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CHAPITRE XLV.
Séjour a Montévidéo,
Nous passâmes tout à coup ici de l’enfer au paradis. Depuis trois
mois, en effet, nos fatigues avoient été si grandes, nos privations si multipliées,
nos inquiétudes si vives; il étoit à la fois si difficile, si délicat
de commander et de se laisser conduire; nos pensées sur notre avenir
avoient été si sombres et même queiquefois si terribles; notre courage
et notre persévérance avoient été mis à de si rudes épreuves, qu’en nous
trouvant, presque sans transition, au milieu de personnes amies, bonnes,
bienveillantes, qui sembloient n’avoir d’autre tâche que de prévenir nos
désirs ou de les satisfaire, nous éprouvâmes les impressions les plus profondes
et en même temps les plus agréables!
J ’avois été malade avant de quitter les Malouines, je le fus pendant la
traversée, et je l’étois encore en arrivant à Montévidéo. Lorsque nous descendîmes
à terre, la figure accablée de plusieurs d’entre nous et notre
air défait semblèrent attirer l’attention et la commisération des personnes
qui nous accueillirent.
¡1 n’existe point d’auberges proprement dites à Montévidéo. M. Ca-
vaiüon, négociant français, qui remplissoit bénévolement et gratuitement,
dans cette partie de l’Amérique, les fonctions d’agent consulaire
de notre nation, m’en prévint lorsque j ’allai le voir. Son logement et sa
position particulière ne lui permettant pas de m’offrir un appartement
chez lui , il me conduisit chez don Francisco Juanico, son voisin et son
ami, qui, pius au large dans sa maison, voulut bien m’y céder un pied-
à-terre; j’acceptai sans hésitation, et je puis dire que les jours passés
au milieu de cette famille aimable sont au nombre des pius doux et
des plus gracieux dont j’aie conservé le souvenir.
Admis à ia table de M. Juanico, et dans son intimité Ja plus franche,
me trouvant environné de tous les égards, de toutes les prévenances, et
des facilites nécessaires au rétablissement de'ma santé comme à l’exécution
des travaux dont j avois à m’occuper, je me rappelois souvent
LIVRE VI. — D e P o r t - J a c k s o n e n F r a n c e . 1 321
que j’avois reçu naguère, aux Mariannes, chez un homme de ia même
nation, des preuves multipliées de la noble hospitalité castillane.
M. Juanico, qui joignoit à sa position de riche négociant les fonctions
de juge à la cour d’appel, n’étoit pas moins remarquable par son instruction
que par son obligeance et son esprit. Sa femme, âgée d’environ 3 o ans,
avoit été fort jolie et l’étoit encore : la grande affabilité de ses manières,
ses grâces et son bon ccenr paroissoient faire tous ies frais de ses prévenances.
La froide cérémonie étoit bannie de cette famille, et l’on eût
dit, à leur empressement, qu’ils venoient de recevoir quelque parent
bien cher, attendu depuis longtemps. M“ ° Juanico, qui avoit été mariée
à l’âge de 13 ans, se trouvoit déjà mère d’une fille charmante de i4
et de trois fils pius jeunes. Tous, je puis le dire, surpassèrent de beaucoup
en procédés délicats ce que nous eussions pu attendre de vieux
amis tout dévoués; et lorsqu’à la fin d’un séjour très-prolongé, je voulus
enfin régler avec eux, ainsi qu’il est d’usage dans cette contrée, je retrouvai
encore les généreux argumens de coeur du bon gouverneur, M. Médiiiilla,
et il me fut impossible de leur faire rien accepter. On aime à publier
des traits d’une hospitalité aussi touchante, bien rare aujourd’hui dans
notre vieille et égoïste Europe, mais dont on voit encore des exemples
multipliés parmi les Européens qui habitent les colonies.
Malgré toutes nos misères passées, nous éprouvâmes un sentiment
indicible de bonheur en voyant notre expédition réinstallée sur un navire
couvert du pavillon français. « Toutefois, dit M. Gaudichaud, l’aspect
du pays où nous venions d’aborder étoit peu propre, par sa monotonie
, à ranimer notre zèle abattu, à changer les idées tristes qui
nous dominoient, à réveiller cette activité qui nous avoit fait braver tant
de dangers, supporter tant de tribulations et d’infortunes ! »
Dès ie matin du 9 j’envoyai un officier chez le gouverneur et chez
l’amital, pour les complimenter Je ma part, et les prévenir de la visite
qu’alloit leur faire l’état-major de la Physicienne, et m’excuser de ce que
je ne saluais pas le pavillon portugais par la salve d’usage, nos canons
étant encore pour l’instant dans la cale. Je reçus moi-même la visite de
plusieurs capitaines marchands, et particulièrement celle de M. Gautrin,
l’un de mes anciens et habiles camarades dans la marine militaire, et de
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Mai.