rangs : on ne s’en tint probablement à trois qu’a-
fin de donner aux deux premiers un peu plus de
confîftance , & peut-être de pouvoir, ou contenir,
ou remplacer les foldats des premiers rangs. Tâchons
d'approfondir un peu plus cette queftion.
On doit avant tout accorder aux partifans de
l’ordre profond, que , de deux corps d’infanterie
s’ abordant l’un l’autre, celui qui fera rangé fur
un ordre profond, battra, percera &• emportera
infailliblement l’autre, qui fera formé fuivant l’ordonnance
moderne. Convaincu, d’après l’expérience,
qu‘?u moment où le premier rang d’une
troupe qui charge,eft arrêté, ceux qui fuivent
tombent fur lui, & le pouilent en avant avec leur
force réunie. Ce qui pf ut prouver cette alfertion,
c’eft qu’après avoir rangé un bataillon en colonne
ferrée , fi vous le faites marcher au pas redoublé,
& que vous arrêtiez la tête de la colonne par lé
mot h a l t e 3 fans avoir prévenu ce qui la fuit,.on
verra les rangs fe précipiter les uns fur les autres ;
c’eft même par cette raifon qu’on a imaginé urt
pas racourci pour les marches de flanc, parcè
qu’il la!(Te l’homme plus maître de fon. corps : fi
donc les rangs qui luivent le premier dans une
colonneen marche précipitée, ne peuvent s’arrêter
au mot de h a l t e quand on ne les a pas prévenus,
comment le pourroient-ils lorfque le premier
rang rencontre l’ennemi; ce qui eft le moment du
ch o c ,& celui où les autres rangs tombant fur lui
par fucceffion de pulfation,' le portent en avant
par leur force réunie > ce qui doit faire obferver
que l’effort qui réfulte du choc, ne. peut s’étendre
que jufqu’à une certaine profondeur, n’y ayant
point d’a&ion fans réaction, & que dans le choc
qui ne fe donne que par fucceffion , chaque rang
perdant en raifon de fon aétion fur celui qui le
précède , il doit y avoir un point ou la réfiftance
des rangs antérieurs détruit entièrement l’a&ion de
ceux qui fuivent. On eft donc porté à croire avec
M. Mezeroi, que cette aélion ne fe communique
pas au-delà du feizième rang dans le petit efpace
de tems que l’on peut nommer le choc.
11 eft bon cependant d’obferver que cette im-
pulfion purement phvfique pouvant, ou être augmentée
par la volonté uniforme des aflaillans qui
voudroient remporter la vi&oire, ou diminuée
par la crainte de la mort de la part de ces mêmes
aflaillans, on doit trouver de grandes difficultés
pour calculer avec précifion l’effet de la profondeur
dans les combats/
Il faut donc réduire le problème à prouver qu’avec
l’ordre profond on eft plus affuré de battre
l’ennemi malgré tout fon feu, encore faudroit-
il le prouver furie terrein; ce qui parôît impof-
fible, attendu la néceffité de fe foumettre à dés
expériences réitérées par rapport aux réfultats fi
différens que donnent les circonftances, & aux
difficultés infurmontables que rencontreroient né-
ceffairement les militaires chargés de rapporter
le réfui ta t des faits dont on ne pourroit s’affurer
qu’au milieu du feu, de la fumée &■ des plus
grands dangers. C’eft donc à l’évidence dans les
raifonnemens, que l’on doit fe borner pour conf-
tater & admettre un principe militaire ; ce qui
doit fortement militer en faveur des changemens
adoptés univerfeHement jufqu’à p éfent, parce
qu’ ils n’ont été accueillis en général qu’après un
miir examen & des réfultats d’une grande évidence.
La connoiffancede la nature morale de l’homme
doit auffi entrer pour beaucoup dans les raifonnemens
que l’on veut faire fur les matières militaires.
