
On fe fert vulgairement du met c ib e ou c i b l e
pour défigner le but contre lequel on fait tirer
les foldats pour les exercer à tirer jufte.
Il y a deux efpèces de c i b l e s , les c i b l e s en
bois, les c ib le s en toile.
La c ib le en bois confifte en deux ou trois
planches de douze à quinze pieds de longueur, fur
huit ou dix pouces - de largeur , & un pouce d’é-
paiffeur. Ces planches l'ont affemblées par deux ou
trois traverfes ; elles font ordinairement portées
par trois gros pieux dé cinq à fix pieds de
longueur : ces pieux font aiguifés à l’une de
leurs extrémités, afin de pouvoir entrer dans la
terre avec facilité. Au lieu de ne. donner que cinq
ou lix pieds de longueur aux pieux qui doivent
porter la c ib l e ^ il faudroit leur en donner huit
ou dix : au lieu de fixer conftamment la c ib le à
la même hauteur , il faudroit , au .moyen d’un
mécanifme bien fimple, qu’il fût pollible de lui
faire parcourir .toute la hauteur des pieux ; ainfi
on pourroit fuppofer que l’ennemi eft tantôt
dans une cavité, & tantôt fur un monticule.
La c ib le eft communément peinte en blanc ;
dans fon milieu on tracé avec du noir plufieurs
cercles concentriques -, le dernier de ces cercles
n’a communément que deux ou trois pouces de
diamètre. On tire auffi dans la longueur de la
c i b l e deux lignes noires qui comprennent entre
elles un efpace d’un pied. Après chaque exercice
on bouche, avec de petites chevilles de bois les
trous que les balles ont faits à la c ib le .
Les c ib le s en toile ne different point des c ib le s
en bois. La toile remplace les planches. Les
c ib le s en toile ont cet avantage , qu’elles font
plus aifées à tranfporter 8c à réparer.
On doit avoir le foin de placer les c ib le s dans
.un endroit ifolé & couvert, afin que les-balles
ne puiffent bleffer les paffans ou les -gens répandus
dans les campagnes : les foffés de nos villes
de guerre peuvent être utiles a cet objet. On
doit avoir l’attention de faire placer un tas de
fagots derrière la longueur entière de la c ib l e \
ainfi on conferve la plupart des balles, 8c on
fe met à l’abri des rifques que l’on court avec
les c i b l e s adoffées à des murailles.
d?our exercer avec fruit les foldats à tirer à
la c ib le - , il faut changer fouvent la diftance du
but ; leur faire parcourir tout l’efpace -compris
entre vingt & çent quatre-vingts toifes -, placer'
la c i b l e tantôt rez- de -terre & tantôt à dix
pieds ; leur donner quelquefois le temps de bien
ajufter , quelquefois les obliger de faire feu dès
qu’ils ont mis en joue/, les faire tirer quelquefois
un à un, & "quelquefois par peloton. "Mais
nous examinons ici comment il faut exercer les
foldats à la c ib le , & cependant un écrivain militaire
dont la réputation eft très-folidement
établieprétend; que cet exercice eft abfolumenc
inutile. Entendons M. de Mauvîllon lui-même.
« Que prétend-t-on, dit-il, d’une arme de je t,
fi ce n’eft d’attrapper le but que l’on a en vue ;
ce qui , à moins que l’arme ne foit mauvaile,
dépend toujours de l’adreffe de celui qui tire ?
Ainfi l’exercice principal de celui qui veut fô
fervir d’une arme pareille, devroit être d’en lancer
lev,trait avec fa jufteffe. Auffi étoit-ce la à
quoi s’exercoient tous les gens de trait des anciens
•, mais nous qui avons dû faire des armes
de jet la bafe de tout notre art militaire, chez
qui elles forment l’armure univerfelle de toute
l’infanterie, nous exerçons le foldat à tirer vite,
8c nullement à tirer jufte. Cela ne- femble-t-il
abfurde » ?
