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être ma conduite avec mon équipage, et c’est ce que je m’efforçai d’établir.
D’après les règlemens de la marine alors existans, les matelots dont le
navire étoit naufragé ne recevoient plus de solde, et n’étoient plus soumis
par conséquent à la discipline militaire. L’objet de la mission spéciale dont
j’étois chargé étoit trop important et notre intérêt commun m’étoit trop
cher, pour que je voulusse laisser ainsi le désordre s’établir au miiieu de
nous. Je déclarai donc à l’équipage qu’en raison du voyage extraordinaire
que nous faisions, voyage pendant lequel nous avions été affranchis
de la plupart des règlemens généraux de la marine, notre solde ne seroit
point interrompue par le fait de notre naufrage; et je fis connoître en
même temps que, bien qu’à terre, je maintiendrois la discipline avec
autant d’exactitude qu’en mer.
Plus d’une fois cependant, je l’avoue, je crus devoir fermer les yeux
pour ne pas apercevoir certaines infractions de police qui ne me paroissoient
pas de conséquence; mais pour les cas graves et ostensibles je me
montrois inexorable, surtout lorsque c’étoit un mauvais sujet d’habitude
qui étoit en faute, et j’en trouvai plusieurs de ce genre parmi nos convicts
transfuges de Port-Jackson. A peine cependant eus-je à punir de la
sorte un ou deux vols de nos provisions de journalier. Le gros de l’équipage
sentoit aussi bien que moi la nécessité de maintenir l’ordre le plus
sévère à cet égard, car c’étoit l’intérêt de tous.
Une compagnie de chasseurs fut organisée pour fournir le gibier
nécessaire à notre subsistance. M. Rolland, notre maître canonnier,
homme excellent et précieux sous tons les rapports, en fut nommé
le chef. Le premier animal immolé à nos besoins fut un énorme lion
marin, du poids de t 800 à 2 000 livres [environ 900 à i 000 kilogrammes].
Malheureusement la qualité de ia chair n’étoit pas en rapport
avec l’énorme grosseur de la victime ; nous la trouvâmes filandreuse et
d’un goût détestable, aussi ne falIoit-il rien moins qu’un appétit comme
le nôtre pour supporter une telle nourriture. Nous en vécûmes néanmoins
pendant huit jours.
Les oies, canards, sarcelles, bécassines et autres oiseaux aquatiques,
très-abondans dans les étangs, étoient, il est vrai, un mets incomparablement
plus agréable; mais , outre qu’ii eût été difficile de s’en procurer en
assez grand nombre pour nourrir tout l’équipage, la quantité de poudre
et de plomb qu’il eût fallu dépenser pour ies tuer eût bientôt épuisé
nos ressources. Force nous fut donc de ne pas spéculer sur uii pareil
mode d’approvisionnement, et d’aviser à d’autres moyens pour nous procurer
ies vivres journaliers qui nous étoient nécessaires. On avoit cru
remarquer qu’il y avoit beaucoup de phoques sur l’île aux Pingouins:
j’envoyai, le i 8 février, nn de nos canots sur cette île pour l’examiner
sous ce point de vue, et pour savoir aussi d’où provenoient les cris extraordinaires
d’animaux que nous entendions de ce côté depuis notre
arrivée.
«Avant d’accoster cette île, dit M. Bérard, officier chargé de cette
petite mission, nous entendîmes un horrible vacarme, comme si mille
ânes eussent crié tous ensemble; et jusqu’à l’instant où nous descendîmes
à terre, nous restâmes persuadés qu’une troupe de ces animaux,
s’étant singulièrement multipliée, nous régaloit de cet harmonieux concert;
mais notre surprise fut extrême lorsque nous nous convainquîmes
que tous ces horribles cris u’étoient autres que ceux des manchots (i), qui
se trouvent là en nombre prodigieux.
» Ayant parcouru quelque temps le rivage pour chercher des phoques,
et ne pouvant en rencontrer sur ce côté de l’île, nous la traversâmes dans
sa largeur pour examiner son bord opposé ; mais partout nous n’aperçûmes
sous nos pas que des manchots, et en si grand nombre qu’on en trouvoit à
chaque instant. Ayant essayé d’en faire lâchasse avec des bâtons, dans le
but d’économiser la poudre, nous y réussîmes si parfaitement qu’en moins
d’une demi-heure nous en eûmes assommé une trentaine. Nous estimâmes
que sur la quantité de ceux qui pullulent ici on eût pu sans
difficulté s’y procurer des vivres pour 1 20 hommes pendant quatre ou
cinq mois.»
Ce résultat de la course de M. Bérard nous donna quelque sécurité
sur les moyens d’approvisionner notre camp de vivres par la suite ; et
quoique la chair des manchots soit assez peu agréable au goût, en raison
(1) L es premiers navigateurs qui abordèrent aux M alo uin es prirent ces oise aux pour des
pingouins, auxquels ils ressemblent sans d o u te , mais dont ils différent aussi notablement : le
véritable pingouin ne se rencontre (jue dans les mers septentrionales.
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