiifte, c’eft que, mal élevés,
mal inftruits, mal formés, ils'font réellement perfuadés
que rien ne leur réfifte, que rien ne peut leur
réfifter : environnés, dès le berceau, d’adulateurs qui
ne leur parlent que de leur toute-puiffance, ils font
de très-bonne heure, immuablement convaincus que
tous font faits pour eux , ôc qu’eux feuls, exceptés
de la loi générale, ne font nés que pour régner impé-*
rieufement furie refte des mortels. De cette abfurde
& très-fauffe opinion réfultent inévitablement les
plus grands maux , & pour ces fouverains eux-mêmes
, ôc pour les natiçvus fouwifes à leurs loix. L%