
85o P R É
l ’armée d’Efpagnê, & s’ étant réparés du refte de
l’armée j furent attaqués & détruits : leur défaite
fut la caufe de la perte de la bataille ; ainfi doit-il
en arriver quand l’on fe défunit ou que Ton pourrait
fon ennemi trop loin ou trop inconfidéré-
ment.
A la bataille de Célano , entre Charles d’Anjou
& Conradin, Erard de Valeri, après avoir communiqué
fon deffein au roi , fe détache 3 fuivi d’un
corps de cavalerie, comme pour faire le coup de
lance ; puis feignant d’être épouvanté, il prend
la fuite du côté qui lui parcît le plus fûr : l’ennemi
, trompé par fon ftratagême, quitte fes rangs
pour le pourfuivre } alors Charles attaqué ce corps
en front, tandis qu’Erard , tournant bride , l’attaque
en flanc , & contribue , avec Charles, à fa
défaite. |
Pendant la bataille de Lens , le régiment des
Gardes-Françaifes, emporté au-delà de la ligne
par un excès de courage , aurôit été taillé en pièces
fi Châtillon, qui courvt à la tête des gendarmes
& des gardes du prince, ne l’eût dégagé.
A la bataille de la Marfée I le comte de Soif-
fons, pourfuivant fa victoire avec trop d’ardeur ,
fut tué d’un coup de piftofet.
La perte de la bataille de Prague vint de la
faute que firenç les Autrichiens , de pourfuivre
l’aile gauche des Pruffiens , & de fe féparer de
leur aile gauche le 6 mai 1757.
PRÉCAUTION. Croyez, Meilleurs, qui faites
des entreprifes , dit Montluc , que vous d e v e z
fonger à tout, pefer tout, jufqu a la plus petite
particularité î car fi vous êtes fins, votre ennemi
le peut être autant que vous. A fin, dit-on, fin &
demi, pour prouver fa maxime. Montluc cite la
conduite du gouverneur de Foeffan lors de la prife
du château de Barge.
M. de Turenne penfoit qu’un général ne devoit
jamais être reçu à s’excufer au fujet des fautes
commifes par peu de précaution.
PRÉJUGÉS. Le préjuge eft une opinion fans
jugement 5 ainfi, dans toute la Terre, on infpire aux
enfans & aux hommes ignoràns ou Foibles toutes
les opinions qu’on veut, avant qu’ils puiffent ou
qu’ils fâchent juger.
Il y a des p r é ju g é s uhiverfels néceffaires, & qui
font la vertu même : par tout pays on apprend aux
enfans à reconnaître un Dieu rémunérateur &
vengeur ; à refpe&er, à aimer leur père & leur
mère ; à regarder le larcin comme un crime, le !
menfonge intëreffé comme un v ice , avant qu'il
puiflTe deviner ce que c’eft qu’ un vice & une
vertu.
Il y a donc de très-bons préjugés ; ce font ceux 1
que le jugement ratifie quand on raifonne.
Mais les p r é ju g é s d’un particulier ne font, à pro- î
prement parler, que des idées irréfléchies que cer- j
P R É
taines èirconftances lui ont données, & que d’aih
très circonflances peuvent lui ôter.
Il n’en, eft pas de même des p r é ju g é s d'un
corps : chacun des particuliers qui le compofent,
n’a pas toujours concouru à les former ; il les a
reçus, & nous avons du penchant à fuivre les
idées que nous prenons dans le corps où nous
v'vons : nous ne nous en écarterions pas fans nous
fingularifer. D’ailleurs, chacun a ici, pour motiver
fa confiance ou pour excufer fa foumiflion , un
exemple ancien & commun 5 ce qui eft d’une
grande puiîlance fur des êtres foibleé & crédules
de leur nature. Plus une corporation eft étendue,
plus on y a de motifs pour perfévérer dans une
opinion établie , moins on y a de moyens pour la
remettre en doute & la révoquer.
Les préju g és d’un peuple doivent donc être plus
forts & plus conftans que ceux d’un corps particulier
j mais aufli il faut, dans un peuple, un plus grand
concours de caufes , & des caufes plus puiffantes
pour les admettre. Il faut que tous les efprits,
toutes les âmes foient frappées de la même manière
; ce qui doit être rare & lent.
