
E n vue
des S an dw ich .
1 8 19 ,
Août.
j’avois pour convives de véritables mendians ; tout etoit pour eux un
objet de convoitise ; aussi fallut-il, pour rester bons amis, leur donner
le verre, l’assiette, la bouteille et la serviette même dont ils s’étoient
servis; encore ces cadeaux, loin de les satisfaire, ne les rendirent que
plus exigeans. Poui imagina d’acheter mon habit d’uniforme et de m’offrir
en échange quatre cocos : il vouloit un fusil, de la poudre de guerre,
il vouloit des étoffes, il vouloit tout ce qui flattoit sa vue, et paroissoit
de mauvaise humeur à chaque refus qu’il essuyoit de ma part. Pour
mettre un frein à ce débordement de prétentions saugrenues , je lui déclarai
que je ne donnerois plus rien , à moins qu’on ne m’apportât des
cochons dont j’avois besoin pour l’approvisionnement de mon vaisseau:
il promit de m’en envoyer le lendemain; mais il se garda bien d’en rien
faire, et jamais je ne l’ai revu.
Une chose qui m’auroit beaucoup étonné, si je n’avois connu déjà la
voracité des habitans de Rawak et des Carolines, c’eût été de voir la
quantité prodigieuse d’aiimens qu’engloutissoient plutôt que ne man-
geoient ces gens-là.
Poui savoit quelques mots d’anglais , e t , par ce moyen, il me fut moins
difficile de le comprendre. Il m’annonça la mort du roi de ces îles,
Taméhaméha (i), si bien connu par l’activité de son génie et son brillant
caractère, et m’apprit que Riorio (2), fils de ce souverain, avoit succédé
à son père, sans que la paix eût été aucunement troublée.
Grand et fortement constitué, Poui avoit la physionomie noble, quoique
un peu farouche, et le corps couvert de cicatrices qui ne paroissoient pas
religieuse des S andvvichiens, défend aux d eu x sexes de manger non-seulement à la même
ta b le , mais encore dans la même maison. N ous reviendrons ailleurs sur cette singulière
coutume.
( 1 ) C e mot décomposé en ses é lém en s , T a - méha - méha , signifie le solitaire dans la
solitude,
( 2 ) N om qu’ on écrit aussi Uriorio et Oriorio ; R io r io est m ie u x , puisque en effet la
première syllabe 0 ne s’ em p lo ie , dans la dé clina ison , que comme le signe du nominatif.
M . E llis , dont nous aurons plusieurs fois occasion de citer l’ intéressant ouv ra g e , assure même
qu’il faut écrire Rih o rih o ; selon lui ce ne seroit là qu’ une contraction du nom Ka-lani-noui-
rihoriho que portoit autrefois ce p ersonnage, et le sens littéral en seroit les d eu x g ra n d n o ir ,
ou p e u t -ê t r e la grande noirceur des d eu x . ( Vope^ W . E llis , N a rra tiv e o f a tour through
H a w a i i , or Owhyhee, ddc.)
LIVRE IV. — De Gûam a u x S a n d w i c h i n c l u s i v e m e n t . 5 2 i
l’effet des armes. Tout annonçoit chez lui l’habitude du commandement.
Étant à se promener avec moi sur le gaillard d’arrière, et voyant plusieurs
personnes de i’état-major, il s’informa si elles étoient arii [nobles] ,
et, sur ma réponse affirmative, il s’empressa de leur toucher la main;
puis, apercevant près de là un matelot, au lieu de le traiter avec la
même politesse, il leva le pied et le lui présenta d’un air de mépris. Cette
boutade fit beaucoup rire aux dépens du pauvre matelot, qui se retira
peu content des manières dédaigneuses de ce haut et puissant seigneur.
Une petite brise s’étant déclarée le 8 à la pointe du jour, j’en profitai
pour m’avancer au Nord jusque devant la baie de Kayakakoua (i).
J ’allois envoyer un officier pour sonder ce mouillage, lorsqu’une belle
pirogue vint à bord avec le chef ou, comme on dit main tenant, le gouverneur
de l’île : c’étoit le prince Kouakini, ou Kaïroua, surnommé aussi
John Adams (2) , nom qui lui fut donné dans son enfance, et sous
lequel il est assez généralement connu. C ’étoit un homme de vingt-huit
à vingt-neuf ans, de la taille de 6 pieds 3 pouces, et d’un embonpoint
proportionnément supérieur encore à sa stature gigantesque; il avoit une
figure agréable et douce, un air affable et bienveillant : il étoit vêtu d’un
simple langouti en indienne, et accompagné d’un très-petit enfant muni
d’un émouchoir en plume. D’après l’assurance qu’il me donna que je
trouverois sans peine ici les bestiaux nécessaires au ravitaillement de
mon vaisseau, je me dirigeai sur la ville qui étoit en face et formoit le
point le plus remarquable de la baie, et j’y laissai tomber l’ancre à moins
d’un mille de terre.
Mouillage à Kayakakoua. — Kouakini me surprit par une instruction
dont je ne l’aurois pas cru capable. Ayant appris que je naviguois en découverte,
il me demanda en assez bon anglais si j’étois venu aux Sandwich
par la route du cap Horn, ou bien si j’avois passé d’abord au Cap
de Bonne-Espérance. Il s’informa aussi avec intérêt des nouvelles de
Buonaparte, et voulut savoir si, comme on le lui avoit assuré, l’île Sainte-
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Ao ût.
S é jo u r
à Owh yhi.
( I ) C e lieu porte encore le nom de K d iro u a , l’un
neur d’Owh yhi. ( Voye^ planche n.“ 1 5 . )
( 2 ) L es chefs sandwichiens ont l’habitude de changer souvent de nom
pour les motifs les plus futiles.
de ceux qui sont affectés au gouve r-
et quelquefois