
le travail modifie, & auxquels il ne donne fou-
vent les qualités néceffaires pour certaines opérations
, qu’en les privant de celles dont on a befoin
pour des recherches d’un genre différent.
Voici une autre fource d’erreurs. La plupart de
ceux qui rendent compte d’une obfervation, difent
plutôt ce qu’ils ont penfé & jugé, que ce qu’ils
ont vu ; ou ils confondent i’un & l’autre, au point
qu’il eft difficile de compter fur leur témoignage.
C ’eft ainfi que les voyageurs fubftituent au fimple
expofé des faits leur lentiment ou même leur opinion
, & le lcdteur, à leur place, n’auroit pas vu
comme eux.
L ’on fera moins furpris encore de ces erreurs,
en refléchiffant que, dans plufieurs cas , pour bien
voir, il faut bien juger. Parmi les événemens les
plus à notre portée St les plus communs, tout
ceux dont les circonftances font complexes ne peuvent
être vus qu’en raaffe, & ne peuvent être énoncés ?iue par des rapports de grandeur , de force, de
ymétrie , de conformation , de durée; ce qui fup-
pofe un bon jugement, qualité très-rare. Pierre
eft-il entré? Voilà un fait fimple fur lequel^tout
le monde fera d’accord : mais fon chapeau étoit-
i l grand ou petit? fon habit étoit-il long ou court?
a-t-il falué avec grâce ? Voilà des circonftances
fur lefquelles on variera, parce que la manière
de les expofer tient à la comparaifon que chacun
doit faire de ce qu’i l voit avec ce qu’il a
vu , & que dans cette comparaifon il y a un
terme qui n’eft pas le même pour tous les afïif-
tans,tous n’ayant pas la même idée de la grandeur
convenable d un chapeau , de la dimenhon d’un
habit, ou.de ce qu’on appelle la grâce dans le
maintien ; ici donc , comme dans tant d’autres
cas , voir, c’eft juger. , . #
Qu’il foit difficile & rare de bien juger, c eft
ce que l ’on doit concevoir fans peine , en remarquant
combien peu de perfonnes poffèdent l ’art du
raifonnement Cet art fuppofe que l ’on fâche di-
vifer la queûion principale en plufieurs proportions
particulières ; qu’on les oppofe l ’une à l’autre
, & que de réfultat en réfultat on arrive à la
folution du problème. Qui ne voit pas que dans
ce jeu de l’efprit il eft facile, de commettre des
fautes, & qu’une feule fuffit pour éloigner à jamais
du but que l ’on fe propofoit de frapper ? Les
grecs le favoient bien , eux parmi lefquels c’étoit
un métier affez lucratif que celui d’apprendre à
tromper par le fophifme. Aux règles du difeours ,
déterminées par Ariftote , ont liiccédé. celles des
géomètres, qui compofent la logique par excel-
l^ n ce , & qui tracent la marche du raifonne-
jaent. / ■ ■
Elles feules peuvent guider d une manière fure
ceux qui ont à comparer enfembie un grand nombre
d’idées. Raifonner eft donc la premièrè de toutes
les fciences, puifqu’e lle eft la bafe de tomes celles
que cultive l ’e(pr;t humain*
Demandez à la plupart des gens du monde quels
font leurs droits à telle propriété qu on leur con-
tefte ; quoiqu’ils connoiffent toutes les bafes fur
lefquelles cette propriété eft établie , ils ne pourront
vous les préfenter dans l ’ordrè néceffaire pour
vous convaincre, & leurs droits expofes par eux
perdroient beaucoup de leur force : c’eft que parcourir'fucceffivement
plufieurs ordres de moyens ,
aller du plus fimple au plus compofe, St parvenir
ainfi par degrés à la clarté de l ’évidence , eft
une opération- qui leur eft étrangère, & à laquelle
peu de perfounes font accoutumées. Comme elle
exio-e de l’attention , & qu’elle eft pénible ju(-
qu’à un certain point, on s en difpenfe autant que
Ton peut ; de là vient que , parmi ceux qui font
comblés des dons de la fortune, la plupart chargent
des hommes à leur folde de penfer & d agir
pour eux , fe réfervant en quelque forte le feul
exercice de la parole, dégàgé de toute la fatigue
du raifonnement. _, .