Tout ce qui agir fortement fur nous, eft propre
à pouffer & à arrêter nôtre efprit dans une opinion
plus ou moins jufte , plus ou moins’ utile :
les p r éju g és doivent donc naître d’une foule dé
caufes différentes.
Arrêtons-nous à celles qui peuvent faire naître
ou entretenir le courage ; eiles doivent tenir au
fond de la conftitution fociale : rien ne la menace
plus fenfiblement que les attaques de l’ennemi,
comme rien ne paroît plus grand que de prodiguer
fa vie pour le falut de fes concitoyens : de
là doit naître une gloire qui partout efface toutes
les autres, & qui prefque toujours a abufé de fes
droits pour les humilier , celle des exploits militaires,
Ici ils appartiennent à un certain ordre de
lois & de moeurs : la légiflation de Sparte n’admet,
que des conftitùtions vigoureufes, que des âmes
héroïques. Rien ne peut mieux entretenir le courage
que la guerre , furtout fi on la fait plus par
intrépidité que par rufe ; en conféquence , chez
les Grecs, chez les Romains, tous les honunes font
foldats dès l’inftant où ils ont atteint l’âge de la
puberté j continuellement des armées font en campagne
: on fe bat corps à corps. Les prifonniers
font pour les hommes qui les font. Le burin & le
pays cbnquis eft partagé entre les vainqueurs, Sc
c’eft une infamie de tourner le dos à l’ennemi,
même pour le vaincre. Les Germains mettent non-
feul ement toute. leur gloire , mais encore tous
leurs plaifirs dans les armes $ ils s’en parent dans
leurs banquets & dans leurs combats, & ne pas
laver fur le champ fon injure dans le fang de fon
ennemi, devient le comble de la honte pour des
hommes qui ne marchent pas fans rinftrumentde
vengeance. Combien ne dut-on pas en Europe,
d’aCtes de courage & d’héroïfmeà l inftitution de
la chevalerie !
RR É
Cependant, ofons le dire, ce font les tems de
barbarie qui font les plus favorables aux préjugés.
Les nations ne font alors gouvernées que par un
petit nombre d’impreflions très-fortes & très-ion-,
gues,<Toù naiffent toutes enfemble leurs lois, leurs
moeurs, leurs connoiffances, leurs préjugés.
Les tems où l’empire des préjugés s’affoiblit,
font ceux où les lumières ont fait de vaftes progrès:
les efprits qui difeutent tout, fe refufent à
ces idées fortes & aveugles qui commandent fans
éclairer, & ils fe révoltent contre ceux qui les
avoient long-tems fubjugués.
Les tems où ils font le plus de bien, font ceux
où, créés par un légiflateur, ils font le réfultat
d’une profonde fageffe , qui guide une nation par
l’efprit qu’elle lui a donné.
Les tems enfin où ils font fe plus de mal, font
ceux où, dégénérés d’eux-mêmes, ils font fans
énergie ; où, modifiés par des idees ou des moeurs
nouvelles, ils reftent plutôt comme de vieilles habitudes
que comme des règles refpeCtées; où leurs
bons effets ne pouvant plus avoir lieu, ils font
contraints de n’en produire que de mauvais.
Ainfi nos moeurs, nos habitudes ayant entièrement
changé le luxe, les richrffes, le commerce,
les différens états & emplois auxquels font
appelés les hommes dans la fociété, & aaprès la
forme des gouv^rnemens, ayant divi fêles citoyens
en differentes claffes, il eh eft refté bien peu pour
c.elle des militaires, & le malheureux fyilème de
retenir les foldats continuellement fous les drapeaux
, en ayant fait une efpèce de corporation ,
on ne peut plus fonger à la compléter, fi ce n’eft
par force, ou avec des hommes arrachés aux arts,
a 1 agriculture , au commerce ou au libertinage.
C’eft donc d’après les époques diverfes de la J
fociété, & le caractère particulier d’une nation,
qu’il faut établir certains préjugés, les relever,
les corriger ou les détruire. Pour en établir il faut
les attacher iux paflions effentieiles de l ’homme,
les lier à la conftitution , pourvoir à leur durée,
en écartant tout ce qui pourroit les ébranler,
alors ils feront de puifiàns moyens 5 c’eft toujours
par des préjugés que les peuples ont fait les grandes
choses qui les ont illuftrés.
