
le coeur de tous les hommes le défir de leur
confervation , la crainte de la douleur &
l’horreur de la mort. Nier ces vérités , c’eft
être de iriâuvaife foi , ou ne point connoître le
coeur humain. La bravoure n’étant point un
don de la nature, & beaucoup d’hommes étant
braves , il faut donc qu’ils acquièrent cette
qualité. A qui la doivent-ils ? les uns difent
qu’elle eft l’effet de la conftitution phyfique des
individus ; d’autres ont prétendu qu’elle eft produite
par le climat ; d’autres , qu’elle doit fa
naiflance aux pallions ; un grand nombre lui
donnent la forme du gouvernement pour fource •,
d’autres enfin lui afiignent Véducation pour caufe ,
c’eft à ces derniers que je me rallie.
Avant d’aller plus loin , je dois prévenir mes
leâeurs que je ne confidère point uniquement
ici la bravoure individuelle , mais encore la
bravoure commune à toute une aflociation politique
, ou à une grande corporation dans cette
fociete. Si l’on confondoit la bravoure d’un individu
avec celle d’un grand nombre d’hommes,
on pourroit faire à mon fyftême quelques objections
étrangères à mon ftijet. Je ne veux point
dire que la bravoure individuelle n’eft jamais
produite que par Y éducation , mais que tout un
peuple n’eft conftamment brave que lorfqu’il
reçoit une éducation dans laquelle on s’occupe
beaucoup des moyens faits pour le rendre valeureux.
Une preuve certaine que la bravoure , même
«elle des individus , n’eft point l’effet immédiat
de la conftitution phyfique , c’eft que l’on
voit fouvent les hommes les plus robuftes ,
lâches comme les femmes les plus foibles , 8c
des hommes de la conftitution la plus frêle,
pleins d’une valeur aiiffi ardente que foutenue.
Ce n’eft po kl tau climat que les peuples doivent
leur bravoure, ce n’eft même point au climat que
les individus la doivent. Cette même terre qui
produifoit jadis ces Spartiates , ces Romains fi
juftement célèbres par leur valeur indomptable ,
ne porte aujourd’hui que des efclaves foibles &
timides. L’hiftoire nous a appris d’ailleurs qu’on
a vu le même peuple paffer très-promptement de
la bravoure à la lâcheté , & revenir de la lâcheté
à la bravoure. Si le climat étoit la caufe de la
bravoure, tous les Spartiates , tous les Athéniens
euflent été braves , peut-être également braves ,
& l’on fait que même parmi eux il y avoit des
hommes intrépides , des hommes braves , des
foibles , des poltrons & des lâches.
Je conçois bien comment. un ou plufieurs j
hommes , déjà préparés à la bravoure par la
forme de leur gouvernement où par leur éducation,
deviennent , quand ils font échauffés par une
paffion naturelle très-ardente , plus braves qu’ils
ne l’étoient lors du calme de cette même paflion:
mais je ne conçois point qu’une paffion naturelle
puiffe donner de la bravoure a toute une armée ,
à un peuple entier ; car il me pafoît impoffible
que tous les combattans foient animés contre les
ennemis de l’état d’une haine affez forte pour
i les déterminer à braver la douleur 8c la mort.
Comme il eft d’ailleurs certain que les paifions
ont leurs momens de calme 8c de tourmente ,
les peuples qui doivent leur bravoure aux paifions
doivent avoir une valeur très-inconftante. Ceux-
là fo‘nt ceux dont on dit : il fut brave un tel jour.
Les pallions fa&ices augmentent la bravoure ,
mais ne la donnent point-, voyc{ Bravouké.
Le coeur du poltron n’a , fi l’on peut s’exprimer
ainfi, ni des yeux pour. voir les récompenfes
brillantes qù’on lui offre , ni des oreilles pour
entendre les louanges qu’on lui promet , le
blâme qu’on lui annonce. Ce n’eft guère que fur
les hommes braves que les pajjions ont de l’influence
: & il n’y a peut-être que les hommes qui
ont été élevés pour les fentir qui y foient fen-
fibles.
