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fiége ils viendraient l’attaquerj dans cettè crainte, 1
il envoya quelques-uns de Tes gens pour apprendre
des nouvelles de l’ennemi 5 ils lui en venoient
rendre compte lorfque par hazard ils furent fui-
vis de quelques troupeaux qui formoient, en marchant,
de gros tourbillons de pouffière : les fenti-
nelles ayant apperçu ces tourbillons, en avertirent
Aldana, qui, fe laiffant furprendre par une terreur
panique, fit brûler l’arfenal, le château & la
ville de Lippa.
A-t-on des moyens de guérir la peur ? Nous
n’en avons aucune connoiffance. Il fembleroit cependant
que l’on pourrait prendre des précautions
pour en prévenir les effets, & faire, comme
dit Montaigne, que la peur rejetât les foldats à la
vaillance qu’elle voudrait fouftraire à leur honneur
& à leur devoir. Ainfi pourroit-on faire entretenir
les foldats par leurs officiers 8c leurs fous-
officiers , fur les dangers où les entraîneroit la
peur, puifqu’en fuyant ils donneraient plus de
moyens aux ennemis de les pourfuivre fans danger
& de les tuer plus à leur aife 5 au lieu qu’en les
attaquant vigoureuferoent, ils courraient moins
de rifque de perdre la vie, 8c s’afïureroient au
contraire les moyens de l’ôter aux ennemis. 11
ferait faci e de rendre ces leçons infiniment plus
întéreffantes en citant à l’appui une quantité de
faits que nous fournit l ’hiftoire , au moyen def-
quels on pourroit les convaincre 8c les infiruire
en les amufaDt.
PHILOSOPHIE DE LA GUERRE. La philosophie
de la guerre eft, fuivant le général Lloyd,
l'art de fe rendre maître abfolu de Fefprit de tous
les hommes qui compofent une armée, & de dif-
pofer des forces de tous avec une autorité illimitée.
Cet art eft fans doute important, comme
le dit l’auteur que nous venons de citer, 8c que
nous-prendrons pour guide-dans le cours de cet
article $ cet art eft en même tems la partie la plus
difficile -, la plus fublime de la Science militaire ,
celle qui a été le moins approfondie 8c qui méri-
toit cependant davantage de l’être.
On a fouvent comparé une armée à une machine
vafte 8c compliquée , & on a eu raifon 5
mais on a en tort de comparer le général au poids,
au refiort ou au levier qui met la machine en mouvement.
La puiftance qui communique le mouvement
à une machine, ne peut en effet être comparée
à celle qui meut une armée : une machine
marche toutes les fois que la puiftance eft plus
grande que la réfiftance : on peut calculer l'une
& l'autre, 8c les mettre en proportion > au lieu
qu’il eft impoffible de calculer la réfiftance qu’une
armée peut oppofer , & qu’il eft plus impoffible
encore que la force d’un feul homme puiffe balancer
celle de cinquante mille. Ce n’eft donc
point par la force phyfique que le général peut
mouvoir l’armée dont il eft le chef ; ce n’eft pas
toujours non plus par la force politique ou par
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l’autorité qu’ il peut l’entraîner j car fes ordres
relieront fans effet au moment que l’armée ou la
plus grande partie de l’armée rerufera d’obéir : la
fupériorité de rang n’eft rien contre la fupériorité
de forces.
Une puiftance morale & d’opinion peut donc
feule aflurer conftamment au général- l’obéiffance
qui lui eft néceffaire : c’eft cette force feule qui
peut entretenir dans une armée affez de mouvement
pour exécuter ce qu’on doit en attendre.
Elle feule peut calmer l'emportement & fai e
cefter l’abattement elle feule peut faire oublier
les- dégoûts , les chagrins, & faire fupporter les
peines 8c les fatigues j elle feule peut enfin engager
tous les hommes qui compofent une armée, à
fe précipiter dans un danger évident. Ce n’eft
point en effet affez que les foldats fâchent & puif-
lént exécuter ce que leur général defire d’eux : il
faut qu’ils fe portent, de coeur & d’affeétion , à
féconder fes vues au prix de leur fang, 8ç qu’ils
foient réfol usà vaincre ou à mourir.
Mais en quoi confifte cette force d’opinion ?
