cent foixante-fix files à l’affaire près de Friedberg ;
je fuivois la brigade de Boifgelin, qui chargea avec
fuccès l'ennemi dans le bois de Joansberg. A quelque
dillance du bois * je mis ma troupe en bataille
& marchai en avant ; mais je n'eus pas fait cinquante
pas , que j'apperçus le découfu de ce long
bataillon, ouvert ou crevant dans dix endroits ,
marchant avec la plus grande volonté , mais fur
le point d'être dans le plus grand défordre. Le
bruit inconcevable que faifoient les pieds dans un
chaume haut & épais a celui de la moufqueterie
& du canon ne permettaient point de le faire-
entendre pour arrêter la troupe & la remettre en- ;
femble. Je voyois donc, fans pouvoir y remédier,
l'état de foibleffe & de nullité où fe trouvoit la
plus belle troupe de l'armée ; j’en frémifîois inutilement
: htureufement la gendarmerie pafià le
long de notre front, & nous obligea de nous ar-
rêter. Je me hâtai de profiter de cette circonftance;
je fis doubler les compagnies , & , avec un front
diminué de moitié & dans un ordre doublé de
profondeur , je marchai leftement à l'ennemi, qui
ne nous attendit pas.
Depuis lors je me fuis fenti une averfion in-
furmontable pour ces filamens d’ infanterie , auxquels
on réferve la prérogative déformer les corps
de bataille, & je ne puis comprendre comment
M. de Guibert a ofé faire un livre exprès pour
leur affurer ce privilège 5 car enfin, il ne réfulte
de tout cet ouvrage, qui annonce des manoeuvres
décifives , qui doit rendre les armées manoeUvriè-
res , qui doit révéler des chofes ignorées jufqu'à
préfent, qui doit mettre les, armées dans la main
des généraux : il n'en réfulte , dis-je , que la formation
des troupes "en colonne pour marcher, &
de leur déploiement pour combattre ; & certes,
ces, grands moyens étaient à peu près connus, &
les mêmes avant que M. de Guibert fût au monde.
Je les ai vu pratiquer par M. de Saxe, fe portant
avec une armée de p us de foixante mille hommes
de Louvain aux Cinq-Étoiles, & l'ayant ainfi raf-
fen.blée en plufieurs maffes fur les hauteurs de
Ccnroy - le - Château. On peut convenir que les
moyens de fe déployer ont été perfectionnés , mais
ils ne font pas croire à l'ignorance crafle imputée
aux généraux du dernier fiècle. Il ne faut pas croire
que M. le prince de Condé, qui à Senef combattit
avec avantage trois fois dans le même jour,
.dans trois polirions différentes., ne favoit pas manier
des troupes, & commandentdes troupes qui
ne favoient pas fe mouvoir. Je doute qu'avec les
points de vue, les aligne.mens, les ordres obliques
. & les débordemens, on eût fait à préfent davantage.
Ce n’eft pas non plus d'aujourd'hui que les
armées marchent fur plufieurs colonnes : nous en
atfons vu marcher dans le Palatinat, en Flandre,
dans les campagnes du roi , de M. de Saxe , fur
- huit colonnes à meme hauteur : il y en avoit même
dix à la bataille de,Efocroy.
.. Si donc tout l’art de la guerre confifte, comme
le dit M. de Guibert, à fe mettre en ma fie pour
s'étendre en ligne, il eft aifé de parvenir â cette
perfection ; mais la queftion fur l’emploi de ces
deux facultés n'eft point du tout réfolue : l'autorité
du général-roi, fur laquelle on fe fonde, ne
la décide pas. Le roi de Prulfe , il eft v ra i, s'eft
fervi .de l'ordre étendu & mince avec le plus
grand fuccès ; mais il ne l ’a ni inventé,,ni choifi :
il l'a trouvé en ufage chez lui & chez fes ennemis,
& il s’eft appliqué à en tirer le plus grand parti :
il auroit eu les mêmes fuccès dans tous autres ordres,
parce qu’il les auroit rendus fupérieurs par
fon génie, fon coup-d’oe i l , fa difeipline, fes qualités
militaires, & furtout fa préfence. Un roi commandant
lui-même fes armées, tient tous les honneurs,
toutes les fortunes dans fa main; il n’a fous
lui que des homme prêts à exécuter fes ordres, &
point de jaloux ni de contradicteurs. Pour tirer
un argument en faveur de l'ordre mince , il auroit
donc fallu que le roi de P ru fie eût combattu
& battu des ennemis combattant dans un ordre
profond ; ce qui ne s'eft point encore vu.v
D'ailleurs , toutes les affaires où le roi dePruffe
a défait fes ennemis, ont été décidées par des dé-
ploiemens fur leurs flancs : on ne peut donc en induire
quec eft à l'ordre étendu qu'il a dû cet .avantage
, mais feulement qu'une ligne en ordre mince
-, eft battue fi elle n'a pas le tems de faire difparoïtre
la foLdefie de fes flancs , en les protégeant par
quelques corps folides qui puiffent en impofer à
des bataillons à trois de hauteur.
