concurrens de Philippe II, lors de la mort du cardinal
Henri ; mais Jean paroiffoit le moins propre des
hommes pour conduire une aufli grande entreprife,
& amener une révolution ; tranquille & modéré
jufqu’à l’indolence , il vivoit à la campagne avec
beaucoup de magnificence , mais dans le plus grand
éloignement de toute forte d’affaires : époux em-
prefl’é , pere tendre, maître généreux , voifin focia-
b le , il fe contentoit de faire les délices de fa famille
8c des gentilshommes des environs , qui n’envioient
point fes richeffes, parce qu’il ne les employoit qu’à
faire du bien : fa tranquillité empêchoit les Efpagnols
de prendre quelque ombrage de l’affeftion que le
peuple lui témoignoit, 8c ils étoient fort éloignés
de le croire capable d’exciter jamais des troubles ;
ce n’efl cependant pas qu’il ignoroit les droits qu’il
auroit à la couronne , fi le royaume venoit à fe fé-
parer de l’Efpagne; ce n’eft pas qu’il ne vît avec
douleur la trifte fituation de fes concitoyens, 8c
qu’il ne fût très-fenfible à la conduite arbitraire 8c
aux vues des miniftres Efpagnols ; mais il ne têmoi-
gnoit, ni trifteffe , ni reffentiment ; 8c à fon humeur
égalé, on ne lui eut point fuppofé le defir de devenir
plus grand qu’il n’étoit. Quelques hiftoriens prétendent
que fa patience 8c fa tranquillité apparentes,
étoient alors le voile dont il couvroit fa prudence
confommée 8c la plus fine politique : il me femble
que c’eft juger fort précipitamment des fentimens
qu’avoit alors le duc de Bragance , par fa conduite
8c fa maniéré de penfer lorfqu’il fut furie trône ; &
c ’eft fe tromper, ce me femble. Le duc de Bragance
devenu ro i, eut fans doute moins de peine qu’un
autre à couvrir fes projets politiques des apparences
de la plus grande tranquillité, parce que'cette efpece
d’indolence lui étoit très-naturelle ; mais avant que de
parvenir à la royauté , il me paroît qu’il n’avoit, ni
l’ambition de régner, ni le defir de fulciter les mou-
vemens & les troubles qui le firent régner; & ce qui
le prouve > à mon avis, furent les efforts qu’il fit lur
lui-même, 8c la peine qu’on eut à le déterminer à fe
laiffer porter fur le trône. La duchefle de Bragance
étoit vive au contraire , prompte, franche,’ fans
détour, fans diflimulation ; la vue la plus éloignée
du fceptre l’enflamma d’ambition , 8c ce fut elle, en
très-grande partie, qui fit prendre à fon epoux la
réfolution de fe laiffer proclamer. Cependant la rigueur
outrée des Efpagnols révolta les Portugais,
ils fe fouleverent dans quelques provinces ; il y eut
à Evora une fédition, le peuple nomma le duc de
Bragance, 8c lui envoya même des députés, qui lui
offrirent s’il vouloit fe mettre à la tête des mécon-
tens, la vie 8c les biens de tous les habitans d’Evora ;
foit que le duc jugeât qu’il n’étoit point tems encore
de fe montrera découvert, foit qu’il fût effrayé de
la grandeur 8c du danger de l’entreprife, il rejetta
ces offres, alla lui même appaifer le tumulte, s’en
fît un mérite à la cour de Madrid , & fe fervit du
crédit qu’il y avoit pour obtenir la grâce des habitans
d’Evora , que l’on vouloit punir avec févérité. Des
vexations nouvelles vinrent bientôt ajouter au mécontentement
général : par le plus tyrannique abus
de fa puiffance, le miniftere Efpagnol, fous le prétexte
de la guerre que l’Efpagne faifoit aux Catalans
révoltés, ordonna aux feigneurs Portugais d’affem-
bler leurs vaffaux, de fe mettre à leur tête , 8c de
fe tenir prêts à marcher : les feigneurs obéirent 6c