Qui la donne au général ? Ses talens, mais fur-
tout fes vertus. C’eft par fon caractère moral que
le général acquerra cette confédération perfon-
nelle qui concilie le refpeét, la confiance 8c l’amour
> 8c c’eft par fon adreffe à manier les pallions
dont les hommes font fufceptibles ,. qu'il fe rendra
maître des inclinations de fes fubordonnés,
& qu’il fera de fa volonté, de fes defirs, la règle
de fa conduite.
Cependant, combien ne faut*il pas pofleder de
rares qualités, combien ne faut-il point d’art pour
infpirer de tels fentimens à une armée ! Que de
pénétration dans le choix de ceux à qui on remet
fa confiance! Quel mélange délicat ne doit-on pas
faire de dignité & de popularité pour que le
refpeét n’éteigne point l'attachement, & pour
que l’attachement n’affoibliffe pas le refpeéU
§. 1er.
D e s v e r tu s & d es v ic e s du g é n é r a l.
On ne fuivra pas le général Lloyd dans le détail
de toutes les vertus qu’il reconnoît néceffairesau
chef d’une armée : on croit pouvoir renvoyer à
ce fujet au mot Général , 8c devoir fe borner
ici à montrer quels font les vices les plus funeftes
au chef d'une armée.
Sa conduite doit être pure 8c irréprochable,
hors de foupçon de toute efpèce de vices , &
même de foibleffe de corps ou d’efprit. S’il eft
livré -aux femmes, au jeu ou à la table, fon
exemple fera contagieux 8c entraînera la corruption
générale de toute fon armée : les vices ne
font pas feulement nuifibles 8c honteux en eux-
mêmes ; ils entraînent encore les hon\mes dans
des crimes plus graves pour fatisfaire à leurs-pal-
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fions i ils affoibliffem l’efprit, corrompent le coeur, ■
gc le livrent aux pernicieux deffeins des gens fans j
moeurs & fans probité, toujours expofé, dans un
moment de paffion ou de plaifir, à trahir lui-même
le fecret de fes opérations, ce qjii doit en empêcher
l’effet î 8c enfin il perd fans retour fa réputation
, fon crédit 8c fon influence fur les troupes ,
dont l’eftime cependant eft le fondement le plus
fûr des bons fuccès 8c de la gloire. De tels vices
dans un chef entraînent les plus fâcheufes confé-
quences : l’avarice 8c l’efprit de rapine font des
crimes déteftabks , ou du moins entraînent dans
de tels crimes : on ne peut fatisfaire cette vile
paffion qu’aux dépens de fes femblables, 8c le plus
iouvent aux dépens de ceux qui ont le moins à
perdre. Si c’eft le pauvre foldat qui en eft la victime,
foit directement ou par des voies obliques,
& de connivence avec les fournifteurs qui partagent
le pillage , il n’y a point de fupplice dont
une telle horreur ne fut digne : quiconque en eft
coupable , devrait au moins être retranché de la
fociété. Pourroit-on même le croire , fi l’on n’en
ayoit des exemples tous les jours fous les yeux ,
qu’un général eût la baffeffe 8c la flupîdité de
préférer de tels gains illicites, qui ne peufént fer-
vir qu’à fatisfaire fes vices , au bonheur 8c à l’avantage
d’être chéri 8c refpeêté de fes foldats,
dont il perdra certainement l’affeétion pour toujours
dès qu’ils auront le moindre foupçon fur fon
incorruptibilité ?
L’orgueil eft une affectation de fupériorité fur
les autres, qui ne peut manquer de les offenfer.
