
les armes de jet ne peuvent bien fervir qu’entre
les mains d’hommes qui agi fient féparément.
« De quelque maniéré que les troupes foient
rangées-, de quelque manière qu’elles tirent,
l’effet de leur feu fera toujours concentre dans
un petit efpace. Si le terrain qui vous répare- de
l’ennemi ' elt un pays coupé & de chicane, de
façon qu’on ne puifie vous joindre , ou du moins
fans beaucoup d’obftacles ; voilà le cas où l’ufoge
de l’aime à feu eft indifpenfable & vraiment
utile : l’ennemi doit franchir dés difficultés qui
l ’embarraffent & l’empêchent d’employer fesarmes
avec quelques fuccès , pendant que votre monde
plus ou moins couvert, fe fert de fon feu à l’aile,
& prcfque à-coup-fûr : mais fi l’ennemi peut
vous joindre , & qu'il en ait l’intention , comme
il le doit ; s’il attaque , il efi évident que le
feu devra bientôt fe taire, 8c que le combat le
terminera à l’arme blanche ; à moins que votre
troupe dégoûtée n’entre en déroute à l’approche
de l'ennemi.
« De ces prémiffes on peut tirer deux cofl-
féquences i°.^que le fufil n'eft pas propre à
remplir tous les _o b jets qu’on doit fe propoler
à la guerre ; 2°. que l’ufage des armes à feu
efi particuliérement bon pour la guerre dêfen-
five. Dans un pays plat 8c ouvert, où la cavalerie
de l’ennemi & même fon infanterie peuvent
vous joindre, le feu cefiera bientôt : 8c dans un
pays ferré 8c couvert , vous pouvez trouver
mille camps où la cavalerie 8c l’infanterie même
ne pourront vous joindre qu’avec des peines
infinies : c’eft-là que les armes à feu vous fer-
viront bien , qu’elles feront mêmes les feules que
vous puifliez employer.
« Mais comme il efi néceffaire à la guerre
d’attaquer aufli bien que de défendre , & qu’on a
bientôt reconnu que le fufil n’étoit propre qu’à
la définfe , tandis qu’une fo rm a t io n militaire
n’eft parfaite que quand elle réunit les deux
efpèces d’armes ; on a eiïayé d’ajouter à l’arme
de jet la force de l’arme de main, en joignant
la bayonnette au fufil : mais cette invention n’eft
pas heureufe ; comme arme de main , le fufil
avec la bayonnette efi encore trop court 8c il
eftembarraffant; 8c comme arme de jet, la bayonnette
gêne l’ufage du fufil, & rend fon effet encore
plus incertain.
« Examinons 8c comparons les défauts & les
avantages de l’arme de jet & de l'arme de main ;
nous ne tarderons pas à conclure qu’elles font
absolument néceffaires l’une 8c l’autre pour com-
pletter une f o rm a t io n militaire. Les armes à feu
font propres à la guerre défenfive ; elles tiennent
l’ennemi à diftance, 2i préviennent une défaite to-
taie; mais fi l’ennemi peut vous joindre, leur
ufage cefie absolument.
ce L’arme de main au contraire eft inutile à
une certaine diftance ; mais elle devient- indifpenfable
, quand les armées s’abordent. L ’arme
a feu eft utile dans les pays couverts, l’arme
blanche dans les plaines ; les effets de la première
font précaires 8c incertains, ceux de l’autre font
complets & décififs. L’arme à feu eft la reffource
du foible qui craint de fe compromettre ; l’ arme
blanche eft l’arme du brave qui a,le fentiment
-de. fes forces^
ce Un général habile à-la rête d’une armée de
f i f tie r s 3 quoique inférieur en nombre à fon ennemi
, peut tirer une guerre en longueur pendant
des années, 8c enfin gagner des avantages
fur un chef moins favant ; ce qu’il ne pourvoit
faire avec une armée de p iq u ie r s 'i car c.eux-ci
feront bientôt forcés d’en venir à une aêtion,
8c par la nature de leurs armes elle Tira déci-
five : d'où Ton voit que l’art de-la* guerre chez
les anciens était Simple 8c dé ci fi f , 8c que chez
les modernes il eft plus compliqué 8c plus era-
barraffé.
cc Chez les anciens, l’art de la guerre fe bor-
noit à un développement d’évolutions, dont le
. feul objet étoit d’amener un combat ; car c’ étoit
aux batailles feules qu’ils remettoient le fort de
la guerre : en un mot, toute leur attention fe
dirigeoit à la dilcipline , à l’exercice des troupes,
& au choix des champs de bataille.
«c Mais les modernes ont une grande étude à
faire pour leurs camps, leurs pofitions 8c leurs
lignes : leurs plans d’opération font très-étendus ,
8e fouvent embraffertt cent lieux de pays qu’une
polîtion doit couvrir ; chez les anciens , un plan
de campagne étoit renfermé dans un petit cercle.
