
manière plus fage , fur un objet d’une suffi grande
importance.
§. IV.
Opinion du fécond militaire*
Tout fyftème de légiflation doit être fondé fur
la nature du coeur humain , gouverné par deux
fentimens qui le.dominent; l’efpérance qui l’excite,
& la crainte qui le retient : c’eft au legiflateur à
toucher à propos ce double reffort. L’un & l’autre
furent maniés habilement par les gouvernemens
de ces anciens peuples, dont les vertus &c les exploits
ont laiffé fur la terre une mémoire ineffaçable
> c’eft par l’attrait de l’efpérance qu’ils créèrent
1 héroïfme, allumèrent l’enthoufiafme & développèrent
toutes les forces du coeur & de l’ef-
prit dansleur plus grande étendue.
L’ulage de cet inilrument, fi puiffant fur l’ame
humaine, eft ignoré aujourd’hui : on ne fait plus
agir fur elle que par la crainte j aufli notre efpèce
eft-elle tombée dans un affaiffement qui la rend mé-
connoiflable : on cherche l’homme dans l’homme,
te on ne le trouve plus.
Cette grande erreur de la politique moderne fe
remarque furtout dans l’état militaire, celui de
tous ou élis devroit être le plus funtfte , parce
que c’eft là que le coeur a le plus befojn d’être
exalté, c’eft dans cette carrière où l’homme, obligé
à chaque inftant au facrifice de fà vie , doit être
an mé de pallions fortes qui furmontent l'inftinâ
qui attache toute créature fenfible à fon exiftence;.
aulîi i art militaire n’a fait des prodiges que chez
les peuples qu’enflammoit une grande paflïori ;
I enthoufiafoee de la liberté chez les Grecs; chez
les Romains, l’enthoufiafme de la gloire; le fana-
tifme de la -religion chez les Arabes : voilà la
fource des viétotres & des conquêtes de ces nations
belliqueufes ; mais celles dont aucune paf-
fion n échauffe le courage, n’ont eu que des fuccès
médiocres & momentanés , dus au génie de quelque
grand-homme.
S il y avoit un peuple moderne diftingué des
autres par le fentiment de l’honneur , caractère
reconnu par fes ennemis même, manifefté fouvent
par des traits fublim^s, jufque dans les hommes
du rang le^plus obfcur ; caractère enfin qu’on ne
pourroit contefter fans démentir toute l’hiftoire.
Quel feroit l’aveuglement d’un legiflateur qui fon-
deroit uniquement fur la crainte la difeipline militaire
de ce peuple? qui la fonderoit, dis-je, fur
la crainte la plus bàffe, la crainte de l’efclave,
1^ *b ru te , et qui non-feulement négligeroit le
mobile précieux dont il eût pu tirer tant d’avan--
tages , mais travailleroit évidemment à le détruire.
^?n £% rappelle que M. de Saint-Germain voulut
dminguer fon miniftère par une innovation remarquable
, en introduifant la difeipline allemande
dans l'armée françaife.
Une telle innovation n’eût-elle dû entraîner
d’autre inconvénient que de révolter tojjs les -
ccéurs, ne devoit être tentée que fur une hecef-
fité bien démontrée.
Songeons qu’en, général partout le foldat fait
fon devoir, & que fouvent fa valeur & fà fermeté
réparent des fautes qu’il n’avoit point com-
mifes. Tâckei de battre'le général français , écri-
voit le prince^ Eugène au général autrichien qui
commandoit a la bataille de Parme car pour Us
foldats 3 vous ne les battreç point»
Mais, difent certains raifonneuis , l’ignominie
de ces punitions tient à un faux préjugé: je réponds
que ce préjugé fût-il faux, il fuftit que ce
préjugé exifte dans la nation pour que le légifla-
teur dût le refpedter ; car il faut que Je foldat foit
eftimé^ de fes concitoyens , & ce châtiment le
rend l’objet de leurs mépris.