& d’en faire des ennemis : leur obéiffance n’ira
pas plus loin qu’il ne le faut, pour éviter le blâme
ou la punition $ 8c bien loin de faire des efforts
pour obtenir la victoire, ils fe réjouiront en fecret
de votre défaite, 8c peut - être y contribueront
s’ils croient le pouvoir fans rifque. Il paraît incroyable
qu’un homme de bon fens tienne une
conduite que la moindre réflexion lui montrerait
faite pour offenfer des hommes dont la bonne volonté
feule peut faire fes fuccès, Quelqu’élevés
que foient fon rang 8c fes titres, il ne peut offenfer
perfonne avec impunité, furtout dans une
armée où l’on a plus ou moins befoin de l’affeCtion
de tous. Le dédain naît d’une opinion exagérée de
foi-même 8c d’une eftime exceffive de fon propre
mérite : qu’il foit tel que vous le fuppofez, j’y
confens 5 mais fervez-vous encore des talens de
vos fubalternes : encouragez-les ; ils fe perfectionneront
par vos leçons 8c vos exemples , & la re-
connoiffance les portera à reconnoître d’eux-
mêmes la fupériorité d’un chef bon 8c modefte : la
jaCtance & la préfomption ne font pas des preuves
du mérite j c’eft aux aCtions à en rendre témoi- I
gnage. Quel eft l’homme qui fe jugerait lui-même
avec impartialité? Il faut donc s’en rapporter.au
jugement de l’armée , 8c je le crois toujours jufte.
Il y aurait de la folie à prétendre commander le
refpeét & l’amour quand votre conduite eft foible,
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irrégulière 8c oppreffive. L’orgueil eft morofe &
dédaigneux ; la vanité eft loquace. 8c indifcrète :
ces deux défauts ont une fource commune : la
trop haute idée de foi-même, jointe au mépris'
pour les autres, & tous deux, font égaleme t
nuifibles, odieux 8c faits pour être évités dans
toutes les fituarions de la vie, mais furtout dans
les places qui nous mettent à la tête des autres
hommes.
L’envie 8c la jaloufie forment le caractère des
âmes baffes 8c fans mérite. Quand de telles gens ont
l’ambition des grands commandemens, comme
ils ne peuvent rien produire d’eux-mêmes qui
foit digne d’eftime 8c qui puiffe leur concilier les
fuffrages des hommes, ils ne ceffent de comploter
contre ceux qui ont véritablement du mérite.
Quand ces paffions viles Sc méprifables fe trouvent
jointes au,pouvoir, comme dans les princes
& les hommes puiffans dont elles infeCtent fou-
vent le coeur, elles dégénèrent en cruauté ouverte
5 quand la force manque à la méchanceté „
alors la rufe, l ’intrigue , la calomnie font les
moyens qu’on emploie pour ruiner en fecret 8c
détruire lourdement celui qu’on hait, par la feule
raifon qu’il eft digne d’eftime 8c d’affe&ion. Ces
vices font plus communs qu’on né penfe, 8c bien
peu d’hommes peuvent fe flatter d'en être tout-à-
fait exempts > mais cette paffion devient une ab-
fuidité dans un officier - général qui, par jaloufie ,
cherche à opprimer 8c à détruire ceux dont il
peut attendre le plus pour la réuffite de fes deffeins.
11 me femble que c’eft le comble de la folle ,
8c cependant il eft trop vrai que bien peu d'hommes
ont la généralité de fouffrir, encore moins de
reconnoître un mérite égal ou fupérieur : ce vice
déchire le coeur qui le nourrit il nous rend dé-
pendans des autres, 8c nous porte à des injuftices
qui le plus fouvent deviennent fatales à leur
auteur. La haine des hommes de mérite jette l'envieux
dans les mains des hommes vils , lâches &
artificieux ; elle éloigne de lui tous ceux qui ont
des talens 8c de la vertu, 8c furtout elle lui aliène
entièrement fon armée, qui eft cependant la bafe
véritable fur laquelle il doit fonder fes fuccès.
Un efprit chagrin , inquiet 8c de mauvaife humeur
eft tout-à-fait incapable du commandement?
il ne tarderait pas à être l’objet de la haine uni-
verfelle. La légéreté 8c la fuffifance, 5c cet air
capable qui fe marque par des manières affe&ées
8c pleines de grimaces, expofent un homme au
; mépris 8c à la dérifîon 5 mais ce qu’un général
doit éviter par-deffus tout, ce font les paroles
dures, hautes ou emportées 5 tout ce qui, dans
le gefte ou dans la parole, peut avoir l’air du mépris
j car cela offenfe plus que les traitemens les
plus févères : telle eft notre nature, furtout parmi
les hommes bien nés 8c qui ont de l’éducation.
Tout ce qui indique le mépris eft infoutenable ; il
ne fe pardonne jamais, 8c le fentiment de 1‘in fui te
repofe dans le coeur jufqu’à la vengeance : .uns