furent arrêtés. Cet aéte de defpotifme fut fuivi de la
création d’une foule d’impôts, plus accablans les
uns que les autres./Le peuple murmuroit, une découverte
à laquelle il ne s’attendoit pas le rendit
furieux : quelques lettres de Vafconcellos,fecrétaire
d’état Efpagnol, dévoilèrent aux Portugais les projets
de la cour de Madrid, qui s’attendant à cette
découverte 8c aux fouléyemens qu’elle occafionnero
it , fe propofoit de les faire fervir de prétexte k
l’exécution: du deffein qu’elle avoit formé d’accabler
les Portugais 8c de les priver de l’ombre de liberté
qu’on leur avoit laiffée. Les lettres de Vafconcellos
irritèrent violemment le peuple ; 8c fon reffentiment
fut encore excité par Juan Pinto Ribèyro, q u i,
intendant de la maifon du duc, étoit un homme
attif, entreprenant, adroit, ingénieux , plein de zele
pour fon maître, dont il avoit l’entiere confiance :
par fes obfervations fur les excès du defpotifme
Caftillan , fur la réfolution que cette cour paroiffoit
avoir prile de ruiner entièrement l’éta t, d’y précipiter
le commerce dans la plus irréparable décadence
, 8c d’y éteindre le génie des fciences 8c des arts,
il enflamma ceux qui s’intéreffoient au bien de la
patrie; & de ce nombre furent don Rodrigue d’A-
cunha, archevêque de Lisbonne, piqué contre la
vice-reine qui avoit élevé à la primatie de Brague,
Mattos de Norogna ; don Michel d’Almeida, don
Antoine, 6c don Louis d’Almada , pere & fils ; Mello
grand-veneur ; don George , frere de Mello ; don
Louis d’Acunha, neveu de l’archevêque, don Pedre
Mendoza, 8c plufieurs autres feigneurs 8c officiers
de la maifon royale. Pinto fe donna tant de foins ,
que tous ces mécontens fe raffemblerent ; 8c fous le
fecret le plus inviolable, formèrent une conjuration,
dont le premier objet fut de détruire en Portugal
la puiffance Efpagnole ; 8c le fécond , de placer
le duc de Bragance fur le trône. Pinto, foit pour ne
pas compromettre fon maître , foit qu’il ne voulût
qu’exciter de plus en plus les conjurés, leur dit qu’il
ignoroit les fentimens du duc de Bragance, relativement
à la couronne qu’on paroiffoit difpofé à lui
offrir ; qu’il le connoiffoit fans ambition , 8c content
de fes vaftes 8c riches poffeffions ; mais qu’il le connoiffoit
aufli prêt à facrifier 8c fes biens & fa vie
pour fervir fes concitoyens. Alors les conjurés délibérèrent
que s’ils ne pouvoient faire autrement, ils
forceroient le duc, quand la conjuration feroit prête
à éclater, d’accepter la couronné. Cependant, quelque
fecretes que fuffent les conférences des conjurés
, & quoiqu’il ne parut point y avoir aucune forte
de liaifon entr’eux 8c le duc de Bragance, le comte-
duc d’Olivarès en eut quelque foupçon; 8c croyant
tout renverfer, il nomma le duc de Bragance général
des troupes, avec ordre d’aller vifiter toutes les
places ; mais en même tems, il ordonna aux gouverneurs
Efpagnols, de quelques-unes de ces places ,
de fe faifir de ce général ; celui-ci rendit inutile cet
ordre, il vifita les places, & fe fit refpeéler ; il
s’attacha les habitans de tous les lieux où il féjourna,
6c marcha fi bien accompagné, qu’il eût été très-
dangereux de fonger à l’arrêter. Le comte - duc
d’Olivarès avoit prévu toutes les difficultés, 8c par
fes ordres, Oforio , amiral de la flotte Efpagnole ,
qui croifoit fur la côte du Portugal, invita le duc de
Bragance à venir dîner fur fon bord ; & s’il y eût
été, jamais le Portugal ne fe feroit fouftrait à la
domination Efpagnole ; mais par bonheur pour le