Si nous réfléchiffons à la facilité avec laquelle
on peut décider un homme à fe précipiter dans
le danger, nous verrons qu’outre l’envie d’imiter
fes femblables & la honte de leur paroître
lâche y il -eft furtout puiif. mment foutenu par
l’efpoir de fortir fain & fauf des rifques qu’il
va courir. Le point le plus irrip - rtant pour retenir
un homme dans le danger, eft donc de lui en faire
perdre toute l’idée lorfqu’il y eft : d’où il réfulte,
-i°. qu’il faut ne calculer le danger que fur fon
effet momentané dans l’opinion des agens qu’on
y txpofe j 2.0. ne pas expofer les agens à un danger
auquel i s ne s’attendent pas ; bien les faroilia-
rifer avec l’idée du danger auquel ils s’attendent;
4°. tellement les occuper ou diftraire pendant te
danger, qu’il ne puifie pas leur paroître au dellus
de l’idée qu’ils s’en étoient faite.
En convenant que la plupart des règles adopg
tées à la guerre dérivent de ces affertions , combien
le militaire qui penfe, n’eft-il pas peiné de
voir qu’avec de plus faines réflexions on exé-
cuteroit les plus grandes chofes avec beaucoup
moins de danger, & furtout de moins grandes
pertes.
Si au lieu d’affiéger une place on avoir la fa-
geffe d’y attacher, en arrivant, un grand nombre
d’échelles & de l’efcalader , on facrifieroit à
peine deux mille hommes en deux heures, &r la
ville ferait prife ; mais la prefque certitude que
ceux qui monteront les premiers feront tués ,
& ce nombre de foldats qu’on fe re préfente en-
taffés dans le foffé d’une place , font fur l’imagination
un tel effet, qu’il feroit prefque toujours
auffi imprudent qu’inutile d’ofer faire de
pareilles tentatives : on fe décide donc à former
un fiége en règle. Pendant fix femaines ou deux
mois qu’il dure , l ’armée perd plus de fix mille
hommes, mais tués chaque jour en petite quantité >
& dans un efpace de cent mille toi-fes carrées de
terrein qu’occupent les affiégeans, on s’âp perçoit
à peine qu’on ait perdu quelques hommes. Ceux-
ci d’ailleurs, dans les dangers auxquels on les a
expofés , bien loin d’y envifager la mort ni de
fonger à ceux qui ont péri, ont toujours calculé
au contraire que. les foldats employés avant eux
en étoient revenus, & qu’ils auroient le même
bonheur.
Difperfées fut tout le front d’une armée, les
nièces d’artillerie y auroient de bien plus grands
effets ; mais elles ne réuffiroient pas a frapper
d’autant de terreur les aflaillans , à affûter le
fticcès d’une attaque ou a arracher la victoire a
l’ennemi. En effet, on s’apperçoit à peine dans
une armée, de la perte de trois ou quatre mille
hommes tués fur toute l’étendue de fon front,
& l’affaillant marcheroit fans aucune crainte, dans
l’ignorance où il feroit pour ainfi dire des dangers
qu’il court. Quelle différence au contraire
q iand, au moyen de groffes batteries placées dans
des pofitions, ou aux ailes, ou au centre, ^on
parvient à coucher fur le carreau , prefqu’au
même inftant, cinq ou fix cents hommes , aux
points défignés pour l’attaque ! Dès-lors la terreur
s’empare des efprits, l’imagination groflit
les dangers : on ne voit plus que la mort étendant
partout fes ravages avec autant de fureur,
& , convaincu qu’ il va fubir un fort pareil à celui
de fes camarades , le foldat prend la fuite efperant
fortir de tout danger, quoique dans la realite il
s’expofe à de bien plus grands en tournant le dos,
que s’il avoit eu la fageffe de joindre l’ennemi,
qu’il auroit au moins pu combattre corps a corps.
Ainfi , par ces mêmes raifons , on n’ofe pas
expofer des troupes au feu de flanc , a celui
d’écharpe, & encore moins a celui de revers ,
quoiqu’en réalité, aux yeux de la raifon, ces feux
foient d’autant moins dangereux, que, paffé le
point de l’enfilade, leurs effets font nuis ; mais,
trop féduirs par leur imagination qui les effraye,
les foldats ne peuvent pas fe convaincre que quelques
pas én avant les mettroient hors de tout
danger.
Ces affertions que l’expérience de plufieurs fiè-
cles a fi bien démontrées, peuvent & doivent infiniment
fervir dans la comparai fon des avantages
ou des défavantages de l’une ou l’autre
ordonnance.