Si vous voulez donc naturalifer cette punition
dans nos troupes , commencez par abolir le préjugé
qui la flétrie ; mais vous n’y parviendrez point:
ce préjugé eft indeftru&ible, car il tient à la nature
des chofes. Le châtiment par lequel l'homme
conduit la brute , eft certainement vil par lui-
même. L’opinion des Français, à cet égard, eft dans
le fait celle de tous les peuples. Donnez des coups
de plat de fabre ou de bâton à un colonel allemand,
& vous l’aurez, déshonoré. Si donc cette
nation châtie ainfi (es foldats, c’eft que le noble,
en Allemagne, regarde encore l’homme du peuple
des yeux dont on voit un animal de fervice.
Oh abufe étrangement du nom des Romains,
en les citant ici pour exemple ; ils employpient,
I il eft vrai, dans leurs légions, un châtiment appelé
\fufiuarium 3 mais feulement envers les crimes tels
j que le vol, le faux témoignage, la lâcheté ; ;&c.
Lè coupable expiroit pour l’ordinaire fous le châtiment
; & lorsqu’il y furvivoit, il étoit honteu-
fêment? chaffé de la légion , en opprobre à fes
concitoyens & rejeté même de fa famille j car chez
les R.o'mains les moeurs étoient toujours d’accord
avec les lois.
Mais pour la punition des fautes ordinaires,
cette nation , aufli fage queffière , qui connoif-
foit fi bien l’importance & les fecrets du grand
art d’élever les âmes, auroit-elle confondu fes dé-
fenfeurs avec fes efclaves ? Non fans doute ; elle
favoit réprimer fes guerriers fans les avilir, &
voici, pour ces derniers cas , quelles étoient les
punitions ufitées.
Leur force étoit prefque toute dans l’opnion.
Pour les fautes les plus légères, on faifoit tenir
un foldat debout & fans ceinture au devant de fa
tente ; pour les fautes plus graves , c’étoit dans la
grand’rue du camp qu’il étoit expofé ainfi : quelquefois
on le réduifoit au paijj d’orge, d’autres
foison le mettoit hors du camp pour plufieurs
heures , pour un jour ou pour plus long-tems ; punitions
qui s’ étendoient fur des centuries & des
légions entières.
On voit par-là quel étoit l’efprit des lois pénales
militaires chez les Romains : tant qu’ua
homme
Homme portoit le caractère du foldat, elles le
traitoient avec une efpèce de refpeét, & ç’étoit
par le mobile de l’honneur presque feul qu elles le
conduisaient; mais dès qu’une fois il avoit démérité
ce titre, c’eft alors qu’elles déployo'ient toute
leur févérité, c’eft alors qu’elles accumuloient la
douleur & l’opprobre fur la tête du coupable.
Ne profanez donc pas le nom des Romains, en
leur attribuant une difeipline avec laquelle bien
certainement ils n’eulfent pas conquis l’univers.
La fource de cette difeipline abjeéte eft dans le
gouvernement féodal, où l'homme qui n’avoit
que ce (impie caractère, étoit mis au rang de la
bête, & traité comme telle par le brigand qui pre-
noit le titre de féigneur. Il éroit naturel que ces
petits t.yranr, accoutumés, dans leurs terres, à tenir
la verge toujours levée fur leurs infortunés vaf-
• faux, en ufaffent de même lorfqu’ils les traînoient
. aux armées. Aufli remarque-t-on que c'eft dans
les pays où le defpotifme féodal domine encore ,
que cette difeipline eft exercée avec le plus de
cruauté.
Mais la France .n’eft plus efclave ni barbare. Au
tems qu’ elle étoit l’un & l’autre, elle ufait aufli
envers fes foldats de ces châtiraens féroces, &
ce tems ne fut pas celui de fes plus beaux triomphes.
Lorfque la nation ceffa d’être fauvage &
le peuple fer F, cette difeipline brutale fut abolie.
Voudroit-on la rétablir à l’époque où la civili-
fation , parvenue chez nous au dernier terme, a
adouci nos moeurs et porté toutes nos vues vers
la liberté ?
On con vient que, pour rendre le foldat machine,
cette difeipline eft la première de toutes : on con-
vient que , pour lui donner dans un rang l’immo-
bilicé d’un cadavre , il n’eft pas d’expédient plus
fur que de tomber fur lui à grands coups lorfqu'il
remue un pied ou une main : on convient enfin que,
pour captiver fa- volonté, fur ces mifères-là, les
meilleurs moyens font ceux que l’on propofe
d’employer.