duc , qui peut-être fe fût rendu fur le bord d’O fo-
rio, une violente tempête furvint,fit périr la plupart
des vaiffeaux de cette flotte, 8c difperfa le refte ;
ainfi jufqu’auxélémens, tout fecondoitles conjurés,
q u i, pour fixer le jour & le moment de l’exécution
de leur grand projet, n’attendoient plus que le
confentement du duc de Bragance : ils le lui demandèrent
, il parut irréfolu, les pria de lui donner du
tems pour fe déterminer, 8c fe décida enfin par les
avis d’Antoine Paez-Viegas , fon fecrétaire, 8c fur-
tout d’après les mâles 6c généreufes réflexions de la
duchefle, fon époufe. L’exécution de l’entreprife
fut remife au famedi premier décembre 1640: ce
jour arrivé, les conjurés, au nombre de cinq cens ,
fe diviferent en quatre troupes , 6c fe rendirent au
palais par différens chemins. A huit heures du matin
Pinto tira un coup de piftolet ; à ce lignai tous lès
conjurés avancèrent brufquement , chacun du côté
qui lui étoit preferit ; Mello 6c fon frere, fuivis d’une
foule de citoyens armés, fe jetterent fur la compagnie
Efpagnole qui étoit de garde devant le palais,
pénétrèrent dans le corps-de-garde, 8c obligèrent
l’officier 8c les foldats qui y étoient, à fe rendre, 6c
à crier comme eux, vive Leduc de Bragance. D ’Almeida
6c fa troupe fondirent fur la garde Allemande ,
qui fut défarmée 6c mife en fuite ; Pinto 6c les fiens
entrèrent dans le palais , 6c montèrent à l ’appartement
du fecrétaire Vafconcellos; Antoine Correa,
l’un des commis du fecrétaire, fut la première vi&ime
qui tomba fous les coups de Menefez: Vafconcellos
effrayé fe cacha dans une grande armoire , fous un tas
de papiers ; mais il n’échappa point aux recherches
des conjurés qui, l’ayant découvert, le maffacrerent
6c le jetterent par la fenêtre, en criant : le tyran ejh
moh, vive La liberté & don Juan, roi de Portugal. La
vice-reine voulut faire quelque réfiftance, mais elle
fut enfermée dans fon appartement ; tous les Efpagnols,
foit dans le palais, foit dans la ville, furent
arrêtés. Il n’y avoit encore qu’une partie de la conjuration
d’exécutée ; les Efpagnols étoient maîtres de
la citadelle, 8c de-là ils pouvoient donner entrée
aux troupes Efpagnoles : les conjurés allèrent trouver
la vice-reine, ÔC lui demandèrent de ligner un
ordre au gouverneur de livrèr la citadelle; la vice-
reine refufa, mais elle fut fi vivement menaéée,
qu’elle l’expédia, dans l’efpérance que le gouverneur
voyant bien que c’étoit un ordre furpris, ne le
remplirait pas : elle fe trompa cependant, 6c le
gouverneur Efpagnol voyant le peuple en armes
devant la citadelle, 6c entendant les menaces qu’on
lui faifoit de le mettre en pièces, lui 6c la garnifon ,
s’il ne fe rendoit pas, n’héfita point ; 6c enchanté
d’avoir un prétexte plaufible, il remit la citadelle
aux conjures qui, n’ayant plus rien à faire pour le
fuccès de la révolution, dépêchèrent Mendoze 6c
Mello au duc de Bragance, pour lui apprendre la
grande nouvelle de fon élévation au trône : dans le
même tems on envoya des couriers dans toutes les
provinces, pour rendre grâces à Dieu de ce que le
Portugal avoit enfin recouvré la liberté, avec ordre
aux magiftrats de faire proclamer roi le duc de Bragance
, 6c de s’affurer de tous les Efpagnols qu’on y
trouveroit. Cependant le duc de Bragance arriva à
Lisbonne , dont la plupart des habitans étoient fortis
en foule pour aller au-devant de leur nouveau fou-
verain, qui entra dans la capitale , y fut proclamé
au bruit des acclamations, 6c folemnellement couronné.