Chercher l’ennemi 8c le combattre étoit leur
maxime ; ils ne paroiffbient pas même avoir eu
l’idée, qu’on pût tirer une guerre en longueur
par une fuite de manoeuvres 8c de combinaifons
favantes ; aufli leuis guerres ne duraient qu’un
moment, à moins qu’ il ne vînt s’y joindre d’autres
circonftances nées de la nature du terrain ,
de l’efpèce des troupes ou de quelques intérêts
politiques des parties belligérantes , qui con-
trariaffent les principes ordinaires , ainfî que
dans la guerre du Péloponèfe & dans les guerres
Puniques..
ec Les principes d’une guerre aètive , quoique
fur la défenfive , étoient peu connus des anciens
; Jugurtha 8c Sertorius me femblent les
feuls généraux de l’antiquité qui en aient fentj
toute l'étendue , & qui les aient mis en pratiqué ;
mais il n’y a point de guerre chez les anciens
qu’on puiffe comparer pour la vigueur & Pactivité
, à la dernière guerre de fept ans en Aile-
[ magne, où Ton a vu dans deux campagnes plus
de batailles que les anciens n’en donnèrent dans
T efpace entier d’aucun fiècle.
cc Et cependaut les réfultats furent bien diffé-
rens, tous les empires du monde connu changèrent
de maîtres pendant les fix fiècles que
dura la république romaine , au lieu que la
paix de Hubertsbourg a laiffé l’empire d’Allemagne
dans le même état où la guerre Tavoit
trouvé. Cette différence immenfe ne vient cependant
que de la différence entre la nature des
armes des anciens 8c celle des modernes , qui
néceflite à conduire les guerres d’une manière aufli
toute différente.
«Nous fommes fouvent obligés de nous mettre
fur la défenfive pour couvrir une grande étendue
de pays, contre un ennemi fupérieur ; la prudence
ordonne d’éviter un engagement général ,
ou fi Ton juge qu’il convienne de le rifquer , il
eft facile avec le fecours de l’artillerie , de trouver
mille camps où Ton peut prendre fes avantages
contre l’ennemi.
4« Il y a telle pofitîon où un général habile
peut fatiguer l’ennemi , 8c le tenir en échec
pendant une campagne : 8c dans la même pofî-
tion, les anciens avec leurs piques fe feraient
tellement approchés qu’il auroit été impoflibîe
d’éviter une aêtion générale , 8c la nature de
leurs armes auroit rendu cette aêfion décifïve.
« Fabius favorifé par un pays étroit 8c montagneux
eut bien de la peine -.à traîner toute
une campagne fans donner bataille , 8c il n’y put
réuffir, que parce que les principales forces
d’Annibal étoient en cavalerie , qui eft de nul
effet dans un tel pays.
» Il faut conclure de tout ce qu’on vient de
dire , que pour une armée qui n’a que 4es armes
à feu , les mouvemens font lents & les a étions
indécifes : elle prête davantage aux développe-
mens de la fcience 8c du talent ; mais fes opérations
les plus heureufes , ne peuvent guère s’appliquer
qu’à la guerre défenfive.
« Des troupes armées de piques ont des mouvemens
plus rapides, 8c leurs aétions font plus
décifives; elles donnent moins à la fcience que
les premières ; mais elles font finguliérement
propres à la guerre offenfive.
« Il femble donc que pour atteindre à la perfection
, 8c rendre une armée également propre à
toutes les opérations de la guerre, il faut y
réunir ces deux efpèces d’armes,
» Si le fufil 8c la pique font de toutes les
»fines celles qui peuvent le mieux remplir tous
les objets qu’on fe propofe , il faut donc qu une
troupe foit difpofée de manière à employer ces
deux fortes d’armes, ou que differens corps de
troupes, fe partageant ces armes , foient rangés
dans un ordre où ils puiffent fe foutenit 8c fe
favorifer mutuellement.
*> Les modernes ont adopté le fufil comme
l’arme univerfelle , 8c en confequence ils ont
difpofé l ’infanterie relativement à la forme 8c
à l’ufage de cette arme ; mais le fucqès n’a pas
répondu à l’attente : car un corps d’infanterie
formé fur trois de hauteur ne peut ufer avantage
ufement de fon feu, ainfî qu’on le voit
dans les batailles où un million de coups ne
portent pas ; il y a plus , cette méthode de
ranger les troupes eft pleine d’inconvéniens 8c
fujette à plufieurs défauts confidérables.
»»Premièrement, une ligne de trois rangs manque
de force, elle ne peut foutenir ni le choc
d’une cavalerie qui chargera vigoureufement , ni
celui d’une infanterie qui fera formée un peu
plus folidement. C’eft cette foibleffe qui empêche
deux ou trois bataillons de pouvoir faire
un demi-quart de lieue en plaine fans un flottement
8c une ondulation continuels ; on eft obligé
d’arrêter à chaque minute pour redtifier Tahgne-
ment, & à.peine peut-on avancer quelque pas en
murai le.
»» Secondement, cette ligne fi mince , vous
donne un front d’une étendue immenfe 8c dont
les mouvemens deviennent difficiles en proportion
, ce qui détruit l’ a f t i v i t é qui eft la première
qualité d’une armée.
»» Une ligne de trente bataillons 8c de cinquante
efeadrons occupe un front de deux
lieues ; on comprend aifément que quelqu’ou-
vert que Toit un pays , une ligne fi étendue ,
doit fe mouvoir avec beaucoup de lenteur 8c de
difficulté ; 8c fi le terrain fe trouve reflerré 8c
coupé de haies, de ravins, 8cc., cet-'e longue
ligne ne peut fe mouvoir Je agir tout enfemble r
il faut qu’elle s’arrête continuellement , & fou-
vent pendant des heures , avant que vous faf-
fiez une demi lieue; 8c quan ds en fin vous approchez
de l’ennemi , votre attaque eft foible,
partielle , 8c fouvent concentrée fur quelques
points qui ne font pas les plus favorables ;
tandis que vous aviez les plus grands avantages
à attendre d’un effort général porté contre le
front entier de l’ennemi, (ans vous rallentir fur
les points d’attaque particuliers que vous auriez
pu y joindre.
» La pefanteur de votre marche donne à l’ennemi
le tems de fe préparer à vous recevoir ,
de faire dans fa pofition les c-hangemens qu’il
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