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fées , des idées ; énonce & explique ce qu’elle
conçoit par plufieurs paroles : c’eft ce que nous
appelons juger , difcuter , examiner. De plus ,
l ’homme intelligent & doüé de raifon , non feulement
comparé les idées préfentes avec les paf-
fées , mais aulli les combine avec l’avenir : ces
combinaifons fe font par la réminifcence & par
la mémoire : mais pour l ’ufage rationnel de cette
propriété , comme pour produire des penfées
juger & difcuter, i l eft néceffaire que l ’efprit
foit tranquille & le corps fain * & qu’il obéiife
à l ’empire de cette volonté fpiritueflè, éclairée
par les combinaifons qui font excitées par les
fenfations qui exiftent dans le fenforium commune.
Confidérons la peiuture qu’Horace fait, dans
l ’art poétique ( 15 8 & fuiv.~), de l ’enfance 8c de
l ’adolefcence , & nous verrons que toutes les actions
de ces âges ne (ont que la fucceffion des
fenfations agréables ou défagréables. Dans la def-
cription qu’il fait des moeurs & des pallions de la
jeünefle, on voit que les défirs de cet âge font
plus combinés avec les a&ions paffées & futures;
déjà elles font filles de la vanité , & de ces idées
abilraites que nous acquérons dans le monde ,
aufli vaines que pompeufes , l ’honneur, la gloire ,
l ’autorité.
« Un homme fait & d’un efprit mur fonge à*
» acquérir des richefles, à fe faire des amis , â
» s’avancex dans les charges ; il s’étudie à ne rien
» faire avec précipitation & qu’i l foit obligé de
» changer ».
Ætas animuque , virilis
Queerit opes ôcc.
Si on pèfe l’endroit de Pline que j’ai cité,
vous y trouverez une ample matière d’idées
neuves , qui font autant de combinaifons ou d’idées
abilraites des fenfations du fenforium commune.
Vous y verrez le luxe effréné , l ’ambition, l ’avarice
, là fuperflition , la vanité de furvivre
dans la mémoire des hommes après la mort; 8c
enfin la foibleffe de déplorer la mort de ceux
qu’on a aimés : comme fi l’auteur de la nature
les avoit délivrés de la vie injuftement»
Nous acquérons toutes ces idées , ou d’autres
qui y ont rapport , autant par l ’éducation que
par la force des lois politiques auxquelles nous
tommes fournis ; & plus nous commençons â juger,
plus nous avons de fujets pour tomber dans mille
pallions de l ’ame, inconnues aux animaux.
Nous affilions â des thèfcs de philofophie fou-
tenues publiquement avec intelligence , fans héfiter
.& fans faute de mémoire ; nous voyons réfoudre
des argumens qui ont beaucoup de force , 8c
qui font propofes d’une voix mâle , 8c capable de
troubler lé répondant, avec une telle grâce & des
gefles fi agréables, que tout l ’auditoire manifefte
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fon contentement par des acclamations. L e fenforium
commune, &. l ’ame d’un étudiant eft frappé
de ce fuccès ; il confidère le plaifir qu’il y a
d’être fupérieur .aux autres, & d’ être applaudi par
fes maîtres & par une affemblée de gens inftruits :
vient le tour de cet étudiant de fournir la même
carrière ; il échoue dans fes efforts , i l voit fes pro-
feffeurs trilles, fes condifciples moqueurs, & les alfif-
tàns mécontens : alors il s’élève dans fon coeur une
paillon violente de déshonneur, dans laquelle font
renfermés la crainte , la honte , & le mépris ;
fi l ’étudiant n’avoit pas encore conçu d’idées de
la confédération qui fuit les connoiffances pour
qui fait les faire valoir, s’il n’avoit pas combiné
lidée préfente de fon incapacité avec l ’idée paf-
fée de l’heureufe habileté de fon camarade , il
n’auroit jamais conçu cette paflion de l ’ame qui
fait qu’on fouffre de fe voir rejeter.