Parmi les écrivains qui ont traité des caufes
de la bravoure des peuples, beaucoup ont cru
qu’elle eft l’effet du mode de gouvernement, &
pour le prouver , ils ont comparé les fujets d’un
defpote ou d’un monarque avec les citoyens d’une
république. Mais étoit-ce là la marche qu’il falloir
tenir pour convaincre ? n’auroit-on pas dû comparer
enfemble les fujets de deux monarchies ,
de deux républiques , les membres de deux
hordes de fauvages ? Si l’on eut trouvé parité
de bravoure là où l’on auroit reconnu fimilitude
dans le gouvernement , on eût été autorifé à
conclure que la conftitution. politique des états
eft la. fource de la bravoure des peuples. Cependant
il auroit fallu , pour ne laifler aucun doute ,
aller plus loin encore : il auroit fallu comparer
chaque peuple à lui-même , & voir fi fa bravoure
avoit varié avec les petites modifications
que le gouvernement avoit éprouvées. Ce travail
très-long & très-difficile n’a point été fait
& peut-être ne le fera jamais : je l’avois entrepris
, mais je n’ai pu le terminer. Les ^grandes
lacunes que l’hiftoire préfente , l’inexaâitude
des hiftoriens, le défaut de livres , de temps
& de talens , m’ont arrêté : j’ai néanmoins
pouffe cet examen affez loin pour affirmer que fi
le mode de gouvernement , fi la conftitution
des états ont de l’influence fur la bravoure des
peuples , il n’en exifte pas moins une autre
caufe , une caufe bien plus fenfible , bien plus
forte que celle-là. Je veux parler de l'éducation.
Oui , c’eft Yéducation qui eft la véritable & peut-
être la feule caufe de la bravoure des peuples ;
L’hiftoire des nations & des hommes le prouve.
Ce n’eft point en donnant deux rois 8c des
éphores aux Laconiens que Lycurge en fit des
Spartiates, mais en ordonnant qu’on habituât
les enfans à relier feuls dans l’oblcumé ; en les
faifant quelquefois battre de verges pour les
façonner à la douleur , en les familiarifant de
bonne heure avec l’idée de la mort , en ne
mettant fous leurs yeux que des objets faits pour
exciter en eux l’amour des combats : tous leurs
Dieux & toutes les Déefles , Vénus même ,
étoient repréfentés' revêtus d’armes. Le refte de
leur éducation étoit dirigé vers le même but.
De toutes les preuves que préfente l’hiftoire
ancienne des effets de Y éducation fur la bravoure,
la plus frappante , à mon avis , c’eft celle des
Lidiens ; ils furent réputés par leur bravoure
jufqu’au moment où Cyrus , après les avoir
vaincus , changea abfolument Yéducation qu’ils
croient accoutumés à recevoir : les Perfes eux-
mêmes ne devinrent-ils point un peuple des plus
braves , dès que le prince que nous venons de
nommer leur eut donné une éducation uniquement
militaire. Pyrrhus , ce roi célèbre dans
les faftes de la.guerre, n’étoit-il pas convaincu
des effets de Y éducation fur la bravoure , quand
il afluroit qu’il pourroit transformer des Sibarites
efféminés , des hommes lâches 8c corrompus , en
foldats valeureux.