Sa puiffance fouveraine fut également reconnue
fans contradiction au Brefil, dans les Indes ,
aufli-tôt que l’on y fut inftruit de la révolution, ainfi
que chez toutes les puiffances de l’Europe qui
n’étoient point dans la dépendance de la maifon
d’Autriche. Quelque paifible toutefois que parût
l’avénement de Jean I P k la couronne, ce calme
extérieur cachoit les plus pernicieux deffeins. Les
princes du fang n’avoient vu qu’avec des yeux jaloux
l’élévation du* nouveau fouverain ; plufieurs feigneurs
dont les terres étoient du domaine de la
couronne, craignoient d’être dépoffédés, 6c cette
crainte les rendoit très-mal intentionnés. L’archevêque
de Brague fort attaché à la vice-reine 6c aux
Efpagnols, démêla ces mécontentemens, les aigrit
autant qu’il fut en lui, fe ligua avec plufieurs feigneurs
, forma le plan d’une confpiration, en faveur
au rétabliffement de la domination Efpagnole, y fit
entrer les Juifs, auxquels il promit la tolérance , 6c
prit les plus fages mefures pour renverfer le gouvernement
aûuel. Les Juifs à un jour convenu,
dévoient mettre le feu en différens quartiers de
Lisbonne ; en même tems les conjurés du palais dévoient
en ouvrir la porte aux autres : on devoit
poignarder le ro i, s’afl’urer de la reine 6c de fes
enfans, tandis que l’archevêque de Brague, accompagné
du clergé , marcheroit, précédé de la croix ,
dans la ville , pour appaifer le peuple , qui feroit
aufli réprimé par les troupes Efpagnoles prêtes à
entrer dans la ville. Le jour de l’exécution de cette
conjuration approchoit, lorfque Jean en fut informé
: il feignit de l’ignorer, 6c prit avec la plus rare
prudence, toutes les précautions qui pouvoient
l’empêcher. La veille du jour fixé par les conjurés ,
il fit entrer , fous prétexte d’une revue générale ,
toutes les troupes qui étoient en quartier dans les
environs; il appella au confeil les principaux d’entre
les conjurés, ils furent arrêtés fans éclat; 6c dans le
même tems , on s’affuroit dans la ville du refte des
confpirateurs. Leur procès fut bientôt inftruit, ils
avouèrent leur crime :1e marquis de Villaréal 6c fon
fils , le comte d’Armamur 6c Auguftin-Emmanuel ,
furent décapités ; le fecrétaire de l’archevêque de
Brague 6c quatre autres furent pendus : quant à l’archevêque
6c au grand inquiliteur, ils furent condamnés
à une prifon perpétuelle. Cette confpiration
dilfipée, Jean I P convoqua les états, 6c s’y fit admirer
par fa modération 8c fon défintéreffement. Le
comte - duc d’Olivarès, encore plus furieux que fon
maîtrè de la perte du Portugal, ne refpiroit que
vengeance : les Portugais s’attendant à une guerre
aufli longue que meurtrière, 6c animés eux-mêmes
de la plus violente haine contre les Efpagnols, fe
préparèrent à une vigoureufe défenfe ; 6c agreffeurs
eux-mêmes, ils entrèrent dans l’Eftramadure Efpagnole
, où don Mathias d’Albuquerque , à la tête
d’un corps de fix mille hommes d’infanterie 6c de
douze cens chevaux , battit complettement une petite
armée Efpagnole de fept mille hommes d’infanterie
6c de deux mille chevaux. Cette viftoire ral-
lentit beaucoup, finon la haine des Efpagnols , du
moins leurs hoftilités ; 6c il eft vrai que la valeur des
Portugais , leur zele pour leur roi, 6c leur ardeur à
foutenir la révolution qui leur avoit rendu la liberté
, ne donnoient pas au roi d’Elpagne de grandes
efpérances de recouvrer ce royaume. Ne pouvant
s’en emparer à force ouverte, le miniftere Efpagnol
fit propofer que, fi le roi Jean I P vouloit renoncer à
cette couronne , Philippe lui céderoit la Sicile ;
mais cette propofîtion fut reçue 6c rejettée comme
elle devoit l’être. Les Efpagnols ne pouvant rien
gagner, en revinrent à leurs anciennes voies d’intrigue
& de complot; ils corrompirent un malheureux
qui promit de tuer le roi d’un coup de fufil ;
mais qui ayant eu l’indiferétion de laiffer tranlpirec
fon projet, fut arrêté 6c puni de mort. Jean [P délivré
des inquiétudes que lui avoient caufées ces
complots , ne s’occupa que des foins du gouvernement;
il forma la maifon du prince Théodofe ,
fon fils, dont les rares qualités 6c les talens fu-
périeurs le confoloient de la perte fenfible de
l’infant Edouard, fon frere, qui mourut de poifon ou
de chagrin, après un temsj confidérable de captivité
à Milan, détenu par les Efpagnols. Cependant,
quelque tendreffe que le roi eût marquée jufqu’a-
lors pour Théodofe, il y eut bien-tôt de la méfin-
telligence entr’eux , & elle eut de fâcheufes fuites.
Mal confeillé par quelques feigneurs turbulens , le
jeune Théodofe quitta tout-à-coup la cour, 6c alla
fe rendre à Elvar. Jean offenfé de cette démarche,
lui envoya ordre de revenir fur le champ ;.le prince
n’obéit qu’après avoir réfifté, 6c il fut froidement
accueilli par fon pere. Quelques mal - intentionnés
prirent occafion de cet accueil pour animer le peuple
contre Jean IP . On plaignit Théodofe, on murmura,
6c le roi poyr étpyffer ce mécontentement,