Un corps profond n’ étant propre qu’à marcher
contre l’ennemi pour l ’enfoncer, fi on 1 examine
fous ce rapport, il faut le voir expofe a tout
le feu que pourra faire fur lui un corps même
qui l’attendra de pied ferme. Si un boulet de
canon donne à plein dans un bataillon a trois de
hauteur, il emportera les trois hommes j mais fi
le bataillon eft fur feize de profondeur, le boulet,
en emportant de même la file, fera un mal
plus que quintuple ; car on ne peut pas difpu-
ter, d’après ce que nous venons de dire, qu un
boulet de canon qui emporte quatre ou cinq fois
plus de monde, fait fur l’imagination du foldat
un effet tel, qu’ il pourroit fuffire quelquefois d un
feu J coup pareil, ou pour mettre un bataillon en
fuite, ou pour en rendre les foldats tellement inquiets
& timides, que le troifième ou le quatrième
boulet les trouveroit entièrement difperfés, &
l'on fait qu’un bataillon qui marche à la charge,
étant expofé au moins à trois décharges de canon
, on aura pu lancer facilement contre lui
quatre-vingts boulets, dont il feroit bien étonnant
que quatre ou cinq n'euffent pas eu un effet
plein & entier J indépendamment des boulets qui
auroient atteint cette troupe dans quelques-unes
de fes parties..
Mais à ce: danger li évident auquel feroit expofé
tout corps profond qui oferoit marcher pour
attaquer un corps mince fe fervant de route fon
artillerie j joignez la terreur que portent dans les
efprits les boulets tirés en avant des troupes qui
marchent à l’attaque (ainfi qu’on eft en ulage de
le faire pour être plus fur de donner dedans, finotl
à la volée , au moins par le bon & par le ricochet
), & jugez quelle efpèce de confiance on
pourra prendre dans une ordonnance ainfi expo-
fée à être écrafée par l'artillerie. Une troupe à
trois de hauteur efquive quelquefois de pareils
coups î mais contre une troupe fur feize & même
fur huit de hauteur, quels ravages viendroient y
faire des boulets à ricochets ou roulans ? & comment
pourroit- on contenir ou calmer l'imagination
des foldats, qui fe croiroient, avec raifon ,
dans rimpoflibjlite d'éviter la mort ou la mutilation
?
Et ici il n'y a nulle parité avec les anciens ,
chez lefquels les derniers rangs, parfaitement à
l'abri des coups, forçaient les premiers à marcher
, tandis que chez nous les derniers rangs,
autant expofés que les premiers, mais avec plus
de facilité pour fuir, ne manquement pas de fe
débander aux premiers cris qu’ occafionneroienr
dans les premiers rangs la crainte des boulets &
l ’incertitude des endroits où ils vont tomber.
Tels font les dangers auxquels feroit expofé un
corps' profond qui oferoit marcher pour attaquer.
Voyons ce même corps immobile devant l'ennemi,
ou attendant fon attaque : dira-t-on qu'a-
lors il fe dédoublera pour avoir , plus de feu ;
mais c’eft ce qu'on n'ofera foutenir à un officier
inftruit, qui fait combien de pareils changemens
éprouvent de difficultés infurmontables dans l’exécution
fur le terrein, furtout fous le feu de l'ennemi,
& puis ce ne. fera plus alors un corps profond,
& cela rentre dans un fyftème différent. 11
faut donc choifir entre les deux ordres & un ordre
mixte, & dès-lors les partifans.de l'ordre profond
feront obligés de fe foumettre à tous les maux que
l'on pourra leur faire avec une artillerie bien fer-
vie 5 & fi Vous y ajoutez le feu de la moufquete-
rie, les défavantages feront encore bien plus con-
fidérables. Quoiqu'un corps profond foit moins
en danger de fouffrir des coups de fufil qujm
corps mince & alongé, cependant il n'y fera,
pas moins expofé pendant environ quatre minutes,
c'eft-à-dire, qu’il fera forcé de recevoir
quinze ou dix-huit décharges 5 & que deviendront
pendant tout ce tems,les morts, les mou.
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