De cette manière s’exercent les pallions de l ’ame
qui dépendent de la réminifcence , de la cçmbi-
naifon des fenfations pafTées , préfentes , 8c â venir :
ce.font celles dont j’ai parlé plus haut, d’après
Horace 8c Pline.
J Ce font les paillons qui nous font mener une
vie contentieufe 8c turbulente ; ce font elles qui
précipitent tant d’hommes dans le tombeau. Elles
nous engagent â nous faire eflimer & refpeéler,
â obliger ceux que nous connoiffons, & même
ceux que nous ne connoiffons pas , mais qui ont
de nous une opinion fîatteufe. A quels délaflres,
à quelles veilles , â quelles inquiétudes , à quels
dégoûts ne nous affujettiffent-elles pas? Ces paroles
d Horace , infervit ho no ri , en difent plus que
tout ce que je pourrois ajouter.
Il-efl de certains goûts & quelques prérogatives
communs a l ’homme & aux animaux ; ils éprouvent
de la même manière les pénibles fenfations
de la douleur , de la faim , de la foif ; mais elles
font bien limitées, fi on les compare avec celles
que l ’homme fe crée lui-même , & que fon imagination
enfante : la plus grande partie de celles
qui font fomouvrage, tendent plus â fa deftruc-
tion qu’à fa' confervation.
C’efl ce qui fait dire à M. de Buffon ( r ) :
a Dans l’homme , le plaifir & la douleur phy-
» fiques ne font que la moindre partie de fes
» peines & de fes plaifirs; fon imagination, qui
» travaille^continuellement, fait tout , ou plutôt
» ne fait rien que pour fon malheur ; car elle ne
» prefente a 1 ame que des fantômes vains ou des
» images exagérées, & la force à s’en occuper :
» plus agitée par ces illufions, qu’elle ne le peut
» être par des objets réels , l ’ame perd fa faculté
» de juger , 8c même fon empire ; elle ne com-
» pare que des chimères, elle ne veut plus qu’en
• (..r) Hiftoire naturelle du cabinet Difcours fur la n^ure des animaux. du roi, t. 4, p. 44,
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» fécond , & fouvent elle veut Fimpôffible. Sa
» volonlé4,-qu’elle ne détermine plus, lui devient
» donc à charge ; fes défirs font des peines , &
» fes vaines èfpérances font tout au plus de faux
» plaifirs qui difparoiffent & s’évanouiffent dès que
» le calme fuccède , & que l ’ame, reprenant fa
» place, vient aies juger.
• » Nous nous: préparons donc des. peines , toutes
» les fois que nous - cherchons, des plaifirs ; nous
» fommes malheureux , dès que nous défiions être
» piiisïheu'reux. Le bonheur eft au dedans de nous-
» même , il nous a été donné; Le malhfeur eft
» au dehors , & nous l ’allons chercher. Pourquoi
» ne fommes - nous pas convaincus que la jouifi-
» fance paifible de notre ame eft notre , feul &
» vrai bien ; que moits pouvons ^augmenter : fans
» rifquer de là perdre -que moins nous défiions,
» & plus nous poffédons.; qu’enfin tout ce que
» nous voulons au delà de c f qué la nature peut
» nous donner, eft peine , & que rien n’eft plai-
» fir que ce qu’elle nous offre » ?;. -
Tous ceux qui ont traité de cette matière, ont
penfé unanimement qu’une paflion;. de .l’ame eft
une folie momentanée!; que les violens effets de
l ’amour & de la colère occupent & dépriment
l ’ame de telle manière , qu’elle n’eft plus capa-r
blé de s’occuper d’autre chofe , & qu’eile. ne peut
comparer fa peufée préfente avec la paffée , ni
fonger à l ’avenir. Cet impetum faciens d’Hippocrate
s’empare de toutes les puiffances, tant
fpirituelles que corporelles-, qui font toutes les
forces réunies dans le fenforium commune , & qui
fe diftribuent au diaphragme & à tous les nerfs,
comme nous le verrons plus bas.