Effectivement cela le paroît fi bien au premier
coup d’oeil , que prefque tout le monde le penfe-
ainfi-,fur-toutlorfqu’on confidère le peu d’effet de
notre feu rapide, en comparaifon de la multitude
innomparable de coups que l’on tire. Tous nos
auteurs militaires veulent qu’on exerce le foldat
à tirer jufte , en le failant tirer à la c ib le ou à
un but quelconque. L’auteur de l’effai général de tactique
prouvant très-bien par le mécaniime du fufil,
que lorfque l’objet eft éloigné, il faut vifer plus
haut que le but’, que lorf^u’il eft a une moyenne
portée , il faut y vifer tout droit, & que lorfqu’il
eft proche, il faut baiffer l’arme-, veut que
l’on çnfeigne au foldat à fe fervir de l’on arme
en conféquence de ces notions & fuivant l’exigence
du cas. Tous s’accordent a foutenir que ce
n’eft pas un feu rapide , mais un feu meurtrier
qui procure la victoire, 8c que les batailles ne fe
gagnent pas par le bruit. Je ne nierai pas cette
dernière affertion, dont la vérité faute aux yeux ;
mais je n’en oferai pas moins lbutenir que nous
ne pouvons guères faire fur ce point que ce que
nous faifons -, & l’on s’en - convaincra ail’ément
pour peu qu’on y réfléchifie.
D’abord , pour tirer vraiment jufte, il faut un
ufage affez continuel. Dix ou douze coups tirés par
an ne iuffifent pas pour cela. A-.î-on bien calculé
ce que des-exercices à la c ib le ou aux toiles tendues
couteroient à un fouverain, s’il vouloir par
ce moyen apprendre à bien tirer à toute fon infanterie?
cela ne coûtera pas trop, me dira-t-on,
fi c’eft un moyen affuré d’obtenir viéloire. Je l’avoue
-, mais fi l’on a voit fujet de douter quel
en ferait le fruit, cette dépenfe mériteroit bien
d’y réfléchir avant que de l’effayer au hafard.
Et fi au contraire il étoit vraifemblable qu’on
n’en retireroit aucun avantage , on auroit fans-
doute grand tort de l’entreprendre ■, or voila,
félon moi , le cas où nous nous trouvons.
Il ne faut pas nous comparer fur ce point
aux anciens, chez ceux-ci, les gens de trait fe
trouvoient tout exercés, tout formés ; on ne
faifoit que les lever & les enrégimenter. Ghea
bous il faudroit entièrement y dreffer le foldat,
qui communément n’a pas brûlé une amorce
avant d’être dans les troupes. Les caufes de cette
différence font manifeftes. L’emploi de nos armes
eft coûteux. Chez les anciens, celui des leurs
n’exigeoit aucun frais. Un fufil en lui-meme coûte
une fomme pour un homme du peuple •, au lieu
que chacun peut fe faire une fronde & meme
un arc lui - même. Nos balles font fi petites ,
leur portée fi longue, qu’on les perd prefque
toutes en tirant , & la poudre entièrement con-
fumée ; tout cela rend un coup feul affez cher -,
mais les flèches & les javelots ne pouvoient pas
fe perdre , étant bien plus grands , 8c^ 1 oeil
pouvant les fuivre dans toute leur portée •, &
quant à la perte des pierres lancées par la fronde ,
on fent bien qu’elle ne ruinoit pas fon homme, j
D’un autre côté , la chaffe étoit libre chez les an- ,
ciens, 8c l’exercice de tirer jufte rapportoit par
conféquent un avantage fenfible , de forte que
quand même l’ufage des armes de jet leur auroit
coûté quelque chofe , ils en auroient ete payés.
Auffi voyons-nous encore que dans les pays où j
la chaffe eft libre, le peuple fe fournit d'armes
8c apprend à tirer jufte -, mais ces pays font fort
rares en Europe. Dans la plupart on a fait de !
l’adion de tirer un animal nuifible , un crime a
peu près capital. De plus, il n’y en a prefque
aucun où on fouffrît feulement que le peuple fe
procurât des armes % quand fa pauvreté le lui per-
mettroit, & quand l’inutilité de ce meuble pourroit
lui en laiffer concevoir l’envie. Par ces raifons
& par bien d’autres , notre foldat eft prefque
toujours tout-à - fait ignorant dans l’emploi de
fon arme lorfqu’il entre au fervice -, ce qui aug-
menteroit de beaucoup les frais qu’il faudroit
pour le rendre bon tireur.