Parmi les peuples fauvages , les plus braves,
les plus ardens à la guerre , ce font ceux qui
tournent Yéducation de leurs enfans vers l’amour
des combats, ceux qui emploient les moyens les
plus efficaces pour affoiblir en eux la crainte de
la mort , 8c pour allumer dans leurs âmes une
haine confiante contre les ennemis. C’eft pour
cela que les femmes du Brélil frottoient leurs
enfans avec le fan g des captifs , 8c leur faifoient
manger de bonne heure les entrailles de leurs
ennemis : c’eft pour cela que les Floridiennes
buvoient le fan g des prifonniers de guerre & en
faifoient boire à leurs nourriftbns -, c’eft pour
cela que les anciens Irlandois donnoient pref-
que toujours leurs alimens à leurs fils à la pointe
d’une épée. On n’eft plus étonné de la valeur
des Germains, des Gaulois, des Normands .&
des Efpagnols du fixième & feptième fiècles ,
quand on connoît Y éducation qu’ils donnoient à
leurs enfans, les préjugés qu’ils leur infpiroient,
les principes religieux qu’ils inculquoient dans
leurs âmes. Il étoit défendu parmi eux de pro-
noncer le mot peur , même aans les plus grands
dangers; on leur répétoit chaque jour que le'
luprême droit , la fuprême vertu rélident dans
la valeur ; on les empêchoit de fe râler juf-
qu’à ce qu’ils euflent tué un ennemi de l’état ;
ils ne pouvoient fe préfenter en public devant
leurs peres, avant d’être en état de porter les
armes ; tous les exercices qu’on leur faifoit faire-
tendoient à les rendre plus forts , plus légers ,
plus hardis ; toutes les leçons qu’on leur donnoit,
a leur faire concevoir le mépris de la mort , &
la généreufe réfolution de braver tous les dangers
plutôt que dd renoncer • à l’honneur & à la lioerté.
N’étoit-ce pas aufli à leur éducation que nos preux
dévoient toute leur bravoure ? le gouvernement
influoit-il, pouvoit-il influer fur leur valeur? La
dernière preuve que je donnerai des effets de
Yéducation fur la bravoure , je la tirerai de
l’Hiftoire de l’Empire Ottoman. Je veux parler
de ces Janiflaires qui n’ont été fameux par leur
valeur , que pendant le temps où ils ont reçu
Yéducation qu’Amurat , leur fondateur , avcÿt
preferit qu’on leur donnât. De ces observations ,
que j’aurois pu très-aifément rendre plus nom-
breufes , je conclurai avec Vegèce , Polibe ,
Folard , l’auteur du véritable efprit militaire ,
& un grand nombre d’autres écrivains , qu’on ne
naît point brave , mais qu’on le devient par la
force de l’inftitution ; que l’opinion malheureu-
fement trop commune que le courage eft un don
de la nature, fait que nous nous débarraflons du
foin pénible d’en acquérir , 8c que nous nous
confolons d’en manquer , en rejetant la faute de
notre couardife fur la nature.
S’il eft prouvé que la bravoure ' s’énfeigne
comme la géométrie, il eft bien mieux prouvé
encore que l’humeur belliqueufe fe donne non»
feulement aux nations, mais même aux individus.
Parcourez l’hiftoire & vous faurez d’avance
, d’après Yéducation que les jeunes princes
auront reçue, s’ils aimeront ou n’aimeront point
la guerre ; 8c vous faurez d’avance fi la génération
fuivante préférera la guerre à la paix ou
la paix à la guerre. Je me bornerai aux princes.
Comment Alexandre n’auroit - il pas aimé la
guerre ? Il fut dès Ion berceau entouré d’armes,
de foldats ; les premiers cris qui frappèrent
fes regards furent ceux de la victoire. Mais
arrivons bien vite à des temps plus modernes.'
Comment Charles V I I I , roi de France , lui qui
n’avait rien de ce qui confticûe un conquérant,
fut-il entraîné vers l’amour de la guerre : c’eft
parce qu’il fut entouré de court il an s qui étant
intérefles à lui faire aimer les combats, échauffèrent
, exaltèrent Ion/ imagination. Comines
nous apprend que Louis, duc d’Orléans, qui
porta depuis le nom de Louis XII, voulant engager
Charles VIII encore très-jeune à pafler
en Italie, penfa qu’il falloit commencer par
échauffer fon imagination. En confequence, il
drefloit tous les jours de nouvelles parties de
joutes, de tournois, de combats à la barrière.
A chaque coin de rue dans Lyon , il y avoit
des perrons 8c des éch-afauds pour combattre ;
on ne voyoit que chevaliers habillés à la grèque ,
à la romaine, à la mourefque, à la turque avec
belles devifes. Les poètes ne* chantoient que
la guerre ; les dames ne pa loient d’autre choie.
Ainfi par ces reflemblanci. s de combats, par ces
magnificences, par les fanfares des trompettes,
par les chants des poètes, par lès enchante me ns
des dames., il éleva le coeur de ce jeune toi à