Mais voyons le même foldat devant l’ennemi :
vous n’avez pu le rendre affez automate en lui
otant toutes les facultés d’homme , vous lui avez
laiffé la crainte. Or, pour des êtres étrangers à
(honneur , celle de la mort eft la plus puiffante
~e toutes, & fur le champ de bataille cette crainte
furmontera celle du châtiment. Le bâton ou le
plat de fabre de vos caporaux les effraiera bien
jnoins que la balle, le boulet au la baïonète de
( ennemi, & vous chercherez alors vainement dans
ces lâches ces guerriers qu’un regard , une parole
précipitoit dans les dangers.
On allègue, en faveur de ces punirions, l’ufage
ce l’Europe moderne , & l’on cite furtout les
FruUiens. Mais dévoilons ici la foibleffe extrême
ce cette difeipline pruflîenne, malgré l’atrocité de
fes moyens.
R e p r é f e n t e z - v o u s u n r é g im e n t p r u f l ie n e n o r d r e
d e b a t a i l l e , n o n - f e u l e m e n t v o q s v e r r e z d e r r i è r e
Art Mille. Suppl. Tome I F .
les foldats un rang preffé de ferré - file pour les
contenir , mais les pelotons font fermés de droite
& de gauche par des fous - .officiers qui dans un
befoin accrochent leurs pertuifanes les unes aux
autres, & par ce moyen renferment les foldats de
manière qu’ils ne peuvent fuir, & font forcés de
combattre. Et c’eft une difeipline fi honreufe que
l’on voudroit tranfporter parmi nous!
Eh ! que reftera-t-il au foidat français, fi l’on
détruit fes vertus ? Moins grand , moins fort,
moins robufte, moins vigoureux que le foldat du
Nord, s’il n’a pas de la magnanimité et du courage
pour compenfer fon infériorité phyûque, ce
fera le dernier foldat de l’Europe.
Dès lors s’évanouira de nos armées cette valeur
brillance qui les a cara&érifées > qui feule a gagné
tant de batailles, qui tant de fois fuppléa aux
talens, aux foins des généraux, & répara tout
quand leur incapacité ou leur négligence avoit
tout perdu. Dès-lors enfin cet héroïfme français*
ce fauveur, ce génie tutélaire de notre empire
difparoïtra fans retour : c’eft dans la maffé generale
d’un peuple, & non dans un certain ordre de
citoyens que réfide le génie national.
11 faudroit donc regarder comme un des plus
grands malheurs l’introduêlion de la difeipline allemande
dans nos troupes. Heureufement, fous
M. de Saint-Germain, l’ indignation publique fut
affez forte; l ’opinion vainquit le pouvoir, & la loi
fut étouffée par les moeurs : la nation, plus fage
que le gouvernement, l’arrêta aux bords de l’abîme
où tous deux alloient tomber, & le miniftre
n’ofa pas infifter fur l’exécution de cette loi in-
fenfée; cependant elle fert encore de prétexte à
la férocité de quelques homme s qui, fans aptitude
au commandement, neeonnoiffent d’autres^moyens
pour conduire des foldats, que de les changer ent
brutes.
On pourroit renforcer ce tableau par le récit des
nombreux fuicides qu’a caufés, dans les corps, ce
châtiment abhorré. On auroitpu, par tant d’exemples
d’un magnanime défefpoir, confondre ces hommes
aveugles ou calomniateurs, qui refufent le
fentiment de l’honneur à nos foldats.
Mais peut-on fupprîmerçes punitions fans compromettre
la difeipline? Otï le peut fans le moindre
inconvénient ; & fi l’on veut réellement que
le foldat foit traité.en homme , il faut que l’extrême
châtiment ne puiffe jamais être infligé que
par jugement d’un confeil de guerre. C’eft bien
moins la rigueur des punitions qui produit l’exadle
difeipline, que l’attention fcrupuleufe à punir chaque
faute avec juftice : cette attention manque ,
en générai 3 à nos officiers, & elle leur manquera
Bien davantage fi les châtimens dont on les fera
dépolitakes, font réprouvés par leur coeur & dé-
favoués par leurs principes.
Je finis par propoferquelques maximes qui montreront
i’efprit qui doit diriger la difeipline intérieure.
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