Mais, obligé de modifier & même de détruire
certains préjugés reçus, relativement au militaire,
ih faut apporter une extrême habileté dans cette
operation j car l’efprït d’un peuple ne fait pas entrer
dans toutes les diftinCtions qu’on lui préfente.
Point de milieu^aveclul j il honore ou il flétrit ; il
aune ouilhaitjil rejetteou adopte rout._Quelque-
fois il fautfefervir delà loi,d’autres fois de l’exem-
Çlej oppofer une opinion! une opinion, un ufage
a un ufage > employer les lumières nouvelles, mettre
a profit les circonftanèes favorables, &c.
Ne dites donc plus, par exemple, que chaque
c|toyen., de tel âge à tel âge, fera obligé de portai
les armes; car vous favez bien qu’une très-
firande multitude d’entr’èux pourront pas ou
P R É 85i
ne devront pas fe foumettre à cette loi ; & fi vous
croyez avoir tout prévu au moyen d’un article
fur les exceptions, vous ferez dans une grande
erreur, & vous n’aurez autorifé que des injuttices.
Tous les hommes, ou puiffans ou riches, auront
bientôt trouvé les moyens d’être ou miopes, ou
eftropiés, ou cacochimes , ou enfin dans l’un des
cas ae l’exception , & il ne vous reftera toujours
pour compléter votre militaire, que des hommes
néceffaires aux arts , à l'agriculture, au commerce,
&c.
Nos moeurs ne font pas celles de Sparte : nous-
n’avons ni la fôif des conquêtes ni le befoi'n de
nous agrandir comme les Romains. Ces peuples n’a-
voient pas, autant que nous, demagiftrats, d’hommes
de loi, de financiers, de médecins , de prêtres
y. de favans, de négocians, d’artiftes, d’arti-
fans, de matelots, &c. &c. Ils pouvoienc donc
bien plus facilement employer la plus grande partie
de leur population au métier des armes, tandis
que chez nous on pourroit dire qu’ il n’y a pas un
foldat qui ne pût trouver fa place d’une manière
plus utile pour l’état dans quelqu’un des autres
. emplois de la fociété.
Mettez donc en principe que tout citoyen fe
doit à la défenfe de la patrie, de tel à tel âge, ou
par lui-même, ou par un avoué, ou par un remplaçant
, .ou par telle ou telle, fomme donnée au
. gouvernement pour fe le procurer , &c.
Faites defirer à vos foldats & aux jeunes citoyens
inftruits & bien élevés, beaucoup, peu ou point
fortunés, de remplir les places d’officiers & de
fous - officiers. Donnez - leur de la confédération ■
dès qu’ils auront mérité ces grades > habituez le
peuple à refpe&er, aimer, diftinguer ceux de leurs
conciroyens qui fe vouent à leur fûreté & à leur
défenfe : pour y parvenir, n’avancez eii grade que
l’homme qui a des moeurs , des connoiffances &
des talens; ne raffemblez les foldats fous leurs
drapeaux que quelques mois chaque année, afin
de les exercer ; laiffez-les le refte cle Tannée dans
leurs familles, & répandus fur la furface de Tem-
p:re> habituez leurs parens, leurs amis, leurs ca-’
marades à defirer d’exercer une profefilon que
vous aurez foin de rendre refpeCtaole.
N’oubliez jamais cette belle &. célèbre parole
d’Ariftide aux Athéniens : « Rien de plus utile ,
» mais rien de plus injufte que le projet de Thé-
» miftoclej » & fur cette feule parole d’un fage,
un peuple entier s’élevant à la perfection de la
vertu, ne voulut rien examiner davantage. Mais
Ariftide n’auroit-il pas mieux parlé encore, en
difant : « Rien de plus injufte, & par conféquent
» rien de plus dangereux. »»
Gar fi le préjugé eft injufte, par cela même il eft
mauvais ; à plus forte raifon la loi.
Pour avoir des foldats, pour faire renaître dans
la nation ce préjugé qui ti. nt à fa bravoure, à fon
impétuofité , ne commettez donc pas des injüfti-
. ces*, ne bleffez pas l’opinion , ne froiffez pas lès
Ppppp 2