Mais , ces confidérations mifes à part , la
nature de nos armes & les circonftances qui
accompagnent l’uiage que nous en faifons dans
le combat, rendent l’acquifition de cette adreffe
tout-à-fait inutile : au lieu que rien de pareil -
n’empêchoit les gens de trait des anciens d’employer
contre l’ennemi celle qu’ils avoient ac-
quife dès leur jeuneffe. D’abord nos armes oc-
cafionnent une fumée épaiffe & pefante , qui
ne fe difîipe qu’avec peine. A la troifième dé-
charge , une troupe . fe trouve enveloppée . dans
une atmofphère fi opaque, qu’elle ne voit plus
l’ennemi & n’en eft plus vue. Comment diriger
fes coups contre lui quand on ne le voit pas ,
& qu’on fe trouve, ainfi que lui, dans un tourbillon
de fumée qui dérobe cous les objets à la
vue? encore n’y auroit-il jamais que le premier
rang de capable d’ajufter fon coup , parce qu’il
n’y a que lui qui voie l’ennemi , 8c qui foit à
peu près le maître de tenir fon fufil comme il
le veut, 8c qu’il barre la vue autant qu’il eft
mconunode aux autres, lorfqu’ils veulent coucher
en joue. Chez les anciens il n’y avoir point
cette fumée , & les gens de trait n’étoient pas
placés fur plufieurs rangs. Us combattaient à la
débandade, de forte qu’aucun ne genoit l’autre
dans fes mouvemens , & ne lui ôtoit la pleine
vue de l’ennemi. Ce dernier defaut eft encore
augmenté par notre façon particulière , & j’ofe
dire dérailonnable , de ranger les foldats , en
plaçant les plus grands hommes au premier rang.
Cela empêche encore plus les autres de voir
l’ennemi & d’ajufter leur coup quand ils le
verroient. Outre cela, les files & les rangs font
fi ferrés chez nous , que je défie le plus habile
tireur de tirer jufte dans cette fituation. En effet,
comment le peut-il, lorfqu’il fe fent preflbr
8c pouffer de tous côtés; tout ce qu’il peut'
faire, c’eft de fe hâter de tirer , pour ne pas
attraper un coup de fufil fur la te te. par celui
qui eft derrière lu i, ou dans la phyfionomie
parce lui qui charge 8c qui apprête fes armes a
les côtés..
On conviendra bien enfuite que pour peu qu’on
veuille tirer jufte , il faut connoître fon arme ;
il faut charger également, il faut bourrer également
l’a charge. 'Rien de tout^cela exifte-t-if,
peut-il exifter dans les combats ? , A la guerre ,
où la confommation'des armes ;eft très-grande,
le foldat a à tout' moment une autre arme qu’il
ne connoît pas. En fuppofant que toutes lès
cartouches font également faites , lfe’ ffolda^t, en,
l’ouvrant & en amorçant, répand toujours de
la poudre ; il en répand tantôt plus , tantôt
moins ; tantôt il apüie mal fon arme , tantôt
il la bourre mal, d’autres fois il oublie entièrement
de fe fervir de la baguette. Je demande à
ceux qui fav<?nt tirer, fi dans pareilles circonftances
le plus habile tireur peut faire le moindre
ufage de Ion adrëffe.
D’un autre côté encore , nos fufils font trop
longs & trop pefans , pour qu’on puiffe s’en
fervir comme il faut, fur-tout dans ces occa- ;
fions de tumulte. Soit l’idée où l’on eft que
la longueur de l’arme augmente fa portée , foie
le défir dë faire du fufil une meilleure arme
de niain ; il eft sûr qu’on lui donne une longueur
, & par conféquent un poids énorme dans
la plupart des fervices. C’eft en cela que l’on
a tort, fi je ne me trompe. Il eft vrai en foi-
même que plus une arme à feu eft longue ,
plus elle porte loin ; mais il y a d’autres moyens
d’augmenter la portée , indépendamment de la
longueur. Je veux pourtant que ces moyens
. n’exiftent pas , ou qu’ils foient trop coûteux
& fujets à d’autres inconvéniens ; il me femble
encore qu’il eft affez indifférent qu’un fufil porte
cinquante pas plus loin , dès que fon poids le
I faifant baiffer , le coup donne en terre avant d’avoir parcouru le quart de la portée. Quant
à l’autre point, je ne penfe pas qu’on puiffa