Quant à l’ordre oblique en échelons, comme le
propofe M. dé Guibert, qui fait marcher des.bataillons
déployés les uns après les autres à certaine
diftance , fa défeCtuofité eft démontrée à la
feule vue du plan : quelques pièces de canon prenant
la ligne d'obliquité, écharperoient tous les
échelons & les détruiroient bien vîte par les ricochets
; ce qui n’arriveroit point aux colonnés,
qui tiennent peu d'efpace & ne croifent pas les
unes fur les autres.
Les défenfeurs des l'ordre mince croient avoir
tout dit en fou tenant qu’on doit employer -les
ordres feloh les circonltançes ; maïs quelles font
donc ces circonftances ? L'ordre français & fes
1 partifans les réduifent à deux principales dfentiel-
les à la guerre , marcher & combattre : la première
circonftance eft connue, ainfi que les moyens
d'exécuter des marches en ordre~& en fureté : la
fécondé fe divife en deux efpèces , les combats
offenfifs & ceux défenfifs, & c'eft fur ces deux
circonftances feulement qu'il faut prononcer : l’ordre
français regarde le feu comme l’arme du combat
: il en cède l’honneur à l'ordre mince , & il
le prend quand il y eft réduit; pour l'autre, il fe
le réferve, regardant tout combat comme un choc,
& fa conftitution robufte , légère, indépendante,
comme la feule propre à l’ attaque.
Cependant M. de Guibert prétend donner le
premier rang à l'ordre mince, pour deux raifons :
la
la première, parce que la ta&ique nationale &
l’ordonnance de l’armée doivent dépendre de larme
dont on fe fert.
La fécondé, par rapport à la nécefïité de fonger
à fa propre fûreté avant de fonger à attaquer les
autres.
Examinons ces deux raifons.
La première eft une conféquence jufte , mais
d ’une affertion qui n'èft pas exaéte. On conviendra
que l'arme de l'infanterie eft une arme de j e t ,
même bien fupérieure à toutes celles des anciens
dans fes effets ; mais en même tems elle eft une
arme de main, auflï terrible. & moins fautive que
les armes anciennes & modernes.
Comme arme de je t , elle eft infiniment compliquée
quelque peine , quelque prix qu’on y
attache , il y a autant à parier contre que pour fes
effets. Un rien la rend inutile : l'humidité, de la '
poudre, de l ’air, la mauvaife qualité de la pierre,
la défe&uofité de la batterie , des refforts ; la ,
rouille ou la craffe dans !e baffinet, la lumière
bouchée, la mal-propreté du canon, la pluie, &c. < j
mille caufes concourent à rendre nul, cafuel ou
incertain le coup lur lequel on compte; mais cette
cafualité de Larme n’eft rien auprès de celle du
foldat qui en eft chargé. Sur v in gt, à peine y en
a-t-il cinq qui fâchent s'en fervir ; les autres la
craignent, & tournent la tête quand ils tirent; ce
qui rend leurs coups nuis : le peu d'inftruéfion ;
qu’on leur donne, ne les met pas en état de frapper,
à foixante pas dans une porte - cochère ; & voilà
ce que l’on veut faire regarder comme la force
pimitive qui doit décider des combats, & indiquer
quelles doivent être les manoeuvres.
Au contraire, ce même fufil, armé de fa baïo-
nète, ne manque point fon coup quand on a le
courage de s’ approcher affez pour en frapper
l'homme qui voudroit vous attendre : l'homme
fort et courageux n’a pas befoin de leçon pour
s'en fervir.