Deux chemins conduifent à la vérité. L un ^eft
tracé par la routine, par une forte d inftindt ; c eft
celui de prefque tous les hommes dans les détails
de leur profeffion ordinaire. L ’habitude^ ou 1 expérience
les met fur la voie. Dans 1 autre , oa
eft guidé paroles principes de jTanalyfe ou de
la fymhèfe ; on marche comme dans les demonf-
tratioqs géométriques; l’on fuit une méthode générale
, applicable , avec quelques modifications,
aux différens cas; & l’on peut s’elever ainfi aux
vérités de tous les ordres. 4 ■
Ce feroif un beau travail à faire , que d indiquer
avec préciûon comment on doit établir la
preuve d’un fait quelconque, St quelles mefures
on doit prendre pour éviter l’erreur.
Tant que l ’on n’opère que fur des machines > on
court moins de rifques de fe tromper. On n a ,
pour*ainfi dire, à veiller alors que fur foi-meme :
mait lorfqu’il s’agit d’expériences dans lefquelles
ce font des hommes que l ’on obferve , les lources
du preftige deviennent plus nombreufes & plus a
craindre. Ceux que l’on foumet à une -j épreuve
quelconque peuvent vouloir tromper ; ils peuvent
auffi être trompés eux-mêmes, & de deux
manières , foit par leur imagination , foit par
quelque inftigàtion étrangère. En pareil cas, on
doit le mettre en garde de tous les côtés, varier ,
multiplier les eflais > & changer tellement les
circonftances acceffoires, que leur influence foit
entièrement détruite , & qu’elle ne puifle être
pour rien dans le réfultat. C’eft alors ^ue la po*
liteffe & les égards doivent être réduits a leur jufte
valeur. Souvent on cite dans le monde,, a 1 appui
d’une obfervation , des témoignages dont en affaire
on ne feroit aucun cas, & l’on admet, contre les
intérêts de la -vérité, des autorités dont celui qui
les vante fauroit bien montrer le néant, s il s agifi
foit des intérêts de fa fortune. Quoi de plus ridicule
que de vouloir faire dépendre la vérité
<?ufi fait phyfique, de la probité de quelques grands
perforinages que l’on donne pour témoins & ga-
xans irrévocables d’un phénomène extraordinaire. Les
phyfîciens ne croient que ce qu’ils ont vu & qu’ils
peuvent faire voir aux autres , & en étendant leurs
-expériences à un grand nombre de fujets , ils font
•toujours surs de reconnaître l ’erreur.
La première condition , dans la recherche
‘d’un agent , eft donc de n admettre un fa i t qu a -
j?rès Vavoir conjiiéré fou s toutes fe s faces I &
■ avec des yeux exercés.
La] fécondé condition eft de ne tirer de chaque
jfa it que les conféquencès qui en réfulter.t immédiatement
, & de ne jamais aller au delà de
•ces conféquences.
En deux mots : agir en phyficien & raifonner
«n géomètre , voilà ce qu’il faut faire pour
«’être point trompé & pour ne tromper per-
fonne.
Quelques exemples tirés des différentes branches
de la Phyfique & de la Médecine, feront mieux
fentir l ’utilité de ces remarques.
Un chimifte calcine un métal dont l ’éclat dif-
paroît; il refte une matière blanchâtre qu’on appelle
chaux métallique. Le chimifte foumet au feu
cette chaux métallique avec de la pouffière de charbon
; il voit le métal reprendre (a première forme ,
& il dit : dans la calcination j’ai enlevé au métal
un principe que j’appelle le phlogiftique. En rapprochant
la chaux du charbon , je lui ai rendu le
principe que je lui avois enlevé, & que le charbon
contient en abondance. Ce chimifte raifonne
m a l, & il manque aux deux préceptes établis ci-
deffus.
i° . I l n’a pas vu levait de la calcination fous
fes faces principales , & il a négligé des précautions
effentielles à fa propre inftrudion. Il n’a
pas pèfé la chaux , dans le deffein de (avoir fi ce
corps, qu’il dit avoir perdu quelques parties de fa
maffe, eft devenu plus léger* I l auroit vu qu’il
eft au contraire beaucoup plus pefant après qu’avant
la calcination ; & alors , au lieu de dire que
la chaux métallique eft privée d’un de fes principes , *
i l auroit regardé comme certain qu’il s’y eft joint,
dans cette opération , une fubftance étrangère.
