
faux-pont, augmentoit toujours. La ne'cessité de nous échouer devenoit
de plus en plus imminente, et rendoit beaucoup pins vifs les voeux que
nous formions tous pour le retour de la brise et le salut de l’équipage.
Afin d’utiliser cette stagnation forcée, j’expédiai la yole sous les
ordres de M. Duperrey, pour chercher, dans le S, O. de notre mouillage,
un lieu propre à l’échouage de ia corvette; car je vis bien qu’il
falioit renoncer au projet de pénétrer dans ia rade Saint-Louis. Ju squ’alors
les besoins de la manoeuvre avoient empêché de mettre la totalité
de nos embarcations à ia mer; nous le fîmes alors, et trouvâmes
dans cette opération un dernier espoir de salut, pour le cas où le navire
eût coulé sous nos pieds.
Dès les premiers instans de notre désastre, les poudres et queiques
armes avoient été mises à i’abri de l’humidité dans un de nos canots , et
l’on avoit placé sous la dunette tout ie biscuit qu’il avoit été possible de
sauver des soutes avant que la mer y pénétrât.
Cependant les pompes alloient toujours sans interruption et avec force,
chacun s’animant et animant ses compagnons par le chant continuel
d’une poésie improvisée. Cette mélodie qu’entonnoit successivement chacune
des deux divisions de l’équipage retentit encore et retentira peut-
être toujours à mes oreilles; enfin pendant les dix mortelles heures de
notre agonie elle excita non - seulement l’ardeur, mais je dirois presque
la gaieté de l’équipage.
«Qu’un pareil spectacle, contemplé par l’homme de sang-froid, étoit
majestueux et imposant, dit M. Quoy, de voir la nuit 120 Français
aux extrémités du monde, près d’une île déserte et dans des parages
peu connus, cherchant à arracher à la destruction leur vaisseau fracassé,
et dont les derniers accens, si l’abîme se frit entrouvert sous eux,
eussent été des cris de joie (i)!
(i) Cette conduite, dit M. Gaimard, rappelle le noble dévouement du vaisseau le Vengeur,
dont l’action héroïque a été immortalisée par quelques strophes de Lebrun.
M a is des flo ts f ù t - i l la victime,
A in s i que le Vengeur il est beau de p é r ir :
I l est beau, quand le sort vous plonge dans Vabnne,
D e p a ro h r e le conquérir.
LIVRE VI. — D e P o r t - J a c k s o n e n F r a n c e . >2 3 5
Le I 5 , sur les i heure L du matin, une légère fraîcheur s’étant élevée,
nous nous empressâmes de filer le câble par le bout, et de nous diriger
vers la cote qui gît au Sud de l’île aux Pingouins, sans attendre plus
longtemps le canot de M. Duperrey. La marée montoit alors, et favorisoit
un mouvement, que la foiblesse extrême du vent eût rendu sans cela
peut-être impossible. Nous rencontrâmes, pendant notre trajet, l’embarcation
de cet habile officier ; il avoit trouvé la longue plage de sable marquée
sur le plan de Pernetty, et put nous diriger avec certitude sur la
partie de la côte qui convenoit le mieux à notre échouage. J ’eusse bien
désiré placer la corvette perpendiculairement au rivage ; mais l’incertitude
de nos mouvemens, pendant une nuit fort obscure, jointe à la foiblesse
extrême de la brise, nous le fit aborder un peu de travers, et tribord
au large; il étoit alors 3 heures du matin.
Notre échouage eut lieu malheureusement lorsque la mer étoit à peu
près basse, et fut manifesté par trois secousses extrêmement légères; mais
on ne cessa pas encore pour cela le jeu des pompes; il falioit auparavant
serrer les voiles et porter une ancre à jet à terre , pour empêcher
autant que possible la corvette de s’effacer parallèlement à la côte; les
basses vergues furent aussi amenées pour être placées en béquilles, et,
malgré cette précaution, nous ne pûmes empêcher la corvette de donner
une forte bande sur tribord, qui augmenta jusqu’au moment où cette
inclinaison fut de 20 degrés. Il étoit 4 heures du matin lorsqu’on cessa
de pomper. A cet instant la fatigue de nos hommes étoit telle, qu’il
fallut discontinuer toute espèce de travaux, et donner à l’équipage un
repos d autant plus indispensable que notre situation alloit nous obliger
à une foule d’opérations très-pénibles.
Mais pouvois-je moi-même me livrer au repos ! Agité de mille pensées
pénibles, mon existence me paroissoit un songe! Ce passage subit d’une
position où tout paroissoit me sourire, à celle où je me trouvois en ce moment,
m’oppressoit comme un affreux cauchemar; mes idées étoient bouleversées
, et il m’étoit difficile de retrouver le calme dont j’avois besoin,
et qui devoit être mis à une si pénible épreuve! Dieu seul connoît quelles
étoient mes préoccupations et mes angoisses! I! Tous mes compagnons de
voyage avoient fait leur devoir dans l’affreux sinistre dont nous avions
1 8 2 0 .
Février.
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