Le fufil armé de fa baïonète, mérite donc autant
de confidérationau moins que le fufil deftine a faire
feu. 11 est vrai que ce dernier frappe de plus loin &
commence le combat; mais faudroit-il pour cela fe
tenir toujours éloigné ? Il vaudroit donc mieux alors
ne fe fervir que du canon, car ii frappe de plusloin,
& fes coups font plus certains ; mais s il faut né-
ceffairement s'approcher, alors les armes à feu
devienment des acceffoires ; celles de main deviennent
véritablement celles du combat, et il devient
ridicule de vouloir bafer l'ordonnance d une
armée fur des armes qui ne doivent fervir que pour
l’acceffoire.
La fécondé raifon ne devroit pas mériter la
moindre eonfidération. M. de Guibert favoit,
mieux qu'un autre, qu'une armee eft effentieile-
ment un corps aétif. On convient que le féu doit
être employé dans la défenfe qui ne permet j>oint 1
de charge, où les obftacles & la prudence défendent
de s'aventurer ; il doit l’être encore pour la 1
A n Milit. Suppl. Tonte ÎV^.
confervatiôn d’ un pofte qu’on ne veut pas abandonner
; mais on ne voit aucune néceiîité d'y recourir
quand on peut fe fervir de fes bras & de
fes jambes.
Les adorateurs du feu ont pour eux le canon,
dont ils font grand bruit contre l’ordre profond ;
mais comme il eft permis à celui-ci d’avoir autant
de bouche à feu que les ennemis, & que les effets
refpeétifs ont été fcrupuleufement calculés, quand
même on pourroit prouver qu’ une armée, dans un
ordre profond, perdroit un peu plus de monde en
marchant audacieufement fur l’ennemi, ne pourroit
on pas prouver aufïi que l’avantage qui doit
réfulterde fa charge , le'dédommagera amplement
de fa perte en abordant & enfonçant l’ennemi fur
tous les points.
Ne s’apperçoit-on pas que les guerres deviennent
plus longues, les campagnes fans fin, & cette
prolongation neft-elle pas une preuve de l’ordre
adopté. Dans cet ordre, en effet, l’on n’ofe fe
produire : tout l’art eft de fe cacher dans des poftes,
de s’enfermer dans des pofitions, de fe dérober à
l’ennemi, d'attendre qu’ il nous cherche, & de le
chercher en tâtonnant. C et ordre craint les plaines :
il ne peut fe déployer dans les lieux difficiles ; il
attaque mollement, fe difperfe facilement ; il doit
donc chercher des appuis & à faire arme de tout
ce qu'il trouve. Avec l'ordre profond, au contraire
, un général peut aller plus hardiment en
avant, & obliger fon ennemi à des avions décifiv
e s, afïuré, àfcience égale, d'avoir toujours l’air
de la fupériorité & fouvent des avantages.
Mais, dira-t-on encore, les colonnes font admi-
fes , & celles de l’ordonnance rempliffent tous les
objets. Sans doute les colonnes font admifes, mais
elles ne rempliffent point tous les objets, & , outre
l’extenfion des ordres de bataille, contre laquelle
on ne peut rrop ceffer de réclamer, on peut douter
encore que la formation des colonnes foit arrivée'
au point de perfection où elle peut être portée.
La pléfion réunit plufieurs avantages qu’on ne
peut lui difputer ; cependant fa compofition peut
paroître trop compliquée dans fes détails, trop
Subordonnée aux variations du terrein, & quoique
préférable aux colonnes de l’ ordonnance, on pourroit
la defirer encore plus fimple.
Eft-ce par réflexion ou par imitation, qu’on a
divifé toutes les colonnes qui ont été propoféès
depuis celle de Folard, par des intervalles parallèles
à leur front? Quand ces colonnes ne font
point ferrées en maffe, le foldat peut marcher avec
liberté, & le s officiers circuler dans les intervalles ;
mais au moment du choc, moment où elles forment
un corps contigu & ferré, les diftances
entre les rangs n’exiftent plus. C’ eft pourtant dans
ce moment qu’elles feroient néceffaires, tant pour
la libre comunication des ordres, que pour avoir
la ficiïité d’enlever les bleffés: fans cette facilité,
il faut que toute la colonne paffe fur le corps des
hommes qui ont été renverfés, ou quelle fe dé-
? Aaaaaa