Voyons à préfent le contraire , ce que c’eft
qu un homme prudent, un homme comme Socrate
, à qui Dieu a accordé un jugement bon &
un corps fain : cet homme , “quand il aperçoit un
objet réel ou arbitraire , qui dépend en grande
partie de l’opinion , le compare avec les autres
qu’il a conçus précédemment, & avec toutes fes
circonftances ; il le compare auffi avec le futur ;
enfin il forme fa penfée , & détermine fes
idées : ce que Virgile a fi bien exprimé par ce
vers :
« Q u a fun t, quoefuerint , qitce mox ventura fequamur ».
i Dès lors une pàffiomde l ’ame n’eft autre chofe
qu’une maladie , qu’une foiblelfe de l ’ame ; 8c
ion exiftence , plus limitée , plus opprimée , nous
l ’appelons manie , non celle qui eft fiientieufe,
mais celle dans laquelle on parle avec violence
& emportement d’un objet, fans aucun ordre, &
dans laquelle on oublie le vrai , l ’honnête , &
l ’utile. T e l eft l ’état de celui qui eft efclave des
pallions de l ’ame.
Juvénal, fatire X , v. 156 , me paroît l ’avoir
mieux compris que tous les autres poètes & philo-
fophes, parce qu’il l ’a mieux exprimé*
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« Il faut prier les Dieux d’avoir fefprit fain
» dans un corps fain ; demandez-leur une ame
» allez forte pour ne pas être agitée des craintes
» de la m ojt, qui mette le terme de la vie
» parmi les dons de la nature , qui puiffe fup-
» porter toutes’ fortes de travaux , qui ne facile
?>. point fe. laiffer dominer p a r ia colère, qui 11e
» délire rien , & qui préfère les fatigues d’Het-
». cule & les durs travaux , aux plaifirs de l ’a-
» mour, aux feftins, & aux lits de duvet de Sar-
» danàpale ».
Orandum ejl ut fit mens fana in corpore fano,
l'orte/n ■ pofee animum & m&rtis terrore çarentem r
Qiiifpatiumyiice extretmum inter mumeraponat
Natures , qui ferre queat quofeumque labores ;
. - Nefciat irafei , cupiat nihil, & potiores
Hercutis oerumnas crédat, fcevofque labàres
E t yenere, & ccenis , &, plumis Sardanapali,
Galien , dans fon traité de Ç a uf fympt. , réduit
tous les effets des paffions à deux mouve-
mens univerfels dans le corps humain; le premier,
qui fe'fait de la circonférence au centre ,,
ce que l ’on voit arriver dans les fentimens .de
peur de trifteffe ; & le fécond , qui fe fait du
centre à la circonférence , ce que l’on éprouve
dans les affeclions de joie , de colère , d’efpérance
mais quoique cette divifion foit vraie en Médecine
, elle ne renferme pas toutes les paffions de
l ’ame : ••c’eft-pourquoi je fuivrai la divifion de
Varron , qui fert de commentaire au vers 733 du
liv. 6 de Virgile.
Il y a quatre fortes de paffions de l ’ame : les
deux premières font contraires à-notre confervation;
lavoir, la douleur & la; crainte : la première
eft une perception du mal préfent ; & la fécondé,
du mal futur, ou qui nous menace. Les deux
autres font là fatisfaélion & le défîr. La première
affeéle l ’efprit dans le moment préfent ; la fécondé-
raffeéte pour l ’avenir. Virgile les comprend toutes»
dans le vers fuivant :
Hinc metuunt cupiuntque , dolent gaudentqiie.........
Dans ces deux claffes d’e douleur & dè’ crainte
font renfermées les diverfes efpèces de paffions,
la douleur d’efprit que nous appelons- de coeur ,
8c les latins oegrituao , lorfque l’efprit eft telle-
I ment accablé par le mal préfent ,• qu’il ne peut
penfer à un autre objet. L a douleur caufée.par
la mort d’un objet aimé s’appelle gémijfement,
luéZus , lamentatio. Celle que nous éprouvons
en voyant profpérer ceux que nous haïffons,
s’appelle envie ( r ). ; celle qui nous affe&e en
( 1 ) Quant à l’envie , cette paflion baffe tourmenter
l’homme dès l’enfance j perfonne ne l’a mieux dépeinte
qu’Qvide»