S’il avoit tenté cet effai dans des vaiffeaux fermés
, il auroit vu que le poids des vaiffeaux refte
le même dans tous les temps de l ’expérience , mais
que celui de la chaux augmente dans la proportion
exaéte du poids que 1 air des vaiffeaux a perdu.
Ç ’eft donc de l ’air qui fe fixe dans la chaux métallique
, & non du phlogiftique qui s’en fé-
pare.
z°. Lorfque la chaux, traitée avec un flux ré-
duétif, reprend l ’éclat du métairie chimifte raifonne
mal encore , en croyant qu’il y ajoute un
principe , puifque le poids de la maffe totale
Médecine. Tome L
diminuant beaucoup alors , i l eft évident que l ’air
furajouté par la calcination , s’en dégage. C ’eft
en effet toujours dans cette circonftance que l ’éclat
métallique reparoît.
I l y avoit donc erreur de fait & de, raifonnement
dans la théorie du chimifte.
Lés aftronomes ont découvert, à la furface du fo-
le il , des endroits obfcurs auxquels ils ont donné
le nom de tâches. Le père Scheiner, conduit par
des obfervations peu exactes , prétendit que ces
taches étoient autant de planètes dont i l calcul»'
le mouvement. Le père Scheiner fe trompa ; i°J
faute d’avoir bien vu ; x°. faute d’avoir bien rai—
fonné : car en (uppofant que ces taches euffenfc
eu des révolutions ex aftes & périodiques, comme
leurs révolutions auroient été les mêmes que celle©
du foleil fur la furface duquel on les voit appliquées
, il n’auroit pas été fondé à conclure
qu’elles formoient un fyftême de corps différent
de cet aftre, & circulant à part.
La phyfique du corps humain pourroit noua
fournir un grand nombre d’exemples de ce genre
d’erreurs. C ’eft par l ’intermède des nerfs que les
impreffions de la volonté fe tranfmettent jufqu’aux:
mufcles ; un nerf mis à nu & piqué , porte la
(pafme & la convulfion à tous les mufcles qui enr
reçoivent des rameaux. On en a conclu'qu’un fluide
très-fubtil couloit le long des nerfs , 8c fe répan-
doit dans les organes irritables du corps humain.
Un homme exadt aufoit dit : Toute l ’induftrie
des anatomiftes n’a point montré de canaux dans
les nerfs, comme j’en ai vu dans les vaiffeaux
fariguins & lymphatiques. Les expériences dont j’ai
été témoin prouvent bien que l'a g ent, quel qu’i l
fo i t , réfide dans la fibre nerveufe , & que fon
influence fe propage avec une grande rapidité j
mais rien n’annonce la néceffité d’un fluide circu«
lant pour expliquer ces effets. Des molécules très-
élaftiques interpolées , une réaction éleétriqué, 8c
tant d’autres hypothèfos peuvent être fubftituées
aux elprits nerveux ou animaux , dont l ’exiftence
doit être tenue pour très-incertaine , St même affeo
peu probable. J’appellerai donc, ajouteroit-il ,
action nerveufe , la propriété inhérente aux nerfs ,
& je me garderai bien de rien dire de plus, juf-
qu’à ce que de nouveaux faits m’aient éclairé.
J’ajouterai deux autres exemples plus à la portée
de tout le monde.
Un habitant des campagnes de Tarente , dans
le royaume de Naples, eft mordu par l ’araignée
appelée tarentule ; on le croit dangereufement
bleffé. On le fait danfer fortement & longtemps
; il fué , & on le regarde comme guéri.-
Cet homme étoit , dit-on , atteint d’un venin
mortel ; la danfe l ’a fait tranfpirer, le venin
a forti avec la fueur. Un phyficien , qui fe défie
de cette guérifon bizarre, doute, obferve, & ne craint
pas enfuite de fe faire mordre par plufieurs tarentules
dans la faifon des grandes chaleurs ; il n’en réfulte
A a a